Attouchements en manifestation, remarques sexistes, slogans équivoques, et même un affrontement physique : plusieurs femmes militantes de la CGT se plaignent depuis de très longs mois d’un climat sexiste toléré au sein de la CGT Ville de Paris, et des agissements d’un des responsables syndicaux les plus en vue de cette union syndicale, membre de la commission exécutive de la puissante Fédération des services publics. Malgré des alertes répétées, aucune sanction n’a été prononcée, selon une série de documents obtenus par Mediapart et confirmés par des militants à tous les niveaux de l’organisation.
Fin 2017, une dizaine de militantes ont créé en réaction un « collectif Femmes mixité » à la CGT Ville de Paris. Dans une lettre offensive envoyée au secrétaire général du syndicat, Philippe Martinez, et au dirigeant de la Fédération des services publics, Baptiste Talbot, huit de ses membres dénoncent non seulement des « agressions verbales, à caractère sexuel et à caractère sexiste », agissements selon elles « répétés et conscients », mais également un cas de violence physique. La lettre regrette que les responsables mis en cause « continuent d’exercer leurs mandats de responsables syndicaux sans aucune difficulté » et espère que la CGT saura répondre, « au vu de son travail conséquent en termes de compréhension, de prévention et de lutte contre les violences ».
Les faits se concentrent sur l’année 2016 et le début de 2017. Ils concernent tous l’union syndicale CGT de la Ville de Paris (dite « US », qui compte une quinzaine de syndicats représentant différents corps de métier), et plus particulièrement l’interaction entre deux de ses organisations. D’un côté, le syndicat parisien du nettoiement, qui représente les éboueurs de la Ville, presque tous des hommes ; de l’autre le syndicat de la petite enfance, qui rassemble les professionnelles, quasi exclusivement des femmes, accueillant les jeunes enfants. Les deux syndicats, ainsi que l’US, sont à la fois sous la houlette de l’union départementale parisienne (UD) et sous l’autorité de la Fédération des services publics, première fédération de la CGT avec 80 000 adhérents revendiqués au niveau national.
La lettre des huit femmes décrit plusieurs épisodes problématiques, mettant en scène des hommes du syndicat du nettoiement, y compris son secrétaire général Régis Vieceli, s’en prenant à des femmes, souvent issues de la CGT petite enfance. Ces incidents varient en gravité, allant des remarques lourdes à l’altercation violente.
Le 9 mars 2016, lors d’une manifestation contre la loi sur le travail, un militant du syndicat du nettoiement lance au micro « Michel et Jacquie, occupe-toi d’El Khomri » [1], référence directe au site pornographique « Jacquie et Michel » et à la ministre du travail de l’époque. Le 1er mai 2016, les slogans visent cette fois-ci directement une militante CGT, qui passe près du camion du syndicat du nettoiement, reconnaissable entre mille grâce à son étoile rouge et noir et ses deux mannequins revêtus de tenues d’éboueurs qui trônent sur le toit. « On va vous baiser, on va vous baiser », crache le haut-parleur. Peu après, au micro, Régis Vieceli invite les femmes à une soirée organisée à l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), alors occupé par son syndicat, et propose aux militantes « 3 préservatifs et 2 mojitos, et si on n’est pas de la CGT, 2 préservatifs et 3 mojitos ».
Un mois plus tard, lors d’une grande manifestation dans la capitale, deux femmes se plaignent cette fois d’attouchements sur les fesses et les seins, commis par des hommes autour du camion du syndicat du nettoiement. « Nous portions notre tee-shirt rouge avec le logo CGT petite enfance, rapporte l’une d’elles. Il y avait énormément de monde, et des hommes nous ont frôlées. L’un d’eux m’a peloté la poitrine, un autre s’est permis de mettre la main aux fesses de ma jeune collègue. Elle a été choquée, et depuis elle n’est plus jamais revenue à une manif’. Pour ma part, j’ai mis un certain temps avant de pouvoir remettre un tee-shirt CGT, et je prends la taille la plus ample pour cacher les formes de mon corps. »
« Il m’a attrapée par les cheveux et m’a poussée violemment sur une table »
Le 2 décembre 2016 au matin, la tension monte nettement. Une vive querelle éclate entre permanents CGT de la Ville de Paris, dans les locaux de la Bourse du travail parisienne, à deux pas de la place de la République. En cause : une banale histoire d’occupation de bureaux qui oppose, d’un côté, deux femmes responsables du syndicat CGT Petite enfance de la Ville de Paris, et de l’autre, Régis Vieceli.
Les récits des deux parties divergent du tout au tout, si ce n’est sur la brutalité de l’incident. Pour Emma* et Olympe* (de nombreux témoins ont préféré apparaître sous des noms d’emprunt, voir notre Boîte noire), les faits sont limpides : il s’agit d’une agression. « J’étais dos à lui lorsqu’il m’a attrapée par les cheveux et m’a poussée violemment sur une table, a indiqué le jour même Olympe dans la plainte qu’elle a déposé au commissariat. Alors que j’étais à moitié couchée sur la table, j’ai vu mon collègue lever le bras comme pour me donner un coup. J’ai voulu l’éviter mais j’ai quand même reçu un léger coup au niveau de la mâchoire droite. Malgré ma collègue qui s’interposait entre nous, il n’a pas lâché prise et a continué à me secouer dans tous les sens, arrachant la manche de mon tee-shirt. Il m’a finalement éjectée violemment contre une table qui est tombée par terre. »
La militante se plaint de maux au dos et au cou, précise que son corps présente des marques de griffures et qu’elle porte une marque de coup dans le dos. Ses déclarations sont confirmées par des photos prises immédiatement après le violent épisode. Après avoir porté plainte, elle se rend à l’unité médico-judiciaire de Paris Nord, qui lui accorde trois jours d’interruption de travail. Très choquée, Olympe sera ensuite arrêtée deux mois par son médecin.
La version de Régis Vieceli sur ces faits est tout autre. Dans un courrier également envoyé le jour même aux directions fédérale et confédérale de la CGT, il affirme que c’est lui qui a été « provoqué et agressé par deux camarades ». Il assure ne plus se sentir en sécurité physiquement dans les locaux de la Bourse du travail, dit ne plus vouloir s’y rendre seul et décide donc d’être « accompagné de camarades de mon syndicat pour assurer [sa] sécurité » lors des futures réunions.
Régis Vieceli, soutenu par des témoignages écrits d’hommes et de femmes de plusieurs syndicats, est toujours sur cette ligne. Contacté par Mediapart, il n’a répondu à aucune de nos questions. À la Fédération des services publics (dont il est membre de la commission exécutive), Natacha Pommet, membre du bureau de la fédération, estime que le doute persiste sur les faits et souligne la part de « contradictoire » dans les témoignages recueillis, ce qui inciterait à la « prudence ». La plainte déposée par Olympe a été classée sans suite le 29 juin 2017 par le parquet, au motif que les faits « n’ont pu être clairement établis par l’enquête » et que « les preuves ne sont donc pas suffisantes pour que l’affaire soit jugée par un tribunal ».
En janvier 2018, Régis Vieceli a néanmoins écopé d’un blâme de la part de son employeur, la Ville de Paris. La note de synthèse administrative de la Ville indique qu’« il est établi qu’[il] a accompli des gestes menaçants et violents à l’égard de sa collègue et que cette dernière a heurté un meuble suite à ces gestes », mais sans qu’il puisse « être clairement établi s’il a porté un coup direct », ni si « ses gestes ont été accomplis en riposte à une agression physique » de la part d’Olympe.
« Si tu veux, je vais te former dans ma chambre »
Le 17 février 2018, le secrétaire général du nettoiement dépasse à nouveau les limites face à Rosa*, une jeune militante de la section Techniciens et cadres de la Ville de Paris, alors qu’elle se trouve avec plusieurs camarades hommes dans un bureau de la Bourse du travail de République pour préparer un rendez-vous syndical.
« Trois personnes sont arrivées, quelqu’un de ma direction et deux autres hommes, dont ce militant, que je ne connaissais pas, raconte Rosa à Mediapart. Il me dit : “Si tu veux, je vais te former dans ma chambre.” Je n’ai pas réagi dans les premières secondes, puis je lui ai dit que c’était humiliant et dégradant. J’étais dans un bureau, le soir, la seule femme face à cinq mecs plus âgés que moi, je me suis sentie en insécurité. D’autant plus qu’il s’est énervé, disant que j’étais sexiste, que c’était une blague, et qu’on ne pouvait rien dire aux femmes… Je me suis dis que si ça continuait, il allait me mettre une baffe. Je suis sortie en pleurant du bureau. »
La semaine suivante, Rosa écrit à la direction de l’union syndicale, demandant que le responsable s’excuse et reçoive un livret sur l’égalité femmes-hommes. Sans réponse. Un mois plus tard, c’est le syndicat de Rosa qui se plaint officiellement auprès de Régis Vieceli lui-même, ainsi que de la fédération, de l’US et de l’UD, jugeant que « venant de la part d’un responsable fédéral, cette attitude est simplement inadmissible ».
« Nous n’avons pas communiqué là-dessus car Régis Vieceli dit avoir présenté ses excuses, explique aujourd’hui Natacha Pommet, qui admet que la fédération n’a pas directement rencontré Rosa à ce sujet. Il a regretté avoir tenu ces propos, après avoir absorbé de l’alcool. Mais nous reconnaissons le contexte : un syndicat majoritairement masculin, des comportements sexistes auxquels malheureusement la CGT, comme le reste de la société, n’échappe pas. » Rosa, de son côté, persiste et signe : elle n’a jamais reçu d’excuses de Régis Vieceli.
Le malaise régnant au sein de la CGT Ville de Paris autour des faits dénoncés par le collectif Femmes mixité s’explique sans doute aussi parce qu’il existe un précédent, grave. En 2015, une militante a été arrêtée pour maladie pendant de très longs mois, après avoir été victime, selon elle, de maltraitance morale et sexuelle. L’épisode implique certains acteurs aux prises avec le dossier actuel et plane sur l’union syndicale. La victime, interrogée par Mediapart, confirme les faits mais ne souhaite pas les commenter. Ils sont pourtant restés ancrés dans les têtes de ceux qui s’inquiètent de l’ambiance interne. Ces derniers notent qu’après l’arrêt maladie de la militante en 2015, il y a eu une période d’accalmie, puis que les incidents ont repris, allant crescendo.
Le collectif Femmes mixité a été reçu, à sa demande, par des responsables confédéraux, l’échelon le plus élevé de la maison cégétiste. C’était le 9 mars 2018, plus d’un an après les faits. « Nous étions présents pour dire qu’en aucun cas la CGT ne pouvait accepter un environnement sexiste ou des violences physiques sur une femme, précise le dirigeant confédéral Boris Plazzi. Il fallait lever toute ambiguïté, car les camarades peuvent avoir le sentiment qu’on ne se préoccupe pas de ce qui leur arrive. Nous avons mis du temps, car il fallait convaincre les uns et les autres de se mettre autour de la table. Je suis un militant, un dirigeant, qui essaye de comprendre, de recouper. Je comprends que les militantes trouvent que c’est trop long. » Une deuxième réunion avec des représentants de la confédération a eu lieu jeudi 21 juin dernier, sans autres avancées concrètes aux yeux du collectif et de l’union départementale de Paris, qui le soutient.
Des exactions « inacceptables » pour Philippe Martinez
La plupart de ces cas évoqués, dont ceux d’Olympe et de Rosa, ont par ailleurs été rapportés à la cellule de veille contre les violences sexistes et sexuelles, créée par la CGT à titre expérimental fin 2016. Cette cellule, soutenue par le secrétaire général Philippe Martinez, rend compte directement à la commission exécutive confédérale [2], sorte de « parlement » de la CGT. En avril 2017, la cellule a alerté officiellement la Fédération des services publics sur les faits survenus au sein de la CGT de la Ville de Paris, pour dénoncer le faisceau d’événements, signant tous l’existence d’un environnement sexiste au sein ou autour de la fédération.
Symbole de la gêne qui entoure le dossier, c’est à l’oral seulement que la cellule de veille a présenté son premier rapport annuel à la commission exécutive, le 6 mars 2018 au siège de la CGT à Montreuil. Le rapport évoquait largement, sans les citer directement, les faits survenus au sein de la CGT parisienne. Contrairement aux procédures habituelles, aucun écrit n’a circulé, même en direction des membres de la commission exécutive absents le 6 mars. Ses conclusions restent donc inaccessibles à l’immense majorité de l’organisation.
« Le secrétaire général Philippe Martinez se répand dans les médias sur cette cellule de veille, mais elle est muselée, s’insurgent aujourd’hui les membres du collectif Femmes mixité de la CGT Ville de Paris. Non seulement cela ne nous aide pas, mais en plus cela génère une vraie colère. On a l’impression qu’il y a une différence de traitement quand il s’agit de sanctionner non pas un simple adhérent, mais un responsable. »
« Il est inacceptable que des exactions de ce type se produisent dans notre organisation. Mais la cellule n’est pas un tribunal », répond Philippe Martinez à Mediapart. L’objectif de la cellule est bel et bien de « sensibiliser, de former et d’écouter les victimes », précise-t-il, mais ensuite « on passe le relais » aux fédérations, en vertu de l’autonomie des organisations syndicales vis-à-vis de la confédération qui les chapeaute. « C’est le principe du fédéralisme, insiste le chef de file cégétiste. Au sein de la confédération, si j’apprends des histoires de ce genre, et que j’ai des preuves, j’agis, cela m’est déjà arrivé. Nous assumons nos responsabilités mais nous ne sommes pas habilités à prendre parti pour telle ou telle organisation. »
« La cellule a fait son travail, elle est allée au bout. Elle n’a pas de prérogatives décisionnelles de sanction, contrairement aux organisations concernées, souligne de son côté Sophie Binet, membre de la commission exécutive confédérale de la CGT, chargée des questions d’égalité femmes-hommes. La confédération doit mettre tout le monde autour de la table pour trouver une solution. Le processus est trop lent et laborieux, mais il est engagé. »
Le responsable mis en cause, fer de lance de la CGT pour les élections ?
En 2013, la CGT a annexé à ses statuts une charte traitant du sexisme et des violences en interne. Elle énonce que tout militant condamné par la justice pour des actes contraires aux valeurs du syndicat doit être démis de ses fonctions. « Quand il y a une condamnation judiciaire, nos statuts sont clairs. Le problème, c’est que les questions de violences sexistes sont sous-appréhendées par les forces de police et sous-traitées par la justice, note Sophie Binet. Mais sans point d’appui judiciaire et quand, comme dans cette situation, il y a une divergence d’interprétation entre les organisations concernées, c’est plus long et compliqué à régler. »
Marilyn Baldeck, la responsable de l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), porte un regard aiguisé sur toute l’affaire. D’autant que son association a conclu un partenariat avec la CGT pour former ses cadres et accompagner ses militants sur la question. Aujourd’hui, elle travaille également avec le collectif Femmes mixité, et estime qu’il n’y a aucun doute sur la crédibilité des faits décrits et documentés, notamment sur les violences physiques. « Dire que le dossier a été classé sans suite par la justice arrange bien certains responsables du syndicat, estime la juriste. Ils sont parfois capables d’être très en distance du code pénal, mais cette fois-ci, le classement sans suite deviendrait le point final de cette histoire ? Ce n’est pas possible. »
Pour Marilyn Baldeck, « le fait qu’une militante CGT porte plainte contre un autre militant CGT est tellement éloigné de la culture syndicale traditionnelle que cela oblige à prendre cette affaire au sérieux ». Mais pour l’heure, elle est loin d’être entendue par la Fédération des services publics ou par le syndicat du nettoiement. Car Régis Vieceli, sur qui le débat se cristallise, est un syndicaliste puissant, quasi unanimement considéré comme un « héros des luttes », d’autant plus difficile à contester qu’il doit être l’un des fers de lance de la CGT à Paris pour les prochaines élections professionnelles.
« Si nous avions condamné celui qui est considéré comme étant l’agresseur, il aurait eu une sanction très lourde de la mairie de Paris, or c’est un personnage important syndicalement », se défend la fédération. « Je suis militante politique, je suis sensibilisée au sexisme, je sais qu’il est partout, note Rosa. Mais un tel système de protection, je n’ai jamais vu ça. Je ne comprends pas. Au boulot, pour bien moins que ça, on serait déjà tous debout sur la table… »
La Fédération des services publics revendique le choix de « l’éducation et de la pédagogie ». Elle assure que Régis Vieceli prend peu à peu conscience de ces questions, à l’instar du reste de son syndicat. « On le sait, certains militants ont pu avoir des comportements sexistes, et doivent s’approprier les changements, affirme la responsable fédérale Natacha Pommet. Mais entre le moment où l’on est un “gros macho” et le moment où l’on est convaincu de ces questions, ça peut prendre du temps. » Côté confédéral, Boris Plazzi est d’accord : « Je suis partisan de la politique des petits pas. Au début, il n’était même pas question de parler de tout ça, et depuis, il y a eu une discussion interne à la fédération. Entre ce qu’elle disait il y a un an et ce qu’elle dit maintenant, il y a eu un vrai cheminement. Il faut former, il faut faire de la pédagogie pour sortir de ce type de pratiques. »
Un courrier dénonce celles qui jouent « les vierges effarouchées plutôt que se battre »
Dans ce dossier, le syndicat du nettoiement et la Fédération des services publics ont en effet régulièrement minimisé les faits ou botté en touche. En mars 2016, pour répondre aux protestations officielles de plusieurs syndicalistes, dont les responsables de l’UD de Paris, sur le slogan associant Myriam El Khomri à « Michel et Jacquie », le syndicat du nettoiement s’est par exemple fendu d’un courrier dénonçant celles qui jouent « les vierges effarouchées plutôt que se battre ». Le courrier assure que le slogan faisait tout bonnement référence « à deux de nos camarades retraités que nous avions le plaisir d’accueillir dans la manif ».
Lors d’une réunion organisée quelques jours seulement après l’agression d’Olympe, réunissant des responsables de l’UD et de l’union syndicale de la Ville de Paris, certains proches de Régis Vieceli ont par ailleurs estimé, selon des témoins présents, que « se battre entre nous c’est normal, homme ou femme ». Quant aux accusations d’attouchements en manif’, la réponse fut tout aussi désinvolte : « Lorsque l’on est nombreux en manifestation, collés serrés, c’est normal qu’il se passe des choses. »
Pour sa part, la fédération reconnaît sans détours les attouchements, mais affirme ne pas avoir pu aller plus loin. « Ces attouchements ont effectivement eu lieu dans le cortège parisien, dans celui du syndicat de Régis Vieceli, c’est condamné et condamnable, insiste Natacha Pommet. Mais il a été impossible pour les femmes qui ont parlé d’identifier leurs agresseurs et de savoir s’ils faisaient oui ou non partie de ce syndicat. On sait comment se passent ces manifestations, surtout l’été, avec des distributions de boissons en tout genre, c’est très compliqué. » La fédération rappelle aussi qu’elle a rédigé un communiqué commun avec l’UD et un certain nombre de syndicats, dont la CGT Petite enfance, au terme d’une discussion difficile. « Il n’est jamais paru, et nous nous posons toujours la question du pourquoi aujourd’hui », souligne l’organisation.
Mais c’est surtout autour de l’affrontement physique du 2 décembre 2016 que la Fédération des services publics a traîné en longueur. Elle a recueilli les témoignages des personnes impliquées quelques jours après les faits, mais n’a rendu son rapport d’enquête que le 5 mars 2018. Dès les premières lignes de ce rapport, le ton est donné : « Au préalable, il est nécessaire de relever que les questions évoquées précédemment se posent dans un contexte de fort conflit interne au sein de la CGT Ville de Paris avec des enjeux de pouvoir et de contrôle des libertés syndicales et des moyens financiers. »
Depuis plusieurs mois, l’US est en effet en état de décomposition, trois syndicats (dont celui du nettoiement) ayant quitté le navire, soutenus par la Fédération des services publics. Bientôt rejoints par cinq autres syndicats, ils forment désormais une coordination de leur côté, fait inédit dans l’histoire de la CGT parisienne. Officiellement, le désaccord est politique, mais des inimitiés personnelles semblent également à l’œuvre.
La conclusion du rapport de la fédération assure que « le sexisme doit être combattu » et se réjouit que de nouveaux faits ou paroles à caractère sexiste n’aient pas été signalés durant la période récente, « ce qui nous semble démontrer qu’une prise de conscience s’opère ». Ce faisant, il passe sous silence la proposition de « formation en chambre » faite à Rosa, pourtant déjà dénoncée à l’époque dans de nombreux courriers.
Le rapport met finalement en garde les détracteurs de la fédération : « Dans une période d’accentuation de la bataille de classe, alors que notre organisation fait face à des échéances électorales décisives, la Fédération estime que celles et ceux qui menacent de salir publiquement la CGT agissent dans l’intérêt de nos ennemis. » Interrogée sur cette tonalité très polémique, Natacha Pommet assume : « Il y a eu une réaction de la fédération sur un certain nombre de faits malheureux, on suit cette union syndicale de très près, et donc on trouve détestable que ce genre de choses puissent sortir quand même, alors que des élections professionnelles arrivent. Nous pensons que ce n’est pas préférable. La dernière fois, souvenez-vous, nous avions déjà eu l’affaire Lepaon, qui ne nous avait pas été très favorable... »
Une pétition pour dénoncer le sexisme... des accusatrices
Le scandale de 2014 autour de celui qui était alors secrétaire général de la CGT, Thierry Lepaon, accusé d’avoir fait refaire son bureau à prix d’or [3], reste un traumatisme pour de nombreux responsables syndicaux. Au point que certains cultivent aujourd’hui l’ambiguïté : « C’est peut-être aussi parce que cet homme est un militant reconnu dans son activité militante qu’il peut être la cible d’attaques, et ce même s’il a eu des comportement inacceptables », avance Natacha Pommet.
Une position partagée par Maria Da Costa, un autre soutien de Régis Vieceli. Ancienne responsable du syndicat de la petite enfance et un temps secrétaire générale de l’US, cette dernière ne remet pas en cause la « problématique femmes-hommes » ni l’importance du combat féministe. Elle dénonce néanmoins ce qu’elle considère comme une manipulation : « On instrumentalise un certain nombre de choses pour faire en sorte que ceux qui portent une certaine vision du syndicalisme et de la lutte soient mis à mal », assure-t-elle.
Forts de ce soupçon, les soutiens de Régis Vieceli ont largement fait connaître leurs positions. À la fin de l’année 2016, une pétition hostile aux accusations contre le leader syndical a par exemple circulé au sein de l’US. « Le fait de prendre parti pour la femme sans attendre de connaître l’ensemble des versions des faits démontre que la mentalité de certain(e)s n’a pas changé sur la supériorité de l’homme qui serait le sexe fort et sur la femme qui serait inférieure à l’homme », assurait le texte. « Nous refusons cette image rétrograde, dévalorisante et infantilisante de la femme. Tout comme l’image de l’ouvrier alcoolique, violent… », poursuivait-il.
Sur la porte du local attribué au syndicat du nettoiement à la Bourse du travail de République, une affiche expose d’ailleurs la doctrine locale : « Ici on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ! » C’est-à-dire pas avec « les fachos, les collabos, les anti-communistes, les casseurs de la CGT, les briseurs de grève », ni avec « les homophobes, les sexistes, les misogynes » ou… « les misandres ». La misandrie, cette hostilité à l’égard des hommes, est apparue dans le vocabulaire local à la suite de l’incident du 2 décembre et de ses conséquences.
Les pressions se font parfois plus directes. Trois jours après l’invitation sexuelle faite à Rosa, l’un de ses camarades, proche de Régis Vieceli, lui écrit pour lui dire son regret de ne pas être intervenu directement ce jour-là, mais également pour la dissuader de signaler l’incident à la fédération. « Ta première action syndicale serait pour alimenter ce qui divise déjà notre organisation », écrit-il. Lors d’une assemblée générale, le même militant et une poignée de proches du secrétaire général du nettoiement interpellent directement la jeune femme : « Ils ont déployé tout le catalogue des stratégies de défense du sexisme, se souvient-elle. Des arguments stéréotypés : “Vous voulez sa peau”, “Vous instrumentalisez les questions féministes”, “Il ne t’a pas violée quand même, il est prêt à discuter”… »
Mêmes arguments, et même auteur, pour reprocher à Flora* d’avoir signé le courrier commun alertant sur le climat sexiste de l’US. À la suite de la diffusion de la lettre, la jeune femme dit avoir passé « une semaine difficile ». Le militant l’appelle pendant 45 minutes pour évoquer des désaccords militants, et lui demander de justifier sa signature de la lettre. « Il m’a reproché de m’attaquer à un super militant, de détruire la CGT, de lui donner envie de quitter “l’orga”, il m’a dit que durant toutes ses années de militantisme, il n’avait jamais été interpellé sur des questions de harcèlement… » Durant une semaine, la jeune femme a droit à au moins un appel par jour, assorti d’un mail ou d’un SMS.
La solidarité syndicale joue donc à plein, faisant office de cordon sanitaire autour du responsable mis en cause. « Nous connaissons ce type de stratégies, elles ont été déployées dans d’autres types d’organisations, notamment politiques, note Sophie Binet. Et c’est là-dessus qu’il faut travailler. Il faut réussir à désolidariser le collectif militant d’un leader agresseur. C’est à cette fin que je répète sans cesse qu’on ne peut pas être un bon militant syndical et un agresseur. C’est incompatible. »
« Ça nous paraît encore insensé que ça arrive dans nos organisations »
Benoît Martin, responsable de l’union départementale de Paris, milite depuis plusieurs années sur les questions féministes et a pris fermement position sur l’affaire auprès de la fédération, de la confédération, et dans deux publications de la CGT. « Je suis très exposé depuis. On me reproche de parler de ces questions qui seraient seulement des disputes internes. Je crois que perdure dans mon organisation syndicale une solidarité machiste, manifestement. Mais ce n’est peut être pas l’essentiel : il y a clairement des enjeux autour de la préservation de l’organisation. Et préserver c’est se taire, même là où il faudrait écouter, réparer, prévenir et sanctionner. »
La souffrance est d’autant plus grande que la loyauté syndicale est forte. « Il faut lire la résolution numéro 5 issue du dernier congrès, en avril 2016, souligne Benoît Martin. Il y a un engagement formel à combattre le sexisme à l’extérieur et dans la CGT, et à lutter contre les violences faites aux femmes dans le travail et dans le syndicat. Certains considèrent que je suis “sur-engagé”, mais j’exerce simplement ma responsabilité à la CGT, qui se revendique clairement comme un syndicat féministe. » Le responsable départemental en veut pour preuve le combat exemplaire mené par son syndicat au sein de l’Organisation internationale du travail (OIT) tout récemment. La CGT y représente l’ensemble des salariés français dans la négociation de nouvelles règles contraignantes contre les violences faites aux femmes.
Pour le dirigeant confédéral Boris Plazzi, il faut pourtant comprendre que le syndicat vit une situation inédite. « Tout cela est très nouveau chez nous, ça nous tombe dessus, témoigne-t-il. Si vous nous demandez de parler de tout le reste, de l’emploi, de la justice sociale, etc, nous serons intarissables. Mais devant ce genre d’affaires, nous sommes un peu comme une poule devant un couteau. Nous ne sommes pas aguerris, ça nous paraît encore insensé que ça arrive dans nos organisations. »
La naissance du collectif a été vécue par les militantes qui l’ont constitué comme une bouée de sauvetage, l’occasion de mener « une lutte syndicale, noble et belle », réunissant des femmes aux parcours et métiers parfois très éloignés. « Ça a pas mal changé ma vie, et c’est le cas pour nous toutes, car cette agression a déclenché notre mise en mouvement, personnel et collectif, témoigne Angéla*. Notre histoire, c’est aussi d’arrêter de nous sentir coupables devant ce qui peut arriver à des camarades, c’est de nous dire que la CGT est autant à eux qu’à nous. Si on ne s’unit pas dans une lutte commune, ça ne s’arrêtera jamais. »
Cette solidarité nouvelle n’empêche ni l’amertume, ni parfois l’envie de claquer la porte. « Je sais que de vraies valeurs sont portées par mon syndicat et c’est cette orientation qui me donne envie de rester, insiste Rosa. Depuis un an, je vois beaucoup d’évolution, les discours ne sont plus tout à fait les mêmes, il y a une prise de conscience chez certains hommes et femmes. Mais ce qui est fatigant, c’est de vivre le sexisme à la fois à l’extérieur, dans la rue, et dans son syndicat, qui devrait être un espace qui nous protège de tout cela. Nous passons aujourd’hui un temps fou à militer sur cette question, alors qu’il y a plein d’autres combats que nous voudrions mener. »
MATHILDE GOANEC ET DAN ISRAEL