L’embuscade qui a coûté la vie à dix soldats français le 18 août dernier a rappelé à notre pays ce que d’autres nations engagées dans l’ISAF savaient déjà (à l’image du Canada dont les pertes s’élèvent à 93 hommes) : « Nous assistons au retour des opérations de guerre », pour reprendre les termes du chef d’état-major des armées françaises, le général Jean-Louis Georgelin, dans Le Figaro du 23 août. A ses yeux, la démarche suivie sur place ne doit pas en être fondamentalement affectée. Voire.
QUELLES SONT LES RACINES DU MAL ?
La guerre de l’automne 2001 qui a suivi l’attaque du World Trade Center a fait perdre le pouvoir aux talibans, mais ne les a pas anéantis. Leur chef, le mollah Omar, probablement réfugié dans le sud du pays, a orchestré une campagne de recrutement dès l’été 2002. Le nombre de ses partisans est passé de 4 000 en 2002 à près de 20 000 aujourd’hui - si l’on en croit les estimations de l’expert en la matière qu’est Antonio Giustozzi. Ces hommes sont surtout présents dans le sud et l’est - où l’on trouve aussi environ 2 000 combattants étrangers, des Arabes - mais aussi des turcophones comme les Ouzbeks, voire des Européens, venus mener le djihad contre l’infidèle comme au temps de la lutte contre l’invasion soviétique.
Comment expliquer une telle résurgence ? Pour commencer il ne faut pas sous-estimer les qualités propres des leaders. Le mollah Omar et Oussama Ben Laden, qui vit sans doute replié à la frontière afghano-pakistanaise, possèdent des talents organisationnels indéniables. Le premier, qui reste un chef charismatique, a su rétablir un maillage du territoire en prenant garde, d’une part, qu’aucun de ses lieutenants ne se construise un fief personnel grâce à un système de rotation des cadres locaux et, d’autre part, que ceux-ci se fassent accepter par la population en lui venant en aide (d’où la création de dispensaires, par exemple).
En outre, il a renoncé, à la différence de la politique du gouvernement taliban dans les années 1998-2001, à lutter contre la culture de l’opium dont la production en forte augmentation rapporte à tout le monde. Quant à Ben Laden, nul doute qu’une de ses qualités en termes de leadership tient à sa capacité à déléguer le pouvoir à des « sous-chefs » ainsi mieux à même de s’adapter aux circonstances - comme en témoigne le nombre considérable des « numéros 3 » d’Al-Qaida arrêtés, notamment au Pakistan, depuis 2001.
Mais ces atouts ne suffisent pas à expliquer que de jeunes Afghans rejoignent les talibans en rangs aussi serrés. Ils le font également en raison des échecs du gouvernement de Kaboul et des troupes étrangères. Il est temps de faire le bilan du régime d’Hamid Karzaï, que les Occidentaux ont mis au pouvoir - une situation certes validée ensuite par la voie élective - en raison de ses états de service - rares - de Pachtoun (il en fallait un !) anti-taliban, mais qui se révèle un piètre homme d’Etat. Il n’a pas su, ou pas voulu, s’émanciper de l’influence d’anciens moudjahidins formés par la guerre contre les Soviétiques : investis de responsabilités locales ou régionales - nombre d’entre eux sont devenus gouverneurs de province -, de « seigneurs de la guerre » ils se sont transformés en prédateurs corrompus. L’argent de la drogue entre dans leur poche aussi, et le racket est une industrie des plus lucratives, y compris à l’endroit des voyageurs que la police afghane rançonne sur les routes du pays.
Karzaï lui-même - en tout cas son frère - ne semble pas au-dessus de tout soupçon, de l’aveu même de ceux qui furent ses principaux soutiens américains, comme en témoignent les déclarations dans le New York Times Magazine de Thomas Schweich, chargé de coordonner la lutte contre les narcotiques en Afghanistan au titre de l’administration américaine de mars 2007 à juin 2008. Le mal est si profond que dans le sud la population s’en remet de plus en plus souvent aux talibans pour administrer une justice certes sommaire mais plus fiable que celle de magistrats corrompus.
Quant aux troupes de l’ISAF et de l’opération américaine « Enduring freedom », elles sont très mal perçues, non seulement parce que les Afghans - qui n’ont jamais été colonisés - y voient volontiers un corps étranger, mais aussi parce que, depuis la guerre de 2001 et ses très nombreuses victimes civiles, les « bavures » les plus meurtrières se sont multipliées, mettant d’ailleurs le gouvernement afghan en porte à faux et donnant aux talibans des arguments inespérés : quels sont donc ces soldats de la paix qui tuent des femmes et des enfants par dizaines, voire davantage, comme à la fin du mois d’août ?
Last but not least, les opérations militaires ne se sont accompagnées d’aucun développement économique tangible dans le sud, où la guérilla a gêné leur mise en œuvre. D’une part les sommes promises par les donateurs n’ont pas toutes été déboursées ; d’autre part l’argent n’est pas arrivé à ses destinataires en raison de la corruption massive des intermédiaires locaux et régionaux du régime Karzaï.
LE ROLE DU PAKISTAN
Le tableau ne serait pas complet si l’on n’y ajoutait pas une pièce maîtresse : le rôle du Pakistan. Car contrairement à une idée reçue, le foyer d’islamisme le plus actif dans le monde, n’est pas l’Afghanistan, mais bel et bien le Pakistan, où Ben Laden a sans doute trouvé refuge et où est né le mouvement taliban dans les années 1990.
Le soutien pakistanais à l’insurrection afghane revêt aujourd’hui trois formes complémentaires. Tout d’abord, le développement des groupes de moudjahidins pendant la guerre contre les Soviétiques a islamisé la zone tribale et donné aux mollahs un pouvoir croissant, au détriment des chefs traditionnels. La guerre contre les Pachtouns afghans et le repli des talibans et d’Al-Qaida en 2001 ont ensuite favorisé une certaine talibanisation.
D’une part, l’islamisme s’y est développé par capillarité au sein de populations elles aussi pachtounes (parfois des mêmes tribus, partageant en tout cas la même langue et le même code d’honneur), d’autre part le ratissage musclé de la région - combien de « bavures » ont été déplorées là aussi ! - par des forces pakistanaises - jusqu’à 80 000 hommes furent déployés en même temps - opérant à la demande des Américains, qui voulaient Ben Laden mort ou vif, ont aliéné puis radicalisé la population. Aujourd’hui, de jeunes « talibans pakistanais » mènent la danse dans la région, aux dépens des chefs tribaux, dont bon nombre - les plus récalcitrants - ont été victimes d’intimidation ou même d’assassinats.
Ensuite le Pakistan est sans doute le pays d’Asie où les groupes islamistes acquis à la cause du djihad ont la force de frappe la plus grande. Leur assise idéologique est assurée par un héritage doctrinal remontant au moins à la Jamaat-e-islami, un mouvement fondamentaliste né dans l’Inde britannique en 1941, voire à l’école déobandie fondée en 1867. Leur capacité militante, qui s’incarne dans des mouvements aussi puissants que Laskar-e-Taiba et Jaish-e-Mohammad, a été éprouvée par des décennies de combat au Cachemire et en Afghanistan pendant la guerre de 1979-1989. Ces réseaux travaillent naturellement avec ceux qu’on appelle aujourd’hui les talibans pakistanais. L’accalmie que l’on observe entre l’Inde et le Pakistan au Cachemire a conduit certains groupes djihadistes jusque-là actifs dans cette région à se reporter sur la zone tribale.
Enfin, des responsables de l’Etat pakistanais ont trouvé utile de s’associer aux islamistes afghans, en particulier parmi les officiers de l’armée et du renseignement militaire (l’Inter Services Intelligence). Ils n’avaient pas hésité à soutenir les talibans dans les années 1990 pour prendre pied en Afghanistan, ce qui leur assurait une « profondeur stratégique » face à l’ennemi héréditaire, l’Inde.
Ils n’ont pas non plus hésité à protéger les mêmes groupes après 2001, toujours dans l’espoir de reprendre la main, à terme, à Kaboul et pour contrer la présence indienne en Afghanistan. L’ambassade de l’Inde - qui cherche à nouer une alliance de revers avec l’Afghanistan - a été victime en juillet dernier d’un attentat ayant fait 60 morts et dont la responsabilité a été imputée à l’ISI par de nombreux observateurs (y compris américains).
Certes, Musharraf a mené une certaine répression contre les islamistes à la demande expresse des Américains et en échange d’une formidable manne internationale, essentiellement américaine (100 millions de dollars par mois environ). Mais champion du double jeu, il n’a pas cherché à éradiquer des mouvements qu’il avait d’ailleurs utilisés contre l’Inde en 1999 quand il était chef de l’armée.
QUELLE ALTERNATIVE À LA STRATÉGIE ACTUELLE ?
Se poser la question de la meilleure stratégie possible pour les Occidentaux en Afghanistan revient d’abord à reposer celle du pourquoi de leur intervention. Quoi qu’on en dise pour habiller l’opération du voile des droits de l’homme, celle-ci n’a pas été déclenchée pour apporter la prospérité et la démocratie à la population afghane, mais pour anéantir un régime qui abritait Al-Qaida et qui, à ce titre, menaçait la sécurité des Etats-Unis et de l’Europe.
Or la crainte que l’Afghanistan redevienne un sanctuaire pour le terrorisme international reste forte à Washington et dans les capitales européennes. Dans ces conditions, un retrait des troupes de l’OTAN reviendrait à renoncer aux objectifs initiaux. Deux options stratégiques s’offrent aujourd’hui aux troupes déployées sur place.
La première semble avoir la préférence des Américains : elle implique un effort militaire accru - d’où la demande de Washington, à laquelle Paris a accédé au printemps, d’ajouter des hommes aux quelque 50 000 déjà déployés. Il s’agit aussi pour George W. Bush d’améliorer l’efficacité des forces en présence en obtenant du Pakistan qu’il autorise la poursuite sur son territoire des islamistes frappant en Afghanistan avant de trouver refuge dans la zone tribale, de l’autre côté d’une frontière des plus poreuses.
Si les Occidentaux observent ce genre de droit de suite de façon plus systématique, les conséquences au Pakistan vont être considérables. Le sentiment antiaméricain va s’exacerber et discréditer un peu plus un pouvoir civil déjà affaibli - au bénéfice de l’armée qui attend son heure, voire des islamistes, comme cela avait le cas après la guerre de 2001 en Afghanistan.
L’alternative à cette option principalement militaire aux graves implications consisterait à articuler un projet politique plus clair aux opérations en cours. Sans doute faut-il ici rénover l’approche militaire en même temps qu’on y ajoute un volet politique nouveau ?
L’urgence de l’heure impose de revoir le dispositif militaire : les problèmes de coordination entre les armées - celles des Occidentaux et celle de l’Afghanistan - demandent à être corrigés. Il faut aussi, car c’est étroitement lié, désamorcer la haine croissante des Afghans pour les Occidentaux. Cela suppose la fin des « bavures » et une présence militaire d’un genre nouveau : au lieu de « nettoyer » les environs des villes où sont retranchées les troupes, il conviendrait de nouer des relations avec les populations (notamment autour de projets de développement à mener en liaison avec les ONG). Cela implique de laisser en place les mêmes officiers pour des périodes prolongées, en évitant des rotations trop fréquentes.
Une guerre anti-insurrectionnelle ne se gagne qu’une fois distendu le lien entre les insurgés et la société locale, surtout lorsque celle-ci part du principe que les Occidentaux quitteront tôt ou tard le pays alors que les talibans, eux, sont là pour longtemps et susceptibles de mener des représailles contre les « collaborateurs ».
En parallèle, il est impératif de former une armée afghane plus fournie (environ 50 000 hommes aujourd’hui) où les Tadjiks ne soient plus surreprésentés - c’est là un héritage de la victoire de l’Alliance du Nord de 2001 - et de mener à bien les projets de développement engagés, ce qui nécessite des moyens additionnels.
S’agissant du volet politique, il convient de poursuivre l’effort de state building en (re) construisant des institutions aussi importantes qu’un système éducatif et un système de soins. C’est la base indispensable. Mais au-delà, il convient d’engager des pourparlers avec des talibans. Karzaï souhaite négocier avec ceux qui, parmi eux, ne sont liés ni aux « Arabes » ni aux Pakistanais, ce qui paraît raisonnable car ni les uns ni les autres ne peuvent être intéressés à un partage du pouvoir : ils souhaitent seulement faire capoter l’intervention extérieure et reprendre pied en Afghanistan. Cette négociation - que Karzaï est prêt à mener y compris avec le mollah Omar - s’avère bien sûr des plus délicates pour deux raisons au moins.
La première est qu’on ignore jusqu’où les talibans forment un groupe homogène et si certains sont prêts à discuter ou non. Mais il ne fait pas de doute qu’ils le seront d’autant plus que le rapport des forces militaires leur sera défavorable et que la détermination des Occidentaux sera manifeste.
La seconde raison est qu’il ne sera pas aisé de tenir les « Arabes » et les Pakistanais en lisière, étant donné le poids qu’ils ont pris en Afghanistan, surtout - pour ce qui est des Pakistanais - si l’Inde n’adopte pas un profil bas en Afghanistan, ce dont il faudrait la convaincre.
Pour infléchir ainsi la stratégie occidentale les Européens sont plus crédibles que les Américains qui, de toute façon, persistent à voir dans l’intervention armée en Afghanistan et la capture de Ben Laden la seule réaction possible au 11-Septembre. La première tâche des Européens sera donc, peut-être, de convaincre Washington d’ajuster la stratégie mise en œuvre.
La deuxième sera sans doute de mettre autour de la table des représentants du pouvoir afghan et pakistanais, si possible avec l’aide des Chinois qui peuvent avoir une certaine influence sur les seconds alors qu’ils s’inquiètent d’une possible contagion islamiste au Xinjiang.
Cette démarche peut être engagée sans délai car nul n’attend plus aucune initiative du président sortant qu’est George Bush, et Obama, s’il lui succède, se trouve sur une ligne compatible avec un tel plan - il souhaite en outre travailler de concert avec les Européens en Afghanistan ou ailleurs.
La France, qui occupe la présidence de l’Union européenne pour encore quatre mois, pourrait jouer ici un rôle clé et enclencher une telle mécanique. La recherche d’une alternative à la stratégie mise en œuvre devra en tout cas être au cœur du débat parlementaire réclamé par tous les partis politiques et prévu par le gouvernement le 22 septembre.