Passer devant le cabinet de la place de la Nation est devenu une angoisse pour Fabien [1]. Au point de quitter Paris pour oublier. « À la fin de la thérapie, j’étais bloqué. Je n’arrivais plus à faire de vélo. J’avais l’impression que mon corps se consumait et je prenais régulièrement des douches froides. »
Cet homme d’une quarantaine d’années, qui préfère pour le moment rester anonyme, vit aujourd’hui en Rhône-Alpes. Mediapart l’a longuement rencontré. Pendant quatorze ans, jusqu’en 2011, Fabien témoigne avoir été le patient de Monseigneur Tony Anatrella, prêtre au diocèse de Paris, « consulteur » au Vatican, personnalité et psychanalyste controversé, autoproclamé « spécialiste en psychiatrie sociale ». Fabien confie avoir subi une étrange thérapie, qui s’est acheminée progressivement vers des touchers « à travers les habits ou sur la peau » et des masturbations.
C’est un nouveau témoignage, également obtenu par le site Le Lanceur.fr [2], et il vient relancer une affaire classée sans suite en 2007. À ces descriptions viennent de plus s’ajouter celles de deux autres victimes, anciens élèves du lycée Arago à Paris, révélées il y a quelques jours par France 3 [3]. Un prêtre dominicain, Philippe Lefebvre, enseignant en théologie à l’université de Fribourg (Suisse), a également affirmé à Mediapart être en contact avec une autre victime, lui aussi un ancien patient de Tony Anatrella.
Cette situation est comme un bis repetita de celle de 2006-2007, quand trois jeunes adultes avaient déjà signalé avoir subi des abus sexuels au cours des thérapies du prêtre parisien. Mais à l’époque, une seule victime avait porté plainte, et l’enquête préliminaire, conduite par le Parquet de Paris, avait été classée en septembre 2007, pour cause de prescription dans les deux premiers cas et « manque d’éléments constitutifs d’une infraction » pour la troisième victime. La presse nationale s’en fera l’écho et l’hebdomadaire catholique de gauche Golias publiera un long témoignage de l’une des victimes [4].
Malgré ces témoignages, l’Église n’engagera aucune enquête interne contre Tony Anatrella. « Consulteur » à Rome de deux instances du Vatican, les Conseils pontificaux pour la famille et pour la pastorale de la santé, enseignant au prestigieux collège des Bernardins, il reste, à 75 ans, très influent à Rome et à Paris. Le prêtre est également cité régulièrement pour ses théories sur l’adolescence et ses propos très conservateurs, voire franchement rétrogrades, sur l’homosexualité.
Or, Mediapart a pu consulter plusieurs documents qui montrent que l’archevêché de Paris a été alerté dès 2001 par une victime dénonçant des abus sexuels de Tony Anatrella. Puis, en 2007, en pleine enquête préliminaire, cette même personne a envoyé un courrier recommandé à huit évêques, dont Mgr Vingt-Trois, archevêque de Paris, Mgr Ricard, archevêque de Bordeaux et Mgr Papin, primat de Lorraine. Lui répondant le 25 septembre 2007, le juge ecclésiastique de l’archevêché de Paris estimait alors que suite au classement de la plainte en justice, « il n’y [avait] pas lieu d’ouvrir une procédure canonique ».
Mais la semaine dernière, un prêtre du diocèse de Paris a rencontré Monseigneur Vingt-Trois, l’archevêque de Paris, relayant les témoignages de deux nouvelles victimes, anciens élèves du lycée Arago. L’abbé n’a eu aucun retour pour le moment. « J’avais l’impression qu’il en avait rien à faire », a confié le prêtre à Mediapart.
Contacté, le diocèse de Paris affirme que « si une personne considère avoir été victime d’actes constitutifs d’une infraction pénale, elle est incitée à porter plainte et à saisir les autorités judiciaires », et qu’à ce jour, le diocèse « n’a pas connaissance de plaintes visant le père Anatrella ». Même son de cloche du côté du tribunal ecclésiastique de Paris. « Il n’y a pas eu d’enquête de l’Officialité. Les lettres anonymes, on ne peut pas contacter les personnes en retour. C’était des rumeurs », estime Claude Petit Delmas, président du tribunal.
Questionnés par Mediapart, ni la Congrégation de la doctrine de la foi, le « gendarme des mœurs » du Vatican, ni l’ambassadeur du Saint-Siège à Paris, « en déplacement à l’étranger », n’ont répondu à nos questions. Pas plus que Monseigneur Tony Anatrella qui, contacté par le biais de son assistant, a fait indiquer qu’il « ne répond pas à la presse en ce moment ».
« Des séances spéciales où je ne payais pas »
Avec la création de l’association La Parole libérée [5], de nouvelles victimes de Tony Anatrella se décident aujourd’hui à briser le silence. Fabien est justement l’une d’entre elles et Mediapart l’a longuement rencontré. C’est en juin 1997, explique-t-il, qu’il se rend, sur les recommandations d’un prêtre parisien, au cabinet du fameux psychanalyste, place de la Nation, à Paris. La thérapie durera quatorze ans. Il en ressortira éprouvé, brisé par des gestes impossibles à oublier.
Au début des années 2000, un premier dérapage survient. Un baiser, que Fabien ne saura comment interpréter. Puis, progressivement, la thérapie s’oriente vers des touchers, des massages, jusqu’à des masturbations mutuelles entre le patient, sous emprise, et le « psychanalyste ». La « thérapie » est alors centrée autour d’un supposé manque d’affection paternelle. « Selon ses dires, étant en carence de père, il fallait que je renforce ma masculinité, et donc la perception de mon sexe masculin. Il m’a invité à en parler, à imaginer des situations sexuelles... et des échanges sexuels avec un autre homme, raconte Fabien. Puis un jour, il m’a demandé si j’imaginais concrétiser mes dires. Si je souhaitais passer à l’acte ou si je préférais rester dans la parole. »
Entre 2010 et 2011, il y aura six ou sept séances « spéciales » avec touchers et actes sexuels. « C’était des séances où je ne payais pas, et qui duraient une heure au lieu d’une demi-heure, soit en fin de journée, soit le samedi matin lorsque son assistant n’était pas là », dit Fabien. Après chaque attouchement, s’ensuit alors une phase d’analyse sur le ressenti de ces « caresses ».
Perturbé, Fabien demande à Tony Anatrella de ne plus le toucher. Lorsqu’il découvre, en mars 2011, les anciennes plaintes de patients, c’est l’électrochoc. Il envoie alors un dernier chèque en juin 2011 et stoppe les séances. La chute est brutale, Fabien ne supporte plus de rester à Paris. Il déménage en province, pensant tourner la page. Mais aujourd’hui encore, ces abus sexuels le hantent, au point de l’empêcher de construire une relation affective normale.
Quelques jours après le témoignage de Fabien, Mediapart a rencontré une deuxième victime des thérapies du « psy de l’Église ». Éric*, qui fut l’un des trois signalements dans l’enquête préliminaire du Parquet de Paris de 2006-2007, mais dont les faits étaient prescrits.
Pour Éric, les séances au cabinet place de la Nation ont duré quatre ans, au tournant des années 1990. « Au départ, je ne réalise pas tout de suite », raconte aujourd’hui à Mediapart l’ancien séminariste, devenu aide-soignant dans une ville de province. « Je suis dans une non-acceptation de mon homosexualité car ce n’était pas toléré au séminaire. L’attitude de Tony Anatrella, c’est de dire que je ne suis pas vraiment homosexuel. Que ses pratiques vont me libérer. C’était mon sauveur. Il allait me délivrer de l’homosexualité. J’allais enfin trouver une femme, pouvoir fonder une famille. »
Des séances « de corporel », explicites, se mettent rapidement en place. Des massages nus, dans un premier temps. Puis, ce sont des touchers mutuels, des scènes de masturbation et des fellations. Des sentiments de dégoût et de gêne s’invitent chez Éric. C’est la première fois qu’il jouit en la présence d’un autre adulte. « On alternait les séances corporelles et les séances où l’on discutait. C’était le même prix », se souvient Éric. « Dans mon idée, la psychothérapie devait libérer la parole. Et moi, j’étais enfermé dans mon secret. »
En 1993, au bout de quatre ans de « thérapie corporelle », Éric se décide à quitter Paris pour la province. Il a lâché le séminaire et entame une formation de tailleur de pierre. Il consulte alors un nouveau psychothérapeute, à qui le jeune homme se confie rapidement. « Au bout d’une demi-heure, il m’a dit qu’il s’était fait violer par son thérapeute », explique aujourd’hui à Mediapart, avec l’accord de son client, le psychologue Jean-Dominique Vauthier. « Ça a été une grosse surprise. Je me suis dit que c’est la faute la plus grave que peut faire un thérapeute. Car le patient projette une figure paternelle sur son thérapeute. Donc s’il y a toucher, il y a trahison. C’est un inceste symbolique. Comme si un père violait son fils. » Le psychologue ne doute pas un seul instant de la véracité des propos de son patient. « Ma conviction personnelle, c’est que je ne pense pas qu’Éric ait pu inventer tout ça. Il y pense de jour comme de nuit. Il est tellement bouleversé. »
En février 2001, Éric se décide à alerter le cardinal Jean-Marie Lustiger, alors archevêque de Paris et aujourd’hui décédé. « J’ai eu l’occasion de vivre une relation particulièrement dommageable avec un prêtre du diocèse de Paris. Les faits relèvent de sa part de l’abus de confiance, de l’escroquerie et de l’abus sexuel », écrit Éric dans un courrier que Mediapart a pu consulter. Le cardinal finit par recevoir Éric. Sans donner aucune suite à cette rencontre.
« Je ne lui confierais pas des gens en souffrance »
Il faudra attendre 2006-2007 pour que la justice s’empare de l’affaire, lorsque trois signalements, dont celui d’Éric, arrivent sur le bureau du procureur de Paris. Mais une seule victime portera plainte, et l’affaire sera classée en septembre 2007. « J’étais consentant et majeur et ça remontait à plus de dix ans. Je ne vois pas comment je pouvais porter plainte », explique Éric. Difficile en effet de prouver l’existence d’un abus de confiance pour des faits survenus dans un huis clos entre analyseur et analysé. « J’avais un petit salaire d’aide-soignant. Je n’avais pas les moyens de lutter contre lui et ses avocats. »
De son côté, Tony Anatrella, considéré comme « l’analyste de l’Église de France », est toujours au sommet. Outre ses fonctions à Rome, il possède le titre de « Monseigneur », une qualité honorifique équivalente au statut d’évêque. Dans les années 2000, entre Paris et Rome, on le voit partout, dans les conférences, les salles de cours, les médias. « Dans les années qui ont suivi 2006, il a pris une importance qui nous avait tous étonnés. Il faisait autorité morale sur l’homosexualité. Il était cité par les évêques. Il avait une certaine audience au diocèse de Paris », se souvient Dominique Bourdin, psychologue clinicienne et psychanalyste, qui a côtoyé Tony Anatrella.
Dès la fin des années 1980, Tony Anatrella, prêtre du diocèse de Paris, s’était fait remarquer par ses travaux sur la psychologie juvénile. Ses premiers ouvrages comme Interminables Adolescences (Éditions Cujas, 1988) lui ouvrent les portes de la prestigieuse maison d’édition Flammarion (Le Sexe oublié, 1993). « C’était intéressant. Sa position sur l’adolescence était assez juste », admet la psychanalyste Dominique Bourdin. Courtisé, Tony Anatrella entre désormais dans les hautes sphères de l’intelligentsia catholique. Il donne des cours et des conférences à l’illustre collège des Bernardins ou au Centre Sèvres, la faculté des Jésuites. « Il s’était fait connaître pour ses théories sur “la société adolescentrique”. C’est pour ça qu’on l’avait invité au Centre Sèvres », justifie François Euvé, directeur de la revue Études, qui fait référence chez les Jésuites. « Puis, il a eu des positions plus radicales sur l’homosexualité. »
Progressivement, Tony Anatrella adopte une ligne très conservatrice. Il délivre des sermons traditionalistes sur l’avortement, le préservatif ou le sida. Et donne même parfois des conférences dans un institut proche des Légionnaires du Christ, congrégation qui multiplie les scandales de dérives sectaires et d’abus sexuels. « Anatrella est un grand ami des légionnaires. C’est un type fasciné par la Légion du Christ », révèle à Mediapart Xavier Léger, ex-membre de la congrégation et auteur de Moi, ancien légionnaire du Christ (Flammarion, 2013).
Mais ses plus grandes « expertises », Tony Anatrella les réserve, de manière presque obsessionnelle, à l’homosexualité. Dans son ouvrage Non à la société dépressive (Flammarion, 1993), il va jusqu’à affirmer que « le nazisme, le marxisme et le fascisme sont des idéologies de nature homosexuelle : leur discours, leurs insignes et leurs actions le prouvent au premier degré puisqu’elles privilégient tout ce qui est semblable ». En 2005, il est même l’un des inspirateurs de l’instruction du Saint-Siège interdisant l’ordination des prêtres homosexuels. Dans l’Osservatore Romano, le quotidien du Vatican, il écrit le 25 novembre 2005 que l’homosexualité apparaît « comme un inachèvement et une immaturité foncière de la sexualité humaine ».
Sa légitimité de thérapeute est pourtant loin de faire l’unanimité dans la profession. Bien au contraire. Plusieurs d’entre eux, appartenant même au milieu catholique, estiment avoir affaire à « un pervers narcissique ». Le prêtre, qui se présente comme « spécialiste en psychiatrie sociale », n’est pourtant pas médecin psychiatre, mais titulaire d’un DEA (équivalent d’un master aujourd’hui) de psychologie. Au contraire de la majorité de ses pairs, Tony Anatrella n’apparaît dans aucune société psychanalytique. « Il n’est répertorié nulle part. Aucun psy ne le connaît », explique l’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco, biographe de Lacan et de Freud, qui a été en contact avec l’une des victimes de Tony Anatrella.
« Il y a une grande confusion entre la psychanalyse et la morale catholique », affirme de son côté le père Laurent Lemoine, prêtre dominicain, psychanalyste et enseignant à l’université catholique d’Angers. « Je n’ai pas envie de lui envoyer des patients, cela m’inquiète. Je ne lui confierais pas des gens en souffrance. »
En mai 2009, la Miviludes, organisme interministériel de lutte contre les dérives sectaires, avait pointé dans un rapport l’explosion de pseudo-psychothérapies. Tony Anatrella avait alors été interrogé, comme spécialiste, par le journal Famille chrétienne. La réaction du prêtre psychanalyste prend aujourd’hui un sens tout particulier. « Je ne sais pas si la Miviludes a raison de nous alerter sur l’existence de pratiques douteuses qui, somme toute, restent minoritaires. Elle favorise également une méfiance et une suspicion à l’égard du phénomène religieux », relativisait Tony Anatrella. Et le « psy de l’Église » d’ajouter : « Tout ce qui relève des souvenirs induits au point de faire croire que des événements ont pu traumatiser l’enfant dans le ventre de sa mère, ou encore qu’il a été agressé sexuellement, pour expliquer des angoisses, est une interprétation projective voire une manipulation du vécu d’autrui. » Un « vécu d’autrui » qui n’a pourtant jamais semblé très présent lors des consultations d’Éric, de Fabien et de bien d’autres.
Daphné Gastaldi, Mathieu Martiniere et Mathieu Périsse