Ce sujet est réducteur : Chris Marker est sans doute moins connu pour mon lecteur que d’autres cinéastes français de sa génération, et il est, cependant, au moins pour moi, un créateur majeur de ces dernières décennies, comparable à Alain Resnais et bien supérieur à ses collègues. Parler de son œuvre sous le seul angle de la politique, c’est donc un peu escamoter sa plus grande dimension : imaginez un texte sur les positions politiques de Jorge Luis Borges… Certes les questions politiques et sociales ont toujours été au premier plan chez Marker, mais il m’arrivera d’évoquer des divergences, et je voudrais qu’elles soient prises pour telles, et non pour je ne sais quels reproches.
Après avoir été Partisan, Marker débute au cinéma en écrivant un film que va tourner Alain Resnais, Les statues meurent aussi, réflexion sur le colonialisme (interdit dès 1953). Il avait milité dans des mouvements culturels de gauche (comme Travail et Culture, où il rencontra Resnais ou André Bazin). Ce sont ensuite Dimanche à Pékin (1956), Lettre de Sibérie (1958), Description d’un combat (sur la naissance de l’Etat d’Israël, 1960), Cuba Si (1961, interdit). En 1962 c’est le génial court-métrage de science-fiction, en plans fixes, La Jetée. En 1963, Joli Mai (Paris en mai 62), puis la participation au collectif Loin du Viet-Nam (1967). Les luttes de 1968 l’amènent à créer le Groupe Medvekine, il tourne A bientôt j’espère (sur une grève autogérée) et La sixième face du Pentagone. Ce sont ensuite les ciné-tracts, petits films de combat, et, en 1969-70, On vous parle, magazine d’actualités. Le train en marche (1971) évoque Alexandre Medvekine et le Ciné-Train de 1932. L’ambassade (1973), fiction, évoque le Chili confisqué par Pinochet ; La Solitude du Chanteur de Fond (1974) est un hommage à Yves Montand. Le Fond de l’air est rouge (1978) et Sans Soleil (1982) sont des méditations sur la vie politique et sociale ; AK (1985) évoque Ran, de Kurosawa, Livel five (1996) les derniers jours de la guerre du Pacifique en 1945. Et Chat perché (2002) est un portrait de Paris et des dernières élections – par le biais d’une silhouette de chat lewiscarollien.
Ce ne sont pas seulement les sujets traités qui mettent Marker à part de ses amis et collègues – on peut remarquer aussi qu’il partagea (comme nous le fîmes tous alors) les enthousiasmes d’une époque, privilégiant toujours l’attention émue et soutenue au dénigrement – voire à la prudence ou à la réserve. Mais ce qui différencie Marker de bien d’autres laudateurs, c’est que la chaleur qu’il apporte n’est jamais exempte d’humour. Par exemple Lettre de Sibérie : on y voit des morceaux de dessin animé, ou une utilisation comique de théories filmiques (trois fois de suite la même séquence, avec commentaire et son différents…) et même, quasi subliminale, une image d’affreux Jojo hilare, enseigne alors du magazine burlesque américain MAD.
Cette chaleur s’exprime aussi lorsqu’il évoque ceux qu’il a rencontrés. Par exemple, dans Sans Soleil Amilcar Cabral : j’ai reconnu ce leader de Guinée Bissau , que j’avais croisé en 1964 je crois, à Monza où Gianni Pirelli avait organisé un colloque anti-colonialiste ; j’y étais avec Denis Berger et Jannette Habel, et nous avions savouré, avec Cabral, une relation immédiate de complicité et d’humour. C’est le cas pour Yves Montand ou Medvekine ( « nous sommes des dinosaures », dit-il, « mais les enfants adorent les dinosaures… ») ; il peut aussi nous émouvoir brusquement (Sans Soleil) en nous montrant l’assassinat d’une girafe. Dans le montage de documents qui était Le fond de l’air est rouge, il fait parler des dirigeants du PCF, mais aussi des militants trotskistes, et il se trouve que ce sont des militants « lambertistes » (voir plus loin).
On aura compris, je crois, la différence qu’il y a entre un cinéaste comme Chris Marker et la généralité des cinéastes français, autant pour les sujets qu’il choisit que pour les engagements qu’il prend : lors de la floraison politique et intellectuelle de 1968, il n’y eut que deux cinéastes connus (Godard et lui) à utiliser pratiquement le cinéma comme arme, à donner un sens concret aux mots « politique », « militant » appliqués au cinéma.
Lors d’une période précédente, celle de la guerre d’Algérie (la plus longue guerre menée par la France au XX° siècle) Marker aura été plus réservé. Je fais la supposition que certaines formes de lutte lui parurent trop minoritaires, je note aussi qu’il n’a jamais aimé signer des appels collectifs. Mais à cette époque des cinéastes prennent le cinéma comme arme, travaillent pour le FLN algérien avec leurs images, et même plus [1] ; Resnais ou Truffaut appellent publiquement les soldats français à l’insoumission. Peut-être y a-t-il chez Marker une hésitation sur la violence : il a, dans Sans Soleil, cette réflexion « il faut bien, quelquefois, enlever un ambassadeur américain » - mais c’est juste une réflexion sommaire : enlever, ici, cela veut dire éventuellement tuer, comme le fit le commando qui abattit Gordon Mein, ambassadeur US au Guatémala en 1968, commando auquel participa Michèle Firk. [2].
C’est peut-être cette réticence que l’on décèle dans l’admirable méditation qu’est Chat Perché, écho quelque quarante ans après de Joli Mai, de façon certes plus mineure, il commente la récente élection présidentielle en mettant dans le même sac tous ceux qui, au premier tour, se présentèrent « contre » Jospin. [3]. Nous retombons ici sur le problème que j’évoquais au début, et que synthétise en fait ce dernier film : essayer de détailler des positions politiques, de discerner des divergences, c’est le but de cet article, et cela peut paraître légitimement mesquin devant l’importance d’une œuvre.