Depuis une quinzaine d’années, toutes les mesures prises par les autorités fédérales en matière de prévoyance vieillesse vont dans le sens d’une individualisation du risque et d’une amputation des rentes. Cependant, seule une vision à long terme permet de saisir le sens des trois piliers qui fondent le système de retraite helvétique : un partage des tâches et du financement entre public et privé sous le contrôle omniprésent des compagnies d’assurances. Si ces tendances lourdes se traduisent par une grande inertie, il n’en reste pas moins vrai que l’histoire qui a donné naissance à l’AVS (Assurance vieillesse et survivants), puis au système des trois piliers, est une histoire profondément conflictuelle. Trois moments symboliques permettent de suivre son évolution.
1er acte : l’AVS de 1948
Trois décennies après la grève générale de 1918, dont elle était la revendication phare, l’AVS voit le jour en 1948. A la fin de la Seconde guerre mondiale, c’est le radical Walther Stampfli, directeur des aciéries Von Roll et ancien membre de l’Association des caisses de pensions, qui mène campagne pour son introduction, avec l’appui discret des assureurs.
Dans un contexte de réflexion mondiale sur la sécurité sociale (« Sécu » en France et plan Beveridge en Angleterre), l’AVS est considérée par ses architectes comme « un ciment idéal pour enrayer la fracture sociale, à condition que ses rentes restent minimales et ne freinent pas le développement de la prévoyance privée », relève Leimgruber. Aubaine pour le patronat : cette AVS minimale garantit un large espace pour le développement des caisses de pensions. Les premières rentes versées sont en moyenne de 80 francs par mois dans les années 1950, permettant aux cotisations de faire croître rapidement les réserves, de 9 à 37 milliards de francs entre 1955 et 1970, soit près de 40 % du PIB.
2e acte : les trois piliers de 1972
Dans le contexte des années 68, l’amélioration de l’AVS se trouve au cœur des revendications de la gauche. Deux initiatives concurrentes, du Parti socialiste et du Parti du travail, pour des « pensions populaires » sont alors lancées. C’est dans ce contexte que, dans les salons feutrés des palais assurantiels de Zurich, avec l’appui du Conseiller fédéral socialiste Hans-Peter Tschudi, les héritiers de Stampfli préparent la contre-offensive. Jouant sur les divisions de la gauche, leur projet ancre le principe des trois piliers dans la constitution. Il est mis en votation populaire et adopté par 77 % des voix, le 3 décembre 1972.
Un « deuxième pilier » obligatoire et des mesures favorisant l’épargne retraite individuelle permettent dès lors d’endiguer l’AVS et d’ouvrir un champ inespéré pour les caisses de pension : le nombre de personnes à assurer ne cesse de croître de même que l’espérance de vie.
Plus récemment, la décennie 1998-2008 est marquée par l’instabilité financière qui voit les assurances tenter de se désengager de leurs obligations. Leurs pressions pour une diminution des taux de rendement du deuxième pilier portent leurs fruits : il passe de 4 % à 2,5 % entre 2002 et 2008, ce qui conduit à une baisse des retraites de 29 % pour des cotisations calculées sur 40 ans. Mais comment sortir de ce piège des trois piliers qui sape la solidarité et asphyxie le système de retraites depuis plus de 35 ans ?
3e acte : un modèle alternatif ?
Les batailles à venir seront extrêmement importantes. Les enjeux financiers sont de taille, puisque depuis 1998 les avoirs des fonds de pension helvétiques dépassent le produit national brut. Pour Michel Ducommun, il faudratout d’abord déconstruire les arguments de la droite : projections alarmistes fondées sur des évolutions démographiques et des taux de rendement fantaisistes, conflit de génération monté en épingle, instrumentalisation de la crise, etc. En réalité, non seulement les moyens pour financer une prévoyance solidaire existent, mais c’est aussi le bon moment pour proposer un modèle alternatif, puisque le référendum contre la baisse des rentes LPP a abouti en avril dernier, avec plus de 200 000 signatures, ce qui est historiquement exceptionnel.
La perte de confiance de la population dans le système des trois piliers doit nous inciter à tenir fermement la barre à gauche avec un objectif fondamental : des rentes correspondant à 80 % du dernier salaire net pour toutes et tous, avec un seuil minimal de 3500 francs indexé annuellement. Comment y parvenir ? Par la fusion de l’AVS avec le deuxième pilier, autrement dit par un système fondé essentiellement sur la répartition (tablant sur les cotisations des actifs), disposant aussi d’un fonds de réserve (dont le rendement complète les rentes). Selon les calculs de Ducommun, un tel modèle permettrait de mettre un terme à la capitalisation (et à la capitulation) intégrale.
En clair, il s’agirait d’opérer une expropriation des assurances privées afin que le contrôle des 500 milliards du fonds de réserve actuel soit aux mains des salarié·e·s. La crise actuelle et les débats internationaux qui mettent en question les systèmes de pensions par capitalisation ouvrent la voie à une mobilisation en faveur d’un retour à la répartition. Afin d’avancer dans ce sens, il faut mener le débat et travailler obstinément à la construction d’un large front de gauche, politique et syndical, au niveau fédéral.