La fumée blanche qui s’échappe habituellement des longues cheminées de l’usine de Ciment Tora, donnant sur le Nil, a disparu. Si c’est une bonne nouvelle pour les habitants du quartier qui la considèrent comme une source de pollution, pour les ouvriers, c’est une autre histoire.
La grogne et la détresse sont à leur comble parmi les quelque 1000 ouvriers qui poursuivent leur sit-in entamé depuis un mois, le 29 mars. Motif de la protestation : le refus de l’administration de l’entreprise, possédée à 65% par la multinationale italienne Italcementi, qui détient aussi Suez Ciment et Ciment Hélouan, de verser aux ouvriers leurs parts des profits annuels.
Selon un accord conclu en 2006, en présence de représentants de l’Union des ouvriers d’Egypte [syndicat officiel] ainsi que de représentants du ministère de la Main-d’œuvre et de celui de l’Investissement, les ouvriers ont droit à 25 mois de salaire de base comme prime de production.
Mais cette année, l’usine a déclaré une perte de 14 millions de L.E. (1 CHF = 8,8 livres), et les ouvriers ont, ainsi, vu leurs primes réduites à 3 mois seulement. Une perte mal perçue par les ouvriers, alors que l’usine était jadis la première cimenterie du Moyen-Orient.
Datant de 1927 et renfermant 9 fours, elle était une ruche de production de ciments de différents types et de très bonne qualité. Aujourd’hui, les lieux sont désertés et les machines ne tournent plus. Une dizaine de camions sont stationnés, tous vides. Un calme assourdissant règne, sauf autour de l’esplanade du four numéro 9, où les ouvriers mènent leur sit-in.
Des dizaines de pancartes, sur lesquelles on peut lire « le jeu est fini », « les primes sont des lignes rouges » ou « changement de l’administration de l’usine », entourent les ouvriers. « Ce sit-in s’est transformé en grève obligatoire contre la volonté de certains ouvriers après la coupure de l’électricité du four par l’administration », s’insurge Mahmoud Al-Sahafi, membre du comité syndical de l’usine.
Observant un sit-in, les ouvriers assurent ne pas chercher pour autant à bloquer les lignes de production. « Le 15e jour de la protestation, l’administration, en vue de briser le sit-in, a annoncé que tous les ouvriers de l’usine seraient désormais en congé pour deux semaines et que ce congé sera retiré de nos jours de repos », reprend Al-Sahafi, avant d’ajouter que « la décision de l’administration de couper l’électricité du four numéro 9 a provoqué des dégâts et des pertes quotidiennes évaluées à 2,5 millions de L.E. ». Ce four était le seul qui fonctionnait dans toute l’usine qui en comptait 5, le jour de sa privatisation. Mais, les uns après les autres, les fours ont cessé de fonctionner.
« Pourquoi notre usine fait-elle des pertes, alors que les autres usines du groupe ont réalisé cette année des bénéfices évalués à 818 millions de L.E.? », s’interroge Saïd Chaabane, membre du comité syndical.
« Nous voulons travailler ! », lance Ahmad Abdel-Ghani, un technicien de maintenance de 25 ans, qui a hérité la place de son père à l’usine, comme beaucoup de ses collègues.
Ciment Tora « dans son droit »
Se défendant, un haut responsable du groupe Ciment Tora a déclaré à Al-Ahram, sous couvert de l’anonymat que « l’entreprise n’a pas violé la loi, mais a donné aux travailleurs leur part juste des bénéfices annuels ». Selon lui, Ciment Tora, n’ayant pas réalisé de bénéfices en 2014, n’a pas été en mesure de distribuer les 25 mois supplémentaires. Il impute cette perte aux « conditions difficiles de l’année dernière, à cause de la crise de l’énergie qui a eu un impact sur la production du ciment ».
Quant aux deux autres usines qui ont enregistré des gains, il précise que Ciment Tora a été plus fortement influencé, « car son four fonctionne au mazout, tandis que Ciment Hélouan et Suez Ciment fonctionnent au gaz. Cette situation a transformé les bénéfices nets, réalisés par l’usine de Tora en 2013 et évalués à 76 millions de L.E., en pertes qui s’élèvent à 14 millions de L.E. en 2014 », poursuit-il.
Quant au four numéro 9, l’administration aurait été obligée de le fermer, car le sit-in aurait empêché sa surveillance, mettant en danger les ouvriers qui s’en occupaient. Les autres fours avaient été précédemment fermés sur ordonnance du ministère de l’Environnement, en raison de leur proximité avec des zones urbaines. Selon ce même responsable de l’usine, « les négociations sont toujours en cours avec le comité syndical pour arriver à un terrain d’entente ».
Retour des protestations
Alors que les slogans chantant et flattant la classe ouvrière animent les médias ces jours-ci, à l’occasion de la Fête du travail, ce 1er mai est synonyme, pour beaucoup d’ouvriers, de droits perdus.
Les protestations ouvrières sont-elles de retour, après une relative accalmie ? « Elles n’ont jamais cessé, mais elles ont témoigné d’une certaine baisse après le 30 juin, avant de répartir ces jours-ci », dit Fatma Ramadan, militante ouvrière.
Deux raisons, selon elle, ont été à la base de ce recul des protestations : « Les ouvriers avaient arrêté pour ne pas être assimilés aux protestations des Frères musulmans. Ils espéraient aussi un changement de politique et plus de droits économiques et sociaux. Mais cela n’a pas été le cas. »
Selon le centre Mahrousa pour le développement socio-économique, le 1er trimestre de 2015 a enregistré une claire diminution des protestations ouvrières : 393 protestations ouvrières, contre 1420 l’année précédente. Selon le même rapport, la réduction des protestations serait due « aux initiatives du gouvernement et aux modifications juridiques ».
Un avis qui est loin de faire l’unanimité. Pour Omayma Kamel, spécialiste des droits ouvriers, le statut des ouvriers ne s’est pas amélioré, notamment après une série de modifications législatives donnant aux dirigeants davantage de liberté quant à la gestion de leurs ressources humaines.
« L’annulation du taux de 50% de représentation ouvrière au parlement, qui était un acquis depuis la Constitution de 1952, est un droit perdu », reprend Omayma Kamel.
Pour la militante Fatma Ramadan, les ouvriers seront désormais exclus des calculs des partis politiques, quelles que soient leurs tendances. « On pourrait ne pas avoir de représentation réelle des ouvriers à l’assemblée et même n’avoir personne qui s’intéresse vraiment à leur cause. »
Par ailleurs, comme l’indique Omayma Kamel, la nouvelle loi sur l’investissement exempte les investisseurs du versement de 10% des bénéfices aux ouvriers, tel que stipulé par la Constitution. « Le motif de la grande majorité des protestations est de réclamer les bénéfices jamais versés par les dirigeants. Cette modification de la loi va aggraver la situation et pourrait créer davantage de protestations. »
D’autres lois, comme celle du service civil et le projet du nouveau code du travail ne manquent pas aussi de soulever les critiques. « Les considérations économiques et sociales des ouvriers ne sont pas incluses dans les politiques économiques du gouvernement », reprend Omayma Kamel.
Pas de salaire minimum
« Le droit au salaire minimum » est une autre revendication qui ne cesse d’agiter la classe ouvrière du secteur privé. Le salaire minimum, fixé à 1200 L.E. en septembre 2013, ne profite qu’aux 6 millions d’employés de la fonction publique et n’a guère inclus le secteur privé, qui compte le plus grand nombre d’ouvriers en Egypte, estimé à 20 millions.
Le Conseil national des salaires, sous la pression des hommes d’affaires, n’a pas réussi à parvenir à une formule de consensus, comme l’explique Fatma Ramadan, pour déterminer un montant minimum, malgré la recommandation du Conseil d’Etat exigeant au gouvernement de généraliser le salaire minimum pour toucher le secteur privé.
Par ailleurs, le nombre d’ouvriers au chômage augmente d’un jour à l’autre. Le comité formé par le gouvernement il y a plus d’un an et ayant comme objectif de régler la question des travailleurs licenciés reste inactif. « Même les ouvriers qui obtiennent un verdict en leur faveur, c’est-à-dire annulant leur licenciement, restent au chômage » reprend Omayma Kamel.
Résultat de ces mesures et lois : l’Egypte est désormais sur la liste noire de l’Organisation internationale du travail. Pour Mohamad Abdine, fondateur de la campagne « Vers une loi juste du travail », l’Egypte pourrait conserver sa place sur cette liste encore longtemps.
Pas de liberté syndicale
Depuis des années, la liberté syndicale fait défaut en Egypte. La création de syndicats indépendants a été autorisée en mars 2011, juste après la chute de Moubarak. Mais une déconnexion est évidente entre ces syndicats indépendants, encore non officiels, et l’Union générale des ouvriers et ses syndicats, créés et parrainés par l’Etat. Chacun se méfie de l’autre. « Le retard de la loi complique davantage le paysage syndical. Un grand nombre d’ouvriers a, en effet, été mis à la porte à cause de leurs activités syndicales », dit Fatma Ramadan. Elle ajoute que cette structure syndicale étatique n’a soutenu les ouvriers ni dans leurs litiges avec le gouvernement, ni avec leurs entreprises. En revanche, le conseiller médiatique de l’Union générale des ouvriers, Mohamad Ramadan, assure que la plupart des négociations menées par l’Union ont été un succès. Il avance l’exemple des chauffeurs de taxi.
Car deux visions s’opposent toujours : pour Fatma, la militante, « protester est un droit », pour Mohamad, il faut « négocier mais pour l’intérêt du pays ».
Aliaa Al-Korachi
Les manifestations en 2015
Le Centre Mahroussa pour le développement socio-économique a recensé 393 manifestations ouvrières au cours du 1er trimestre 2015. 124 manifestations ont été menées par les ouvriers des usines et entreprises. Viennent ensuite les enseignants qui ont organisé 39 manifestations, et le secteur médical 35, le secteur du transport 30, et 18 manifestations par la main-d’œuvre non officielle. Le secteur du commerce et de l’économie a enregistré 17 manifestations. Quant aux secteurs du textile et agricole, ils ont mené 13 manifestations. Dans le domaine de la sécurité, des médias et des journalistes, on compte 11 manifestations. Six dans le secteur minier et 5 au total pour les avocats, le secteur du tourisme et des antiquités. Le secteur culturel a enregistré 4 manifestations, et 3 ont été menées à la fois par le secteur de l’aviation et les handicapés. Et enfin, les pharmaciens ont manifesté 2 fois au cours du premier trimestre 2015.