Sidi Ifni, ville côtière de 20 000 habitants au Sud du Maroc, a connu les 7 et 8 juin 2008, puis à nouveau les 18 et 19 août 2008 deux vagues de répression extrêmement violente, en guise de réponse à un mouvement social qui revendique, depuis le début des années 2000, une réelle politique de développement de la région et une extension et amélioration des services publics. Le mouvement se structure en Secrétariat local Sidi Ifni – Aït Baamrane et élabore un cahier revendicatif porté par la population. En août 2005, une manifestation de plus de 10 000 personnes obtient l’affectation d’un chirurgien à l’hôpital, deux ambulances et la promesse de travaux d’infrastructures portuaires et urbaines.
C’est du sein même de ce mouvement qu’a émergé le groupe Attac Ifni, qui depuis sa création en 2006 fait le lien entre les problèmes vécus localement par les habitants d’Ifni et les politiques globales de la mondialisation, telles qu’elles se déclinent au Maroc aussi.
Le contexte
Il faut savoir que la ville de Sidi Ifni est restée plus longtemps que les autres villes marocaines sous administration coloniale espagnole et n’a été rétrocédée au Maroc qu’en 1969. Ville alors florissante, elle connait depuis un processus de marginalisation et de paupérisation. Administrativement déclassée et rattachée à la province d’Agadir en 1970, Sidi Ifni ne bénéficie pas des mêmes subventions que les villes voisine et elle vivote aujourd’hui de tourisme, de la pêche encore concédée et de l’argent envoyé par ses émigrés. Le taux de chômage actuel y dépasse les 30%. L’absence de perspectives incite nombre de jeunes à s’embarquer clandestinement vers les Canaries voisines (28 h de traversée).
En revanche, les ressources halieutiques de la région attisent les convoitises de lobbies économiques extérieurs à la ville, ayant de très fortes connexions avec l’appareil sécuritaire du Royaume. Ifni voit passer le poisson mais n’en récupère pratiquement plus aucun bénéfice et même les postes de travail du port bénéficient essentiellement à une main d’œuvre extérieure à la région.
Cela explique pourquoi, exaspérée par les promesses non-tenues et l’absence de réponses à ses demandes, un groupe de jeunes et de chômeurs a décidé, à la fin mai 2008, de bloquer l’accès au port, ce qui a déclenché en retour, à partir du samedi 7 juin, une répression d’une rare violence menée par les plus hautes autorités sécuritaires, celles-là mêmes qui exerçaient tout au long des « années de plomb » et qui se trouvent avoir des intérêts directs dans le secteur de la pêche dans la région.
Le fil des évènements
Deux évènements ont provoqué le durcissement du mouvement :
– Des attributions de postes au sein de la municipalité, entachées de népotisme
– Un regain d’activité au port d’Ifni « comment tant de poisson peut arriver tous les jours et nous crevons de faim et restons chômeurs ? »
Le 30 mai, à la suite d’un rassemblement de protestation, des dizaines de jeunes, soutenus par la population, partent bloquer les accès du port et empêchent la sortie des camions frigorifiques chargés de poissons destinés à être traités et conditionnés à Agadir.
Le 2 juin, les autorités demandent l’ouverture de négociations avec les manifestants, mais elles n’aboutissent pas et dès le lendemain le groupe de bloqueurs grossit tandis que les femmes d’Ifni organisent des marches de solidarité et ce plusieurs jours durant.
Dans la nuit du 6 au 7 juin, les forces de l’ordre, venues de plusieurs régions du Maroc investissent la ville, par air, par terre et par mer. Plus de 4OOO hommes de différents corps de répression bloquent les issues de la ville, dispersent violemment le piquet de blocage du port cependant qu’ils investissent les maisons des quartiers populaires, cassant les portes et le mobilier, faisant main basse sur tout ce qui a de la valeur, terrorisant les familles au saut du lit, arrêtant à tour de bras, violentant et terrorisant les femmes, transformant les écoles en casernes. Dans les rues, la police matraque et tire des bombes lacrymogènes et des balles en caoutchouc.
Plusieurs témoins font état de morts, sans qu’il soit possible encore à ce jour de confirmer ou d’infirmer cette information. L’arrestation de Brahim Sebaalil et sa condamnation à 6 mois de prison, pour « diffusion de fausses informations » alors qu’il avait annoncé l’existence de morts lors d’une conférence de presse, visant bien évidemment à étouffer ce point. Des groupes de jeunes gagnent les montagnes environnantes, cependant que dans les commissariats, les personnes arrêtées par centaines sont soumises à des tortures et violences inouïes. La plupart seront relâchées, mais une dizaine sont inculpées et 4 sont transférées à la prison d’Inezgane. Les photos des tortures feront vite le tour du monde via Internet, des cas de viols sont dénoncés. A la télévision, le premier ministre, Abbas el Fassi, déclare qu’il ne s’est rien passé à Sidi Ifni.
Jouant son rôle d’aide aux citoyens de façon continue, tout de suite après la répression qui s’est abattue le samedi 7 juin, Attac Maroc s’est immédiatement associée à d’autres forces pour lancer une campagne d’information et de solidarité sur le mouvement d’Ifni. L’Etat et la presse aux ordres ont immédiatement désigné Attac [1] et l’ANDCM [2] comme les associations fauteuses de troubles.
Trois commissions d’enquête ont été constituées. La première, diligentée par l’OMDH, s’est rendue à Ifni quelques jours après les évènements, en compagnie d’un représentant du gouverneur de la région Souss-Massa et a été de toute évidence beaucoup plus à l’écoute des représentants des autorités que des habitants de la ville. Tout en reconnaissant l’évidence d’une forte répression policière, son rapport s’est centré sur les pertes occasionnées par le blocage du port et a minimisé les violences subies par les habitant(e)s.
La deuxième commission, désignée par le Parlement, s’est rendue à Ifni à la fin du mois de juin mais n’a toujours pas rendu ses conclusions.
La troisième commission, constituée de 14 organisations de droits humains et du mouvement social a fait le constat des violences, viols et exactions subis par les habitant(e)s, pointé les zones d’ombre et rédigé un certain nombre de recommandations.
La résistance continue
La répression qui s’est abattue sur Sidi Ifni n’est pas inédite au Maroc. Depuis 1965 et la violente répression des lycéens de Casablanca, d’autres dates aussi sombres jalonnent l’histoire du Maroc : 1981, 1984, 1994 … et aujourd’hui encore de nouveaux charniers apparaissent.
Ce qui est nouveau, c’est qu’une telle violence n’a pas raison de la colère des habitants. Cinq jours après le « samedi noir » du 7 juin, une manifestation de plusieurs centaines de femmes en noir reprenait possession de la rue. Le 15, c’est une marche monstre de 12000 personnes qui sillonne pendant plusieurs heures les rues d’Ifni, avec la participation d’une caravane de solidarité venue de tout le Maroc. L’opération est rééditée le 22. Depuis, inlassablement la population se mobilise dans les quartiers populaires et continue à présenter ses revendications et à réclamer l’ouverture de réelles négociations, avec comme préalable la libération des prisonniers, l’arrêt des poursuites pénales et la reconnaissance publique des exactions du 7 juin.
Le 18 août, de nouveau, des manifestants décident de bloquer l’accès au port. La répression est immédiate et de nouvelles arrestations ont lieu, mais le mouvement reste très offensif, réclamant la libération des prisonniers, la satisfaction de ses revendications économiques et sociales, la poursuite des responsables des violences policières, le respect de la dignité des habitants. Cependant, les autorités manient la carotte et le bâton, le ministre de l’Intérieur multipliant les menaces et les arrestations tout en annonçant que différents projets seront mis à l’étude et en tentant de fissurer l’unité des habitants en organisant des réunions consultatives sans réel mandat avec des notables et des représentants de la société civile choisis par les autorités.
Leçons d’Ifni
Le mouvement qui se déroule à Ifni est riche d’enseignements et constitue un test tant pour le mouvement social que pour le gouvernement. Il pose
des questions qui débordent largement le cadre de ce petit port naguère un peu assoupi et s’insèrent non seulement dans un mouvement social qui s’étend dans tout le sud marocain, mais aussi dans le débat qui parcourt le mouvement altermondialiste international.
En effet, il pose les questions fondamentales des politiques de l’emploi et du développement local, de l’accès aux services publics et de leur fonctionnement, mais il pose également les questions du rapport entre l’Etat et les citoyens et plus largement de la démocratie. Les Ifnaouis réclament de l’Etat qu’il assume ses fonctions : assurer aux citoyens des services publics accessibles pour tous et de qualité, promouvoir une politique de l’emploi reposant sur des perspectives réelles de développement local, rendre des comptes à la population sur son action.
Se heurtant à une fin de non recevoir, il n’est pas étonnant qu’ils aient boycotté massivement les dernières élections législatives, marquant par là leur colère d’être ignorés par l’Etat central mais aussi leur défiance vis-à-vis des partis tout aussi éloignés des préoccupations des citoyens. Répondre à de telles préoccupations de fond par la seule politique de la matraque ne peut qu’approfondir les rancœurs et creuser encore le fossé profond qui sépare le pouvoir de la population.
Mais dans le même temps, les Ifnaouis ne se complaisent pas en lamentations et pratiquent une forme de démocratie directe totalement inédite dans ce pays –et dans bien d’autres- s’imposant dans le débat municipal et régional en tant qu’acteurs à part entière. Ils redonnent ainsi son plein sens au mot « citoyenneté » tellement galvaudé dans les discours de gauche et de droite, dans la presse et par les ONG.
Il y a donc fort à parier qu’ils ne se contenteront pas du replâtrage des politiques dites de lutte contre la pauvreté comme ils ne se laisseront pas embobiner par des projets de développement qui satisferaient encore une fois les intérêts des gros bonnets de la pêche ou les multinationales du tourisme qui ont déjà manifesté leurs convoitises sur la région. Car ce qui est nettement posé derrière leur mobilisation, c’est la question du contrôle populaire sur les politiques publiques et de la démocratie.
Ces enjeux sont d’autant plus importants que d’autres villes, dans le sud du Maroc, connaissent des mouvements d’ampleur similaire et sur des revendications de même nature, où la question de la dignité apparait comme centrale (citons les luttes des populations de Tata, pour des services de santé gratuits et de qualité, les luttes des habitants de Bouarfa contre la surfacturation de l’eau, les luttes des mineurs contre des conditions de travail et de salaire à peine imaginables,...).
Leur lutte est exemplaire et a une portée qui dépasse largement les limites de la ville, de la province et du Maroc. C’est pourquoi la solidarité avec les luttes de Sidi Ifni est encore une façon d’exprimer le rejet des effets sociaux dévastateurs de la mondialisation libérale.
Libération de tous les prisonniers d’Ifni.
Satisfaction de leurs revendications démocratiques et sociales.
Cahier revendicatif des habitants d’Ifni
– Soins gratuits et de qualité
– 0ctroi de cartes de la solidarité nationale aux familles pauvres
– Création d’une province de Sidi Ifni.
– Versement des indemnités sociales et pensions dues par l’ancienne administration espagnole aux ayant-droits et à leurs familles
– Création de plusieurs unités industrielles dans la région afin de fournir de l’emploi aux jeunes
– Construction d’un centre de formation aux métiers de la mer au bénéfice des jeunes
– Octroi des permis maritimes aux jeunes chômeurs pour qu’ils puissent travailler sur les bateaux de pêche
– Généralisation effective de la pesée électronique à la criée
– Ouverture d’une enquête sur les dysfonctionnements existant au port
– Octroi de permis de pêche traditionnelle aux chômeurs (un permis par personne et non pour 3 personnes comme cela se pratique)
– Réserver un quota de pêche aux habitants de la région
– Exécution des projets inaugurés sur le papier lors de la visite royale (assainissement, électricité, routes) malgré leur inadéquation
– L’appel au boycott des élections législatives de 2007 avait été massivement suivi. Il a été renouvelé pour les élections partielles d’octobre 2008.
Liste des détenus de la prison d’Inezgane, inculpés auprès de la Cour d’appel d’Agadir (20) :
Brahim Bara (Attac), Hassan Agharbi (Attac), Mohamed El Ouahadani (CMDH), Ahmed Boufim (CMDH), Zinelabidin Radi (ANDCM), Abdelkader Atbib, Brahim Harbili (élève, condamné à 1 an de prison) , Abderrahmane Dahbi, Souljane Haouari, Khader Bouri, Omar Aarab condamné à 1 an), Karim Chara, Miloud Boutakat, Abdelmalek Idrissi (conseiller municipal), Zakarya Rifi (ANDCM), Khadija Zyane (CMDH), Mohamed Aissam, HusseinTizgarine, Ahmed Ahgoun, Hussein Boumzough, Mustapha Elkasbi, Mohamed Lamrani
D’autres ont été inculpés et sont en liberté provisoire (9)
Fayçal Moukhilif, Khalil Ezzin, Mounir Zakarya, Abderrahmane Ben Ahmed, Abdellatif Makiza, Bouchaib El Ghati, Khalid Bouchra (Attac), Brahim Boumrah (Attac), Hassan Moumni (Attac), Ahmed Elhallaoui
Liste des détenus de la prison deTiznit (4)
Redouane Mliouih(condamné à deux mois de prison. Actuellement libéré), Abdelwahed Elhamraoui, Azeddine Amahil condamné à 6 mois), Hassan Tizgarine (2 d’entre eux sont déjà condamnés à 6 mois et un an de prison)
Prison de Salé
Brahim Sebaalil (CMDH) a été condamné à 6 mois de prison et est détenu à la prison de Salé.
A signaler que l’arrestation de ces personnes s’échelonne à des dates différentes depuis le 7 juin. D’autres personnes sont encore recherchées.
Liste des chefs d’inculpation (variables selon les inculpés)
– Constitution et direction d’une bande criminelle
– Insultes à fonctionnaires
– Destruction d’installations industrielles
– Entrave à la circulation
– Rassemblement armé
– Participation à une manifestation non autorisée
– Destruction d’installations portuaires et des voies d’accès
– Troubles à l’ordre public par la diffusion malveillante de fausses informations
Chapeaux bas devant les femmes d’Ifni
Les femmes d’Ifni sont, comme dans bien d’autres régions du Maroc, souvent reléguées dans l’espace et les tâches domestiques et ne sortent dans la rue que couvertes d’un tissu ou d’un foulard symboles de leur décence et de leur réserve.
Mais elles ont largement adhéré au mouvement de contestation et ont fait preuve d’un sens politique et d’un courage impressionnant. Premières victimes de la dégradation des services publics, notamment de santé, de la hausse des prix et de la disparition du poisson varié et bon marché des étals, les premières elles ont organisé des marches pour bien montrer que le bocage du port n’était pas une action minoritaire et isolée.
Suffoquant de colère et de honte, elles n’ont pas hésité à témoigner, malgré les tabous, devant la presse, les télévisions, les enquêteurs, des viols et de toutes les violences physiques et verbales qu’elles ont subies.
Alors que les forces de l’ordre quadrillaient la ville et occupaient les rues, elles sont sorties, toutes en noir, les chairs encore meurtries des coups de matraque et de godillots, pour reprendre possession de la rue et libérer l’espace public.
Cette irruption des femmes sur la scène publique et politique aura de toute évidence des répercussions profondes et prolongées et constitue déjà la première victoire de la révolte de Sidi Ifni.