Deux documents ont défini la stratégie gouvernementale dans le domaine de l’IA. En mars 2018, le rapport remis par Cédric Villani, « Donner un sens à l’intelligence artificielle, pour une stratégie nationale et européenne », fut élaboré à partir de l’audition de 420 experts. Son auteur rappelle : « Aujourd’hui, cependant, l’écrasante majorité des transferts circule du monde civil vers le monde militaire. C’est d’autant plus vrai dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) » [17]. Le même constat est fait par un responsable de la DGA (Direction générale de l’armement), le bras industriel du ministère de la Défense qui constate que le « déplacement vers le civil du centre de gravité du développement des technologies, en particulier numériques, nécessite d’amplifier une stratégie visant à améliorer leur détection puis leur captation au profit des finalités de l’innovation de défense » [18]. Le rapport publié par le ministère de la Défense en 2019, qui constitue l’autre document majeur en matière d’IA, constate également qu’un point commun des stratégies nationales c’est que « [l]es briques technologiques doivent ainsi diffuser […] du domaine civil au militaire » [19].
Voilà pour les déclarations. La réalité est tout autre et l’emprise militaire sur l’activité d’innovation se poursuit. Comme l’indique le tableau 1, dans la phase initiale (2018-2022) des mesures gouvernementales, la Défense a reçu presque autant de financement IA que la Recherche et plus que l’ensemble de l’‘économie’ française. Autrement dit, la Défense (qui pèse environ 2% du PIB) a reçu autant que tout le reste de l’industrie et des services.
Source : auteur, à partir des données de la Cour des Comptes (2023)
Cette surreprésentation du militaire va même être amplifiée. Le plan France 2030 prévoit d’accorder 2,2 milliards d’euros à l’investissement dans l’IA afin de soutenir la formation, favoriser la diffusion des technologies de l’IA et cibler quelques domaines prioritaires. Or, ce montant est à peine supérieur à celui affecté par la loi de programmation militaire 2024-2030 à l’IA de défense (2 milliards d’euros)[20]. Le gouvernement a également créé en mai 2024 l’agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense.
A quoi vont servir ces 2 milliards d’euros ‘militaires’ consacrés à l’IA ? Pour l’essentiel, à réaliser ce que la DGA appelle ‘une captation d’innovation’ [21] afin d’adapter les recherches menées dans les labos publics et privés civils aux besoins opérationnels, faire progresser l’autonomie décisionnelle des robots, concevoir les cockpits du futur, etc. « En effet, le secteur de la défense utilise des données issues de capteurs militaires spécifiques (radars, sonars, systèmes optroniques, équipements de guerre électronique) auxquels le secteur civil a peu accès » [22]. Le mythe du rôle moteur de la recherche militaire s’estompe un peu plus.
La défense n’est pas seulement privilégiée dans l’affectation des crédits publics destinés à l’IA, elle est également mieux organisée. Le ministre des Armées (Sébastien Lecornu) a annoncé qu’il prend pour « modèle ce qui s’est fait avec l’atome dans les années 1960 » pour conduire le saut technologique que représente l’intelligence artificielle [23]. Cette hyper-centralisation exercée par l’institution militaire contraste avec la dispersion des financements publics civils qui transitent par de nombreux canaux mis en place par les institutions de politique publique. Quelles en sont les conséquences ? Dans un rapport publié en 2023, la Cour des Comptes observe une « absence de gouvernance ou de coordination pour l’ensemble des usages de l’IA et des infrastructures critiques associées », un « suivi insuffisant des financements associés » qui risque d’occasionner « des divergences de priorités, des difficultés de diffusion des innovations, ainsi qu’une réduction de l’efficience des investissements qui peuvent être réalisés de manière dispersée » [24]. Ce constat d’un entrelacement et cette opacité des dispositifs publics coûteux mis en place ne sont pas le fruit du hasard, mais un trait structurel du comportement de la Haute Administration (le ‘millefeuille administratif’ a de beaux jours devant lui) qui caractérise l’ensemble de la politique industrielle [25].
Le tropisme militaire des politiques publiques en IA affaiblit la recherche publique et l’industrie civile. En effet, les performances scientifiques de la France dans le domaine de l’IA telles qu’elles sont mesurées par le nombre de publications citées [26] se sont détériorées. La France est passée de la 5e place en 2003 à la 8e en 2013 puis à la 12e place en 2023, elle est désormais cinquième en Europe derrière le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, et elle est en passe d’être rattrapée par l’Iran (données : Scimago). C’est un des effets de l’appauvrissement de la recherche publique civile organisé depuis des années que l’excellence de la recherche en mathématiques n’arrive plus à enrayer. D’ailleurs, dans ce domaine également, la situation se détériore. La France a régressé, passant du 4e rang mondial en 2013 au 7e rang en 2023, et elle est désormais dépassée par l’Inde, le Royaume-Uni et l’Italie.
L’industrie civile connaît un recul bien plus dévastateur. La qualité de la recherche publique et le soutien de beaucoup d’argent public mis sur la table par la Banque Publique d’Investissement (BPI) ont certes permis à quelques chercheurs de créer des start-up dont certaines sont des leaders mondiaux – Mistral AI étant la plus citée. En revanche les grands groupes qui captent pourtant une bonne partie du financement public de R&D font pâle figure. Thales, qui produit des armes de haute technologie, est le premier déposant de brevets en IA en France, mais, enclavé dans la défense, il n’est pas présent dans le Top 20 des entreprises européennes déposant des brevets IA (source : Questel). En fait, six décennies de politique technologique dominée par les grands programmes militaires et stratégiques ont marginalisé plusieurs secteurs industriels déterminants (électronique, informatique, machine-outil). Les ‘champions nationaux’ peuplent en nombre le cimetière des faillites : Alcatel, Alstom énergie, Areva (rebaptisé Orano en 2018). Le plus récent sinistre est celui d’ATOS, vers lequel l’argent public afflue à nouveau – comme ce fut le cas dans les décennies 1960, 1970 et 1980 pour Bull qu’ATOS a d’ailleurs racheté. Il faut en effet – et ‘quoi qu’il en coûte’ – sauver sa filiale qui produit les supercalculateurs qui forment un maillon essentiel de la dissuasion nucléaire française et qui sont indispensables pour gérer certains systèmes d’armes.
En sorte qu’en participant à la course à la militarisation de l’IA, le gouvernement français malmène la recherche publique et dégrade un peu plus le système industriel. (Article publié dans La Vie de la recherche scientifique (VRS), n° 437, avril-mai-juin 2024 – éditeur : Syndicat national des chercheurs scientifiques [SNCS-FSU], Syndicat national de l’enseignement supérieur [SNESUP-FSU])
Claude Serfati
Notes (suite)
[17] Villani Cédric, « Les enjeux de l’IA pour la Défense de demain », Revue de défense nationale, 2019/5 (N° 820), p.23.
[18] Chiva Emmanuel, « L’intelligence artificielle : un moteur de l’innovation de défense française », Revue de défense nationale, 2019/5 (N° 820), p.36.
[19] Ministère de la Défense, « L’intelligence artificielle au service de la défense », Rapport de la Task Force IA, yeptembre 2019.
[20] https://www.info.gouv.fr/actualite/defense-la-strategie-ministerielle-sur-lintelligence-artificielle
[21] Document de référence de l’orientation de l’innovation de défense (DrOID) 2022, p.33.
[22] Document de référence de l’orientation de l’innovation de défense (Droid), 2020, p.15.
[23] Les Echos, 8 mars 2024, https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/larmee-francaise-doit-prendre-tout-de-suite-le-virage-de-lia-affirme-sebastien-lecornu-2081361
[24] Cour des Comptes, « La stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle », avril 2023, p.36.
[25] Voir Sauviat Catherine et Serfati Claude, « Un bilan des politiques industrielles en France – Focus sur deux secteurs, l’industrie pharmaceutique et les télécoms et sur l’industrie 4.0 », Rapport de l’Agence d’objectifs CFE-CGC n° 2021-2, décembre 2023, https://ires.fr/?s=sauviat+serfati&submit=
[26] Je n’engage pas ici le débat sur les limites des indicateurs bibliométriques.