Si l’on met de côté les attaques frontales ou coups tordus, les empoignades théâtrales pour se disputer le pouvoir, que peut-on retenir du 12e Congrès du PC vietnamien ? Rien d’autre qu’un non-événement, ou, pour reprendre le langage de la sagesse populaire, un congrès en tête-à-tête entre Monsieur Toujours-Pareil et Madame Rien-ne-Change [jeu de mots vietnamien].
Dans la lutte au sommet pour le pouvoir, M. Nguyễn Phú Trọng a réussi à écarter M. Nguyễn Tấn Dũng, qui se croyait (et pas mal d’autres avec lui) certain de pouvoir cumuler les deux fonctions de Secrétaire Général du Parti et de chef de l’Etat. Et alors ? Cela ne prendra au dépourvu que des observateurs étrangers ou vivant à l’étranger. Parmi les gens du pays qui s’intéressent encore aux affaires du sérail, ne seront étonnés ou découragés que ceux qui croyaient que la « lutte contre la menace chinoise » devait avoir priorité sur le « combat contre la corruption ». Un tel choix ne pouvait se poser qu’entre deux camps aux options opposées. L’erreur fondamentale, à l’intérieur comme à l’extérieur, serait de croire à l’existence de deux « factions », l’une engagée « contre la corruption », l’autre « contre la Chine », ou, pour affiner, l’une engagée « contre la corruption » sous l’influence de la Chine, l’autre engagée « contre la Chine » pour se rapprocher des Etas-Unis et, cerise sur le gateau, avec la démocratie en prime. Et comble de la méprise, de confondre la première faction avec celle de M. Trọng « l’Innocent », et la seconde avec celle de M. Dũng « le Vorace ».
A l’époque où le régime « socialiste » prospérait au nord du pays, un certain nombre d’apôtres et un plus grand nombre encore de missionnaires se plaisaient à citer la phrase de Méphisto : « Toute théorie est grise, mais vert florissant est l’arbre de la vie » (dans le Faust de Goethe). L’arbre de la vie peut certes encore fleurir, mais le banian décrépit de Ba Đình [la « Cité Interdite » de Hanoi] est plus que jamais à sec de feuilles : il n’y a pas de camp pour ou contre la corruption, il n’y a le choix qu’entre la corruption optimisée et la corruption généralisée ; il n’y a pas de camp pour ou contre la Chine, il n’y a qu’une faction que les Chinois ont achetée par la corruption (montage de projets, appels d’offre, concession de forêts, création de zones économiques interdites aux autochtones…) et une faction que les Chinois ont idéologiquement asservie (ce qu’illustre de façon pitoyable le « Colloque annuel de discussion » institutionnalisé qui se tient par alternance en Chine et au Vietnam). C’est la conséquence inéluctable de la “ rencontre de Chengdu ” de 1990, où les dirigeants vietnamiens se sont ralliés à un impérialisme chinois réactionnaire et expansionniste pour garder le pouvoir, tout en achetant le soutien d’escouades entières de membres du Parti, de l’armée et des forces de sécurité transformées en une nouvelle classe de capitalistes et de propriétaires fonciers – véritable mafia rouge –, tout cela au nom d’un « socialisme » dont la réalisation se perd désormais dans les limbes (*).
Donc le 12e Congrès du PCVN vient de « renouveler son personnel » (tout en gardant dans ses rangs « un certain camarade » censé garantir la « continuité »), mais sans « changer de couleur ». Est-ce à dire qu’avec l’équipe dirigeante centrale de cette 12e promotion (2016-2021), M. Toujours-Pareil et Mme Rien-ne-Change vont pouvoir éternellement continuer à se tenir par la barbichette ?
Naturellement, non. Parce que, pendant que le sommet s’encroûte dans l’immobilisme, la situation sociale, économique, culturelle du pays a changé, l’environnement mondial a été bouleversé, les relations entre le Vietnam et les autres pays ont évolué. Et se pose de façon pressante la question de la survie même de la nation : pour « se dé-siniser » (c’est-à-dire pour construire des relations normales de bon voisinage avec la Chine en lieu et place d’une « sage vassalité »), il n’y a pas d’autre choix à l’intérieur que d’accepter l’autonomie de la pensée (politique et intellectuelle), rétablir la solidarité nationale, développer l’économie sur des bases saines, à l’extérieur que de coopérer loyalement et impartialement avec tous les pays et toutes les forces politiques qui visent à maintenir la paix et la stabilité en Asie du Sud-Est et sur le pourtour de la Mer Orientale [Mer de Chine du Sud]. Pour ne parler que des problèmes économiques, notons qu’au VN la productivité des travailleurs n’a cessé de baisser depuis quelques années, à rebours de tous les autres pays de la région (y compris au Cambodge et au Laos). Ou bien les futurs accords sur le TTP (« partenariat transpacifique ») donneront à l’économie vietnamienne l’occasion de se développer si elle a les capacités de participer à la compétition, ou bien ils menaceront de la faire régresser, et irrémédiablement car les prochaines années verront la fin de « l’âge d’or démographique » et se refermer ce qu’on appelle dans le jargon « le piège du revenu intermédiaire ». Or la réforme absolument nécessaire de l’économie ne peut se faire sans une réforme politique, comme M. Bùi Quang Vinh (ministre du Plan, membre du C.C. sortant) l’a souligné dans son adresse devant le Congrès (la seule intervention à contenu non vide de toute la session).
Il n’y a pas si longtemps, pour qualifier les défilés et les prises de parole qui se sont manifestés spontanément dans la rue et sur les réseaux sociaux, y compris dans les rangs mêmes du Parti, à propos des litiges territoriaux en Mer Orientale, des initiatives agressives de la Chine, de la démocratie, des droits humains, du droit de vivre une vie décente…, le Secrétaire Général Nguyễn Phú Trọng parlait de « dégénérescence » et de « dépravation » idéologiques. Au lieu de faire réprimer les manifestations par la police directement ou par sicaires interposés, il devrait ordonner aux services de sécurité et au 2e Bureau d’enquêter sur le nombre d’épouses d’officiels (accompagnées ou non de ces messieurs) qui ont pris l’avion pour Poulo Condor et se sont rendues à minuit tapant au cimetière de Hàng Dương , sur la tombe de Võ Thị Sáu, pour y faire brûler des objets votifs en papier (billets verts... et i-Phone 6), et prier cette héroïne morte pour la patrie d’intercéder « en faveur de mon mari pour qu’il « touche le gros lot » », c’est-à-dire le ticket d’entrée au Comité central. Peu importent les chiffres plus ou moins précis révélés par l’enquête, pas besoin non plus de les publier, l’essentiel est qu’ils aident M. le Secrétaire Général à comprendre ce qu’est la « dégénérescence idéologique », où elle se manifeste, jusqu’où elle peut aller. On se contentera d’insister sur l’insulte faite à la mémoire de Võ Thị Sáu, sans même réclamer une investigation sur le nombre de millions de $ dépensés pour acheter des sièges au Comité central – une enquête dont on sait pertinemment que M. Trọng ne pourrait pas la déclencher même s’il le voulait – même si la rumeur publique lui a certainement rapporté le « prix moyen » d’un tel siège.
Les symptômes de ce que M. le Secrétaire Général considère comme une « dégénérescence idéologique », heureusement que ce sont des lueurs d’espoir dans les ténèbres de notre pays. Le développement spontané et multiforme de la société civile ces dernières années – dont les réseaux sociaux ne sont qu’un aspect – constitue un facteur extrêmement important, décisif à long terme, dans le processus de démocratisation du Vietnam. En un certain sens, l’apparition d’un certain nombre de candidatures individuelles autonomes aux prochaines élections à l’Assemblée nationale peut être le signe d’une transformation de la société civile en une société de citoyens. L’attitude du PCV devant cette émergence sera l’un des révélateurs de de la volonté réelle (ou non) du pouvoir de réformer les institutions politiques. Les obstructions et calomnies qui ont déjà démarré, et peut-être bientôt les manœuvres déloyales et les coups tordus qui prendront le relais, ne feraient qu’exposer au monde entier la vraie nature du régime. Toutes les forces de la société civile sans distinction, y compris dans les rangs du Parti, n’ont pas d’autre choix que de continuer à se développer, à faire l’apprentissage de la démocratie, à affirmer le droit des citoyens à participer au destin de leur pays. La maturation de la société civile, couplée à la pression de la « réalité objective », obligeront tôt ou tard le pouvoir à se transformer. Il fera de la résistance, il sera poussé à changer ou il changera de lui-même, mais il ne peut pas ne pas changer.
Nguyễn Ngọc Giao
6 mars 2016