Cela fait maintenant longtemps que nous avons appris à nous prémunir contre les prétentions « humanitaires » des interventions impérialistes. Dénoncer les visées plus ou moins cachées de notre propre impérialisme (en l’occurrence français) reste une exigence constante, primordiale. Les germes de la crise qui bouleverse aujourd’hui le Moyen-Orient ont été semés lors de la guerre d’Irak de 2003 et – en remontant plus loin dans le temps – lors de la signature des accords Sykes-Picot (1916) [1]
Cependant, d’évidence, la solidarité ne se résume pas à dénoncer son propre impérialisme : il lui faut aussi répondre aux besoins concrets (politiques, humanitaires et matériels) des peuples et des mouvements dont nous soutenons le combat. Cela ne soulève souvent aucun problème particulier, comme pour la défense de militants condamnés à des peines iniques par des tribunaux d’exception – encore faut-il le faire ! [2]. Mais en bien d’autres cas, pour être efficace, il faut assimiler les conditions dans lesquelles ces luttes se mènent, ce qui n’a rien d’évident.
L’internationalisme a une histoire ; ses modalités sont en particulier profondément affectées par la mondialisation capitaliste, le caractère maintenant global de la crise écologique, les bouleversements géopolitiques en cours, la crise du mouvement ouvrier et la perte de légitimité de la référence socialiste. Tous les terrains de la solidarité sont concernés par ces changements radicaux ; beaucoup a déjà été écrit sur le sujet et je n’y reviens pas. Je voudrais cibler ici des questions spécifiques posées par le soutien à des résistances, à des luttes populaires armées.
Il ne s’agit évidemment pas de poser en expert militaire ou de prétendre inventer le fil à couper le beurre, mais bien d’apprendre pour acquérir un minimum « d’intelligence politique » de ce terrain de lutte. Dans les années 60-70, nous [3] avons ainsi travaillé sur la question de la guerre révolutionnaire, de la guerre populaire prolongée, de la guérilla urbaine, en tentant d’assimiler les leçons des luttes armées de l’époque et des orientations mises en œuvre par les organisations les conduisant (pour nommer certains des auteurs les plus connus exprimant ces expériences : Trotski, Mao, Giap, le Che, les Tupamaros…).
Je ne cherche pas à présenter ici un bilan de ces « années de feu », mais à comparer ce passé au présent quant au rôle de la solidarité, en prenant notamment en compte les changements radicaux du cadre géopolitique. Ayant été impliqué dans les mobilisations Vietnam d’avant 1968, puis dans la fondation (1969) et l’animation du Front solidarité Indochine, puis ayant été engagé dans de nombreuses organisations de solidarité envers des pays comme la Thaïlande ou les Philippines, je me réfère essentiellement aux expériences asiatiques.
Les mouvements armés de gauche et/ou de populations opprimées n’ont jamais disparu de la carte asiatique (Inde, Philippines, Birmanie, Sud thaïlandais, Népal, Sri Lanka…), même si dans la plupart des cas le dynamisme sociopolitique initial des luttes armées « persistantes » s’est épuisé, si certains de ces mouvements ont désarmé ou se sont placés en position proprement défensive (autodéfense) – et si quelques autres ont dégénéré. Rappelons que la révolution népalaise (la conquête temporaire du gouvernement par une organisation armée « classique » via l’action de masse et la voie électorale) est récente – elle date de 2006… Mais dans la plupart des régions du monde, les luttes armées se sont éteintes à quelques exceptions près (Colombie…) ou ont été remplacées par la militarisation et l’ethnicisation des conflits (ce dont je ne traite pas ici). Par ailleurs, la fin des « années de feu » a souvent été traumatique (y compris pour nous avec, en particulier, l’écrasement militaire de notre petite organisation argentine ou du PRT).
Disons que pour une grande partie de la gauche radicale internationale, la réflexion sur les conditions d’une lutte ou d’une résistance armées s’est interrompue. En conséquence, nous n’avons pas étudié sous cet angle les expériences nouvelles, en particulier dans le monde arabe après 2011 – et les discussions sur les tâches de solidarité en pâtissent.
L’acquisition de l’armement : hier et aujourd’hui
La question du désarmement de la bourgeoisie (des grands possédants) est évidemment clé d’un point de vue révolutionnaire. Elle a en règle générale pour corollaire celle de l’armement du peuple.
Dans certains cas, les forces révolutionnaires ont d’emblée disposé d’un armement et d’un savoir-faire militaire important : en Russie (1917) avec la décomposition de l’armée tsariste défaite sur le champ de bataille de la Première Guerre mondiale ; en Chine (1927) avec le soulèvement de corps de l’Armée nationale qui ont rejoint les insurrections populaires et ont contribué à la fondation de l’Armée rouge… Dans beaucoup d’autres cas, il en fut différemment : armes et expérience n’ont été gagnées que progressivement, au cours d’un processus général « d’accumulation de forces » (incluant l’enracinement social et l’extension géographique).
Hors du ralliement de forces armées préexistantes à la révolution, il y a en gros quatre façons d’obtenir des armes :
• Les prendre à l’ennemi lors d’opérations militaires (voire en acheter à des soldats ou officiers de l’armée gouvernementale).
• En produire dans des ateliers industriels clandestins, si possible dans des zones protégées de l’intervention ennemie.
Ces deux premiers points forment le socle du processus d’armement d’une lutte armée populaire « classique ». Ils constituent des sources d’armement indépendantes, « d’autoarmement », en rapport avec le renforcement de l’implantation sociale et l’extension géographique du mouvement – toutes choses fort importantes, car la capacité politico-militaire d’une organisation révolutionnaire ne dépend pas avant tout de sa puissance de feu, mais de son enracinement.
Cependant, ce type de processus est nécessairement relativement lent et permet rarement d’obtenir en nombre des armements de forte puissance. D’où le recours :
• à la contrebande, ce qui coûte très cher et n’est pas sans danger, car cela met l’organisation en contact avec des milieux où grouillent les agents de multiples services secrets ;
• à des gouvernements plus ou moins « amis », mais qui souvent poursuivent leurs propres objectifs et qui utilisent l’aide comme un moyen de pression. A l’époque, il s’agissait de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord, de la Libye, de Cuba…
Pour cela, les mouvements conduisant des luttes armées progressistes ont rarement fait publiquement appel à la solidarité internationale. Les contacts établis avec des gouvernements étaient généralement discrets. Les campagnes matérielles de solidarité concernaient surtout l’aide financière (que les mouvements pouvaient utiliser comme ils l’entendaient) ou médicale (envois de matériels médicaux, voyages de médecins dans les zones de guérilla… [4]). Mais il nous est arrivé d’intervenir directement sur la question de l’armement. En voici deux exemples :
• Durant la guerre de libération algérienne, des membres de la Quatrième Internationale ont créé une usine clandestine de fabrication d’armes (mortiers, grenades, fusils mitrailleurs…) destinées au FLN. Y travaillaient des ouvriers spécialisés « sélectionnés pour leur savoir-faire sur plusieurs continents » [5]
• Face à l’escalade militaire US en Indochine, nous avons réclamé que Moscou fournisse à Hanoi les missiles qui auraient permis de protéger le ciel du Nord Vietnam – interdisant notamment le survol des B52 aux bombardements dévastateurs. Cet armement de très haut de gamme n’est jamais arrivé, mais le PCV a su organiser la défense antiaérienne en adaptant à cette fin les principes de la guerre populaire (Giap) et faisant le meilleur usage des armes fournies par l’URSS ou la Chine.
Précisons que nous ne nous tournions pas vers Moscou parce que nous aurions considéré que ce régime était en quoi que ce soit « révolutionnaire ». Nous le qualifions même de contre-révolutionnaire sur le plan interne (la contre-révolution bureaucratique) et, dans une large part, dans sa politique internationale (à l’époque, de « coexistence pacifique »). Mais, d’un point de vue géopolitique, deux lignes de confrontation cohabitaient : entre révolution et contre-révolution, avec pour point nodal le Vietnam ; entre « blocs Est et Ouest » (auxquelles s’est rajouté le conflit interbureaucratique sino-soviétique).
Moscou et Pékin ont notamment porté un coup très rude à la lutte de libération vietnamienne en 1954, quand elles ont forcé le PCV à accepter les accords de Genève qui portaient en germe une nouvelle guerre – la plus meurtrière et la plus totale des guerres –, cette fois directement conduite par Washington.
On peut cependant dire que Moscou et Pékin ont à la fois beaucoup aidé et beaucoup trahi la révolution vietnamienne – et nous avons, avec le mouvement de solidarité, joué comme nous l’avons pu de ce rapport contradictoire.
La géopolitique d’aujourd’hui est bien différente. La Russie et la Chine sont des puissances capitalistes. Moscou soutient militairement des régimes comme celui d’Assad et il serait absurde de lui demander de fournir des armes à la rébellion populaire syrienne (comme il aurait été absurde de demander à Paris ou Washington d’en fournir aux révolutionnaires vietnamiens !). Est-ce à dire que les peuples en résistance et en lutte armées (et donc les mouvements de solidarité) ne peuvent plus jouer sur aucune contradiction parmi les puissances ?
Par ailleurs, aujourd’hui, dans le théâtre d’opérations Irak-Syrie, de multiples acteurs extérieurs sont intervenus, souvent puissamment armés, dont des mouvements fondamentalistes soutenus par l’Iran, l’Arabie saoudite, le Qatar… dans une géopolitique régionale poussant à la confessionnalisation destructrice des conflits. C’est une situation assez particulière. Quelles peuvent en être les implications sur la question des armements ?
Pour aborder ces deux questions, il me semble nécessaire de revenir sur les batailles de Kobanê et d’Alep – pour autant que je comprenne un peu ce qui se passe dans un pays où je n’ai pas de liens directs.
Kobanê. La bataille de Kobanê est-elle décisive ? Dans bien des cas, la perte d’un centre urbain peut être couteuse, mais sans graves conséquences dans le cours d’une guerre révolutionnaire. Exemple classique : durant le conflit sino-japonais, les forces contre-révolutionnaires de Tchiang Kaishek ont pris Yan’an, la « capitale rouge » du Parti communiste. Le symbole était fort, mais cela n’a affecté que les conditions locales de la lutte. L’Armée rouge redéployait en effet une partie importante de ses unités dans le nord-est du pays, derrière les lignes nippones et à l’abri des armées blanches de Tchiang – où le PCC créa des zones libérées d’une ampleur et d’une importance stratégique bien supérieure à celle de leur « base » initiale de Yan’an.
Il n’en va pas de même à Kobanê. Au-delà du symbole, lui aussi très fort, l’enjeu de cette bataille est très grand du point de vue du Kurdistan syrien. Sur un petit territoire adossé à la frontière hostile turque, les forces kurdes n’ont pas l’espace pour se redéployer alors qu’en sus, l’Etat islamique fait le vide : massacres, déportation de population (notamment de femmes destinées à ses combattants), exode massif… Dans ces conditions, la perte de Kobanê met en danger tout le Kurdistan syrien et les transformations sociales en cours [6].
Il faut donc gagner la bataille de Kobanê, alors que l’Etat islamique a mobilisé de très importants moyens pour l’emporter, car, du point de vue de l’EI aussi, l’enjeu est très significatif : la conquête de cette ville lui permettrait de contrôler de façon continue une longue portion de la frontière turque, jugée « amie ».
Vu les rapports de forces militaires, les moyens en présence, les Kurdes ne pouvaient (ne peuvent) gagner la bataille de Kobanê qu’à trois conditions :
• Une grande capacité de résistance des forces du PYD à Kobanê, sans laquelle rien n’était possible.
• Des fournitures d’armements permettant de s’attaquer aux blindés de l’Etat islamique.
• Le bombardement des colonnes militaires de l’EI pour les empêcher d’atteindre Kobanê, d’opérer librement en ville ou d’acheminer autant de renforts que nécessaire.
Je précise que je n’expose ici aucune « ligne ». Il s’agit d’un constat factuel – juste ou erroné, mais qui ne dépend en rien d’un « point de vue » politique. Un constat, cependant, dont nous devons tenir compte dans la solidarité, sous peine de déni de réalité.
Deuxième constat : la résistance kurde a réussi pour une part notable à obliger Washington à modifier sa politique dans le Kurdistan syrien. Les Etats-Unis ne voulaient pas intervenir à Kobanê de la même façon qu’ils l’avaient fait autour du barrage de Mossoul (Kurdistan irakien) : veto turc, importance stratégique marginale (à leurs yeux) sur le théâtre général d’opération, priorité donnée à l’Irak, refus de reconnaissance des forces kurdes liées au PKK (qualifié de « terroriste »)…
Pour ces raisons, le commandement US n’a pas ciblé les colonnes de blindés et l’artillerie de l’Etat islamique avant qu’elles n’atteignent Kobanê (alors que la situation sur le terrain permettait des bombardements très efficaces) et que les fournitures d’armes se sont longtemps faites attendre.
Ce qui a forcé la main de Washington, outre la résistance acharnée des Kurdes et du PYD, c’est la couverture médiatique mondiale : l’assaut conduit par l’EI, la résistance kurde, l’inaction de la Coalition, les manœuvres de la Turquie d’Erdogan, tout était filmé à partir de la frontière toute proche et diffusé sur les chaines de télévision… Le gouffre entre les prétentions humanitaires de l’intervention impérialiste et la réalité de son action (ou de son inaction) devenait patent, insoutenable.
Des guerres impérialistes. Il est d’autant plus possible de peser sur les contradictions de l’intervention impérialiste en Irak et Syrie qu’elle a été décidée dans l’urgence, sans plan stratégique, pour répondre à une situation devenue de façon imprévue hors contrôle. Elle s’est engagée dans des conditions bien différentes des guerres d’Afghanistan (2001) ou d’Irak (2003) – ou de l’intervention française au Mali (janvier 2013).
Dans ce dernier cas, Paris a planifié l’intervention avec notamment comme objectif (tout d’abord dissimulé) l’envoi de troupes au sol en vue du redéploiement de son dispositif militaire dans la région. Si le gouvernement français réagissait à une crise effective du régime malien, il a aussi grossièrement exagéré la force des organisations fondamentalistes pour justifier sa décision : même avec des appuis touaregs (temporaires), les « djihadistes » arabes du Nord ou de l’étranger n’allaient pas déferler sur Bamako et prendre le contrôle du sud du Mali !
On ne peut prétendre aujourd’hui que la présidence états-unienne a exagéré la montée en force de l’Etat islamique (elle l’a au contraire longtemps sous-estimée). Elle a engagé l’action sous la pression des événements, sans objectifs de guerre clairement définis au-delà de quelques évidences (bloquer la progression de l’EI, stabiliser un pouvoir sous contrôle à Bagdad…). Elle souhaite éviter de s’enliser à nouveau dans un « marais » meurtrier en envoyant des troupes US au sol (à part les conseillers militaires)…
Elle a néanmoins besoin de troupes au sol, mais lesquelles ? L’armée irakienne est impotente ; les forces kurdes de la mouvance PKK sont efficaces, mais politiquement décriées ; les forces iraniennes en Irak ne sont pas des alliés (encore) avouables ; les composantes non fondamentalistes de la résistance syrienne ont été si longtemps abandonnées à leur sort qu’elles ont perdu beaucoup de terrain… Les conseillers militaires vont déjà être au nombre de 3.000 et, de fil en aiguille, Washington devra peut-être se décider à aller plus loin que la raison ne le voudrait.
Autre source de contradictions, Washington a construit une vaste coalition d’Etats, mais aux intérêts parfois contradictoires, de la Turquie (principale puissance militaire de l’Otan dans la région) à l’Arabie saoudite avec laquelle il est bien difficile de prétendre défendre le statut des femmes et la démocratie…
Nous ne sommes donc pas en 2003. Les guerres impérialistes se suivent, se combinent, mais ne se ressemblent pas toutes. Au-delà de constantes qu’il nous faut toujours dénoncer, il nous faut aussi comprendre leurs spécificités et leurs contradictions propres ; ce qui n’est pas toujours simple – mais qui permet de mieux évaluer les conditions dans lesquelles se poursuivent les luttes et comment la solidarité peut être efficace.
Ainsi, l’une des particularités du conflit en cours, c’est que sur un même théâtre global d’opération irako-syrien, plusieurs guerres distinctes se côtoient et s’emboîtent. Stratégiquement, le sort de tous les peuples concernés est lié – et l’unité des forces progressistes s’avère une nécessité [7]. Spécifiquement, les données concrètes du combat conditionnant la tactique peuvent varier considérablement ; et même « diverger » à certains moments. Je ne parlerai ici que de Kobanê et Alep, mais, plus profondément, les conflits évoluent aussi en fonction de situations très spécifiques où alignements globaux et alliances locales, fluctuantes, se mêlent [8].
Alep. Je voudrais prendre trois exemples de « décalage » entre la situation de Kobanê et celle de la résistance populaire dans la Syrie « de l’intérieur », incarnée par la bataille d’Alep. Trois exemples qui ont des implications pour la solidarité.
Visibilité. La résistance populaire à Alep n’a pas bénéficié de la même couverture médiatique que celle de Kobanê ne serait-ce que pour des raisons topographiques : elle ne peut pas être filmée du « balcon » turc. De plus, elle ne bénéficie pas non plus d’un réseau d’associations et mouvements en Europe et ailleurs de la même ampleur que la gauche kurde (et singulièrement la mouvance PKK).
Dans le cas de Kobanê, on peut dire que « l’opinion publique » a spontanément pesé sur Washington comme aurait pu le faire une campagne de solidarité. Nous ne pouvons en l’état remplacer une couverture médiatique « forte », mais cela implique que nous devons faire tout ce que nous pouvons pour assurer une visibilité à la résistance populaire syrienne : autant nous devons nous-mêmes « couvrir » de façon militante la situation dans le Kurdistan syrien, autant nous devons nous assurer que le combat mené dans le reste du pays ne soit pas « oublié », alors qu’il se poursuit dans des conditions extrêmement précaires et alors que la violence de l’EI fait perdre de vue celle du régime Assad [9].
Exemplarité. La bataille de Kobanê est exemplaire – mais la résistance d’Alep l’est-elle moins ? La capacité de combat des forces du PYD est notamment fondée sur son enracinement populaire et la dynamique sociale initiée par des mesures révolutionnaires prises dans les « trois cantons » qui constituent le Rojava (Kurdistan syrien) – mais n’avons nous pas aussi eu de nombreux exemples de « pouvoir populaire » dans le soulèvement syrien contre la dictature Assad [10] ? Le rôle des femmes dans le Rojava et la résistance de Kobanê est à juste titre salué [11], mais elles n’ont pas été inactives dans le reste de la Syrie [12] !
Il y a dans divers appels de la solidarité internationale envers Kobanê certaines formules ou certains « oublis » qui me semblent bien malheureux. Prenons pour exemple l’appel mondial pour la journée de solidarité avec Kobanê du 1er novembre dernier [13]. Le titre aurait pu mentionner Alep et pas seulement Kobanê, ce n’est pas le cas. La violence terroriste de l’Etat islamique est dénoncée, pas celle du régime Assad. Et puis, il y a cette phrase : « Le modèle démocratique de l’administration autonome du Rojava est un exemple pour toutes les populations de la Syrie ». De quoi soulever l’amertume des forces et des populations qui ont animé ailleurs en Syrie des expériences démocratiques [14].
Le soulèvement populaire contre le régime Assad a connu ses propres expériences sociales ; si elles se sont étiolées, c’est parce qu’elle n’ont pas bénéficié de la même « fenêtre » de paix que le PYD au Kurdistan syrien. Elles ont été immédiatement l’objet d’un escalade répressive militaire de la part du gouvernement, puis ont été attaquées sur leurs arrières par des forces contre-révolutionnaires fondamentalistes soutenues par des régimes qui voulaient en finir avec la « révolution arabe ».
Pendant ce temps-là, les mouvements populaires au Kurdistan syrien ont bénéficié d’une situation de « non-guerre » avec le régime d’Assad (qui a retiré ses forces armées du gros du Rojava) ; ils n’ont été que tardivement attaqués frontalement par les mouvements fondamentalistes, à savoir d’abord, en mai 2013, le Front al-Nosra, puis, en septembre 2014, l’EI [15]. L’attaque était redoutable et la résistance remarquable, l’enjeu est considérable, mais la solidarité internationale ne devrait pas pour autant oublier l’importance du mouvement populaire dans le soulèvement syrien et les conditions dramatiques dans lesquelles il s’est retrouvé : avec beaucoup d’ennemis mortels et aucun appui international à la hauteur.
Bombardements. A la frontière du Kurdistan irakien et à Kobanê, il y a eu des bombardements US efficaces et sans « dommages collatéraux » dont les forces kurdes ont su faire usage. Ce n’est pas le cas à Alep, dans le camp palestinien de Yarmouk, dans la banlieue de Damas… De façon générale, en Syrie, l’intervention aérienne de la Coalition ne joue pas en faveur de la résistance populaire. Elle permet au régime d’assurer qu’elle se fait avec son accord et de prétendre à une nouvelle reconnaissance internationale ; ses forces en profitent pour concentrer leur feu contre le soulèvement populaire [16]. Les mouvements fondamentalistes ont beau jeu de dénoncer l’intervention impérialiste. Assad comme l’EI y puise une nouvelle légitimité. Militairement, les bombardements ne desserrent pas l’étau sur les forces progressistes [17], politiquement, ils les desservent.
On pourrait dire que dans le cas du Kurdistan irakien ou syrien, certains bombardements US ont été tactiquement précieux ; mais que la situation générale sur le théâtre d’opérations montre qu’elles restent néanmoins stratégiquement désastreuses. La solidarité ne doit donc absolument pas s’aligner sur l’intervention impérialiste, y compris en ce domaine – mais elle ne doit pas pour autant nier la réalité sur des théâtres d’opérations particuliers. Elle doit aussi tenir compte de positionnements différents des mouvements dont elle soutient le combat, au Kurdistan syrien et dans le reste du pays. Les seconds ont frontalement dénoncé l’intervention aérienne de la Coalition, les premiers ont vertement critiqué la non-intervention de l’aviation US à Kobanê, puis ont activement collaboré à son efficacité quand elle a débuté.
La solidarité n’a pas à se ranger du « point de vue » de Kobanê à l’exclusion de celui d’Alep (ou vice-versa), mais tenir compte des deux.
Compromis. Le problème posé par le point ci-dessus n’est pas qui est le plus à gauche (le PKK-PYD le serait-il moins que l’ASL ?), mais le rapport entre stratégie, tactique et compromis. Bien entendu, l’analyse d’une tactique ou d’un compromis dépend pour une part de la perception que l’on a du ou des mouvements impliqués. Celle du PKK-PYD ne va pas de soi. Ces partis ont certainement évolué, mais à quel point ? Dans de nombreux articles, ils sont aujourd’hui présentés comme un courant libertaire, acquis au pluralisme politique, des anarchos-communistes armés [18] ; pour d’autres, ils gardent une matrice mao-stalinienne autoritaire qui leur interdit de reconnaître en pratique le pluralisme à gauche : une main de fer dans un discours de velours [19]. La situation de guerre et l’urgence de la solidarité n’aident pas à faire le point d’une réalité probablement complexe. Mais en tout état de cause, dans la région, le courant PKK-PYD est l’une des composantes les plus radicales (dans son projet social et ses racines d’extrême gauche) ; probablement la plus puissante d’entre elles.
Il ne faut donc pas voir dans tout compromis l’annonce de la trahison. Très symptomatiquement, le PYD veut garder le contrôle des forces sur le terrain, tout en utilisant à son avantage les bombardements US sur les blindés de l’EI : les organisations kurdes qui lui sont proches refusent d’avance toute intervention au sol de la Coalition.
De même, dans le reste de la Syrie, les accords tactiques et momentanés n’ont pas manqué entre diverses composantes armées s’alliant un temps contre un ennemi commun. Mais cette situation n’a jamais conduit les forces syriennes de gauche à modifier leur jugement sur le caractère contre-révolutionnaire des groupes fondamentalistes.
Tout compromis comporte des dangers ; mais le refus de tout compromis aussi ! Il vaut mieux suivre la situation dans la durée et prendre le temps, plutôt que de juger « à chaud » de chaque décision politique des mouvements dont nous soutenons le combat [20].
En ce domaine, le rôle de la solidarité est de contribuer à créer les meilleures conditions possible pour que des pourparlers de paix permettent la victoire du combat de libération, de la lutte révolutionnaire ; nous ne sommes pas à la table de négociation et nous n’avons en règle générale pas à intervenir sur les termes des discussions entre belligérants ; mais il arrive que cela nous soit demandé. Ce fut le cas en 1973. Les négociations de Paris avaient abouti à la rédaction d’un accord que Washington refusait de conclure. Les Vietnamiens lancèrent un appel à l’opinion publique et aux mouvements de solidarité internationale pour qu’ils forcent les Etats-Unis à signer ce qui devint les Accords de Paris. Nous répondîmes activement à cet appel brisant les règles du secret des négociations diplomatiques.
Les Accords de Paris étaient un compromis qui pouvait paraître risqué ; mais deux ans plus tard, les forces US devaient littéralement s’enfuir en catastrophe de Saigon. La crise qui a secoué ultérieurement le « camp socialiste » a fait oublier l’importance de l’événement. La plus grande puissance impérialiste au monde avait mené en Indochine une guerre contre-révolutionnaire totale, sur tous les terrains – une guerre à l’époque sans précédent ; et sans équivalent aujourd’hui encore par l’ampleur de l’effort consentit, par les moyens mis en œuvre, par son caractère multiforme – ; et elle l’a perdue.
Processus de paix. Si les Vietnamiens ont pu ainsi imposer en 1973 des « accords gagnants », c’est grâce au combat mené sur place, au développement de la solidarité internationale et à la crise majeure ouverte par cette guerre aux Etats-Unis, mais aussi parce qu’ils ont tiré les leçons de 1954 et se sont bien gardés d’inviter Moscou et Pékin à la table de négociation.
L’étude des processus de paix est une facette importante de la réflexion sur les luttes armées. Nous pouvons puiser dans une expérience très riche en ce domaine, historique, mais aussi contemporaine. Les questions posées sont souvent très difficiles. Comment désarmer quand on est entouré d’ennemis armés (c’est le dilemme auquel sont confrontés nos camarades du RPM-M à Mindanao) ? Comment, au nom du droit d’une « minorité majoritaire » sur une portion de territoire ne pas sacrifier les droits de « minorités minoritaires » présentes sur ce même territoire : par exemple, à Mindanao encore, reconnaître les droits des populations musulmanes sans nier les droits des « peuples indigènes » montagnards ?
Peut-on négocier avec les talibans en Afghanistan [21] ou l’EI au Moyen-Orient sans sacrifier d’avance les droits des femmes au nom de « la paix » ? Quels droits sociaux, environnementaux et démocratiques doivent être garantis pour mettre fin à un conflit militaire quand la révolution n’est pas à l’ordre du jour ?
Toutes ces questions doivent être prises en compte par la solidarité, sinon les « mouvements antiguerres » ou « mouvement de la paix » peuvent contribuer à la négation des droits de secteurs entiers de la population (femmes, peuples indigènes, classes laborieuses…) en se contentant de ne pas en parler par indifférence ou pour ne pas rendre plus compliqué un processus de paix déjà aléatoire.
L’une des façons d’éviter « l’effacement » des opprimé.e.s ou exploité.e.s dans le cours d’une négociation de paix, c’est de les associer directement au processus en les rendant juge à chaque étape des mesures et des accords d’étape proposés : la négociation cesse alors d’être un tête à tête au sommet entre forces armées (gouvernementales et dissidentes) et devient elle-même un processus démocratique. C’est ce qu’ont expérimenté nos camarades de Mindanao (mais les pourparlers de paix sont actuellement suspendus). La solidarité peut appuyer cette intégration directe des populations à des négociations dont dépend leur avenir.
Solidarités d’hier et d’aujourd’hui
La solidarité se doit donc de répondre aux besoins des populations et mouvements dont nous soutenons le combat, mais cela ne signifie pas pour autant opposer « efficacité » à « principes ». Une grande partie de la « gauche de la gauche » française se refuse à qualifier d’impérialiste notre Etat, ou n’en tire aucune implication (Mélenchon et le PG, le PCF…). Une autre s’est facilement laissé berner par le discours « impérialiste humanitaire » de la présidence Hollande préparant l’intervention au Mali, ou s’en est tenu à des communiqués de protestation sans suite. Les courants politiques (comme le NPA) ou associatifs (comme Survie) qui tentent de s’opposer de façon cohérente à la Françafrique se sont retrouvés très minoritaires. En conséquence, il n’y a pas eu de (re)construction d’un mouvement antiguerre ou anti-impérialiste permanent, alors que notre impérialisme intervient de façon permanente en Afrique y compris – et plus que tout autre puissance – militairement.
Une boussole politique est d’autant plus nécessaire à la (re)construction de mouvements de solidarité durables que nous sommes généralement confrontés à des situations complexes qu’il faut décrypter, ce qui exige une « grille de lecture », mais aussi un sérieux effort pour assimiler les « réalités de terrain ». Mieux vaut alors ne pas se réfugier dans le confort des postures « de principe » qui risquent de faire écran – occultant à force de simplification les réalités – ou de conduire à des positions parfois absurdes. Cela nous est arrivé dans les années 60 [22] Un appel de personnalités avait été lancé pour collecter de l’argent destiné au Gouvernement révolutionnaire provisoire (GRP) au Vietnam Sud. Une exigence simple, sans ambiguïté aucune, politiquement correcte. Nous nous sommes cependant rendu compte sur le tard qu’un (un !) gaulliste de gauche avait signé cet appel : horreur, n’incarnait-il pas « l’ombre » de cette bourgeoisie avec laquelle jamais on ne se compromet ! Nous sommes passés d’affiche en affiche pour rayer au feutre noir deux de nos signatures (Alain Krivine et Henri Weber, les « jeunes » de l’époque)… tout en laissant celle de Pierre Frank (notre « vieux », plus raisonnable).
Heureusement que le ridicule ne tue pas, nous serions morts bien jeunes. Si nous sommes restés vivants, malgré quelques poussées de « gauchisme infantile », c’est aussi que nous étions engagés à fond dans toutes les activités concrètes de solidarité internationaliste. Nous étions dans l’action bien plus que dans la posture.
Il ne faut pas mythifier l’engagement internationaliste des années 60 en France. En fait, Mai 68 a porté un coup d’arrêt brutal à la solidarité, les organisations d’extrême gauche concentrant leurs efforts sur les luttes de classe en France. Le Comité Vietnam national (CVN, unitaire) et les Comités Vietnam de Base (CVB, maoïste) ont cessé d’exister ! Il a fallu reconstruire de façon volontariste le Front solidarité Indochine (FSI). Mais des années durant, il n’y en a pas moins eu un déploiement d’énergie et d’activités très diverses [23], de masse ou parfois clandestines [24].
L’envol de mouvement altermondialiste au tournant des années 2000 a temporairement donné un souffle nouveau à l’internationalisme, après une période durant laquelle cette aspiration était souvent décriée. Le relais a été assuré par les mouvements d’occupation qui se sont succédé de l’Egypte à Hong Kong. Il faut cependant reconnaître que la capacité durable de solidarité internationale reste très en deçà de ce qui serait le minimum indispensable. Cela reflète évidemment l’actuelle faiblesse des courants radicaux progressistes dans les pays impérialistes, mais aussi des pertes de traditions et une difficulté à penser les implications en ce domaine de bouleversements géopolitiques successifs.
Depuis Bush, nous sommes nombreux à avoir réalisé que nous entrions dans un monde de « guerre en permanence », mais sans en tirer une conséquence pourtant assez évidente : nous allions devoir « en permanence » soutenir des résistances populaires armées. La crise de crédibilité de l’alternative socialiste est certes si profonde que dans divers conflits, nous ne pouvons apporter notre soutien à aucun des mouvements engagés dans les combats (Afghanistan, Pakistan, Libye…) [25] ; mais il y a des cas où nous le pouvons (Syrie, Kurdistan…).
Plus généralement, face aux exactions de bandes armées de tous types, la question de l’autodéfense d’organisations ou de communautés menacées dans leur existence se pose (Mindanao…), même si la réponse à ces menaces doit être avant tout politique et quand la « lutte armée » proprement dite n’est pas à l’ordre du jour.
Dans certains cas (probablement rares), il nous faut répondre à des appels pressants pour exiger de nos gouvernements la fourniture d’armes. L’exemple de Kobanê montre que lesdits gouvernements peuvent être effectivement obligés de le faire. L’exemple d’Alep confirme qu’ils ne le veulent pas. Dans le contexte syrien, c’est bien une exigence anti-impérialiste.
Cet article est centré sur la solidarité envers des résistances armées. Cependant, la « mise à jour » des tâches de solidarité se pose en tous domaines. C’est vrai par exemple de la réponse aux catastrophes humanitaires, notamment climatiques [26] – ou de la capacité du mouvement syndical militant de mieux coordonner le soutien aux luttes ouvrières à l’heure des chaînes de production mondialisées.
Nous ne pourrons pas assumer nos responsabilités internationalistes sans un investissement plus large et systématique des organisations politiques et sociales progressistes – et sans un appui financier aux résistances plus conséquent. La volonté sans moyens et la politique sans « intendance » sont impotentes.
Pierre Rousset