L’Origine des autres (The Origin of Others), de Toni Morrison, avant-propos de Ta-Nehisi Coates, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 96 p., 13 €.
Il serait plus simple, et moins coûteux en haine, en stupidités de toute sorte, de commencer par là : non seulement « le racisme précède la race », comme l’écrit le journaliste et essayiste Ta-Nehisi Coates dans son avant-propos, mais « il n’existe pas d’étrangers, martèle Toni Morrison, il n’existe que des versions de nous-mêmes », dont, pour la plupart, « nous voulons nous protéger ». L’étranger est quelque chose qui se fabrique : tel est le sens du titre et le cœur conceptuel de cette Origine des autres, reprise d’une série de conférences données en 2016 à l’université Harvard par la grande romancière et intellectuelle américaine.
Il y a des couleurs de peau, c’est un fait. L’artifice commence quand on identifie des individus à l’essence qu’on croit déceler en elles, manipulation qui, selon la Prix Nobel de littérature 1993, prend sa source dans l’angoisse, la pauvre frousse des humains face à la question la moins susceptible de trouver une réponse apaisante : qui suis-je ? Le moi résiste au vertige d’être « étranger à lui-même » en le reportant sur ceux que distingue leur couleur ou l’on ne sait quel trait. Autrui n’est dès lors transformé en Autre (la majuscule sied aux êtres mythologiques) que parce qu’il y a en nous cette faille ontologique, dont Morrison explore les traductions infinies pour arracher à leur racine l’infériorisation, la violence identitaire qui en procèdent.
Elle réunit pour cela une matière hybride, mêlant archives médicales ou juridiques, récits d’esclavagistes et d’esclaves, œuvres littéraires, retour sur ses propres livres, bribes de souvenirs. L’abondance de l’ensemble forme la richesse et la limite de ce court texte souvent fulgurant, parfois désordonné, et qui aurait gagné à développer davantage son intuition fondatrice. Le mélange de force d’évocation et de puissance théorique propres à Toni Morrison domine cependant, à mesure que revient, sous des formes changeantes, l’unique obsession qui porte sa pensée : qu’il soit enfin rendu possible de voir en quiconque se tient devant moi non plus l’altérité, ni la similitude, ni aucune des idées que je peux me faire de lui, mais lui-même.
Florent Georgesco