Philippe Pons – Les désastres naturels sont fréquents au Japon. Quelle place tiendra dans l’histoire la catastrophe du 11 mars et comment expliquer la « dignité » qui a tant frappé à l’étranger avec laquelle les Japonais font face au malheur ?
Pierre-François Souyri – Au cours de leur histoire, les Japonais ont développé une sensibilité particulière au caractère éphémère de l’existence, sur laquelle vient se greffer l’idée bouddhiste de l’impermanence du monde. Ceci n’est pas sans conséquences sur le comportement des humains face aux catastrophes naturelles, en particulier cette capacité à accepter le destin face à une nature violente. Le recours à des explications culturalistes pour évoquer les réactions humaines est souvent une facilité. Le tsunami a frappé des petits ports de pêche où les habitants avaient tissé depuis longtemps des liens communautaires étroits. Cette solidarité explique sans doute mieux les réactions des populations… D’ailleurs, dans des situations analogues, les Japonais n’ont pas toujours réagi ainsi.
C’est le cas par exemple au lendemain du séisme dans la région de Tokyo le 1er septembre 1923 (plus de 100 000 morts). Des rumeurs se répandirent, faisant état de pillages commis par des immigrés coréens et chinois. Elles furent à l’origine d’un pogrom qui fit plus de 5 000 victimes parmi les étrangers. Ici, le nationalisme et la xénophobie furent à l’origine de cette réaction barbare. Au siècle précédent, en 1855, la capitale Edo (ancien nom de Tokyo) avait été victime d’un fort séisme.
La rumeur se répandit qu’un énorme poisson-chat (namazu) avait déclenché le désastre en remuant son dos. La poisson géant est présenté comme un monstre destructeur, mais aussi comme le sauveur qui corrige les dirigeants et donne un nouvel élan au monde. Métaphore du séisme, le mythe populaire du poisson-chat a sans doute permis au petit peuple d’Edo d’exprimer ses frustrations et ses espoirs alors que le régime des shoguns Tokugawa était confronté à la poussée des puissances occidentales pour ouvrir le pays.
Un grand séisme est souvent perçu comme révélateur des tensions politiques ou sociales. En 2011, le Japon est confronté depuis vingt ans au ralentissement de son économie, qui engendre un retour des inégalités et une montée de la précarité, alors que les pays voisins, la Chine en tête, sont en pleine expansion, et que les politiciens à Tokyo s’avèrent incapables d’indiquer un cap ferme.
Avec l’accident nucléaire de Fukushima, la responsabilité humaine n’est-elle pas aussi engagée ?
Fukushima met en lumière les déficiences du système et fait apparaître une série de dysfonctionnements dans la gestion de la crise nucléaire : accumulation d’erreurs humaines, paralysie, incapacité à anticiper, opacité des décisions, imprécision des informations, rejet de la faute initiale sur la violence inattendue du séisme et du tsunami, refus d’endosser la responsabilité, faillite totale des organismes de contrôle gouvernementaux… Tout cela ressemble fort à une forme de « trahison des élites », sacrifiant des pans entiers de la population à sa morgue et son incompétence. Aussi les gens de Fukushima se sentent-ils, non pas comme des victimes, mais comme des sacrifiés.
Cette idée est reprise dans un essai récent par un historien, Tetsuya Takahashi, qui évoque le Japon moderne comme un système sacrificiel. Autrefois, des millions de soldats japonais tombèrent pour la gloire du Japon militariste, puis furent transformés en héros involontaires dont l’âme est vénérée au sanctuaire Yasukuni. Ils furent « sacrifiés » pour la défense de l’idéologie impériale.
Plus tard, l’Etat décida de « sacrifier » une partie du territoire d’Okinawa pour y installer des bases militaires, au nom des intérêts supérieurs de l’alliance stratégique nippo-américaine. Aujourd’hui, il prend le risque de « sacrifier » des parties du territoire avec leur population, notamment des paysans, sur l’autel du tout électrique, décrété, avec la complicité de l’Etat, par les compagnies productrices d’électricité qui gèrent les centrales nucléaires. En d’autres termes, ces populations sont « sacrifiées » aux intérêts supérieurs d’une industrie devenue mortifère.
Ce fut déjà le cas à la fin du XIXe siècle, quand les paysans du nord du Kanto durent se battre contre la pollution des rivières, provoquée par l’exploitation des mines de cuivre d’Ashio.
Les paysans disaient se battre pour la vie contre une industrie qui donnait la mort. En autorisant les habitants à résider dans certaines zones contaminées avec une radioactivité dix ou cent fois supérieure à la normale, l’Etat ne « sacrifie »-t-il pas encore délibérément une partie de la population à ses intérêts supérieurs ? Mais, serait-on tenté de rétorquer à Tetsuya Takahashi, en irait-il différemment ailleurs qu’au Japon ?
Propos recueillis par Philippe Pons