Depuis qu’on a appris la nouvelle de l’assassinat des 11 ex-députés du département de El Valle [1], la clameur pour organiser une fois pour toute un échange humanitaire qui permette le retour des séquestrés dans leurs foyers, a augmenté de manière constante, obligeant le gouvernement national à réagir autrement qu’en refusant de démilitariser les municipalités de Pradera et Florida [comme le demandent les FARC, ndlr] [2].
La marche du professeur Moncayo [3], les manifestations publiques de rejet dans les principales villes du pays et le débat public qui été lancé, ont permis de rappeler que les victimes du conflit que vit le pays sont surtout civiles. C’est sur elles que retombent la douleur et l’incertitude des actions des groupes armés. Elles n’obtiennent pas l’appui de l’État qui leur est dû constitutionnellement ; celui-ci doit les protéger.
La réaction du gouvernement actuel ne s’est pas fait attendre. Elle peut être analysée en deux mouvements spécifiques : d’un côté, le gouvernement a essayé de coopter les protestations citoyennes, en réorientant leur sens et en occupant l’espace public avec des proclamations, en essayant de récupérer l’initiative politique sur le thème. Cette stratégie cherche avant tout à rappeler aux gens qu’il est vital de maintenir la ligne de la politique de sécurité : on impute la catastrophe humanitaire au groupe opposant, et non aux institutions légitimement constituées, ce pourquoi les citoyens doivent s’allier à l’effort du gouvernement pour combattre la menace qui défie tant les institutions que la société.
Le second mouvement cherche avant tout à défaire l’image d’inaction de l’État par rapport au thème de l’échange humanitaire. Les voix de souffrance des familles des ex-députés, les manifestations plus critiques de la famille d’Ingrid Betancourt et l’attaque directe contre la politique gouvernementale du professeur Moncayo ont été accompagnées de la pression internationale non négligeable menée par la France, qui a mis le thème de la libération de l’ex-candidate présidentielle à l’agenda de l’État. Cela a obligé le gouvernement à redistribuer ses cartes et à essayer de montrer sa volonté d’arriver à un échange, en commençant par la libération des guérilleros et dudit « ministre des Affaires étrangères » des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), Rodrigo Granda [4].
Si la libération des guérilleros a suscité la controverse, l’action suivante du président a surpris tout le monde : pour obtenir une médiation internationale du président vénézuélien Hugo Chavez, il a sollicité les bons offices de la sénatrice Piedad Cordoba, une des voix les plus critiques de l’opposition à l’actuel gouvernement. Et, semble-t-il, ses bons offices ont eu l’effet espéré : l’accord enthousiaste du président Chavez de collaborer à la paix en Colombie, en rappelant les liens d’amitié qui unissent les deux peuples et sa douleur pour les victimes du conflit que vit la Colombie.
L’entrée en scène de Chavez n’est pas gratuite. Pour le président vénézuélien, il est nécessaire d’améliorer son image internationale détériorée par les « ruptures » démocratiques opérées dans son pays et qui l’ont conduit vers une position chaque fois plus radicale face aux Etats-Unis et d’autres pays. L’importance qu’il pourrait avoir dans le cadre d’une négociation avec les FARC et même comme médiateur d’un possible accord de paix le mettrait dans une situation privilégiée. Comme sur tous les thèmes politiques, on essaie de minimiser l’effet de la coopération [internationale] dans des limites raisonnables, pour éviter une influence excessive d’un acteur étranger (…) : on accepte la rencontre entre les présidents colombien et vénézuélien [à Bogota le 31 août, ndlr] mais, en même temps, on réduit l’agenda et (…) on montre d’entrée ce qui n’est pas négociable : quelques jours avant l’arrivée du président vénézuélien, le président colombien a dit en se référant au thème : « Pourquoi non à une zone démilitarisée ? Parce que le pays a été démilitarisé durant 40 ans, c’est pourquoi il s’est rempli de guérillas et de paramilitaires. Parce que vous savez ce qui est ressorti du Caguan [5]. Là-bas s’est créé un foyer terroriste que nous n’avons pas encore pu démonter ». [6] Echange oui, mais sous la direction de l’État colombien, sans démilitarisation et en maintenant une ligne de discours contre les FARC.
Et les FARC ? Jusqu’à maintenant, elles ont juste remercié le geste de paix du président Chavez [7], en rappelant au passage que « (…) ce que nous continuons à exiger, c’est la démilitarisation de Pradera et Florida et nous demanderions au président Chavez, vu son poids politique, qu’il contribue à ce qu’on arrive à cette démilitarisation pour que les parties s’assoient à une table et négocient un accord pour mettre fin à la détention des prisonniers ». [8] Au cours de la même interview, elles ont répété les grandes lignes de leur discours sur l’échange humanitaire : le gouvernement Uribe est antidémocratique et fasciste, les « échangeables » ne sont pas des séquestrés mais des prisonniers politiques ou de guerre et, de fait, en Colombie, les FARC n’ont kidnappé personne : ils sont détenus parce qu’ils n’ont pas rempli leurs obligations en vertu de ladite « loi 02 » [9].
Les FARC exigent (…) une négociation directe avec le gouvernement. L’intervention de tiers ne servirait dans ce cas qu’à rapprocher les parties, c’est pourquoi l’action internationale peut même finir par représenter un nouvel obstacle. En tout cas, les FARC semblent être peu disposées à permettre une libération, un échange ou un accord humanitaire tant que le gouvernement actuel est aux commandes.
Plusieurs nuages ont assombri les lueurs d’espoir initiales. En premier lieu, il est clair que les FARC ne négocieront pas la libération de tous les séquestrés [10], puisqu’elles financent en partie leur guerre par la « détention ». En deuxième lieu, il est clair aussi qu’elles insisteront sur la zone démilitarisée [11]. Et, finalement, il est évident que le gouvernement ne pense pas céder plus que ce qu’il n’a cédé jusqu’à aujourd’hui pour obtenir la libération des séquestrés.
Le processus en cours est une opportunité indéniable qui peut conduire les parties à s’asseoir à une table et à négocier, portés par la pression nationale et internationale, et qui pourrait déboucher sur des accords minimes, au moins sur le thème des séquestrés, mais les FARC savent que c’est le gouvernement qui subit la plus grosse pression pour arriver à un accord. L’action internationale peut être un succès mais cela dépend de la volonté des parties et on ne perçoit pas encore clairement cette volonté.
Enfin, l’accord humanitaire ne peut être, en outre, seulement réduit à un échange (limité) de civils et de militaires séquestrés contre des guérilleros prisonniers. On doit arriver à un début de négociation de paix ou, au moins, à un accord clair sur les règles du jeu qui doivent régir le conflit. Un accord humanitaire limité à l’échange ne solutionne rien : il ne permettra pas la libération de la grande majorité des séquestrés anonymes, privés de leur liberté, et n’empêchera pas non plus la répétition de ces actions atroces à l’avenir. Ce sont les dilemmes qu’il faut résoudre avant de continuer à regarder avec espérance cette petite lueur qui se dissipe.