Les baltaguis du régime attaquent place Al-Tahrir
La place Al-Tahrir était ce mercredi après-midi la cible d’une attaque organisée par des partisans du régime encadrés par des policiers. Des hommes en dromadaires et à cheval tentent ainsi de faire taire ce cœur palpitant de la révolte égyptienne. Là, l’Egypte, avec ses différences de classes, de confessions, d’idéologies et de looks, se rassemble pour réclamer avec entêtement le départ de Moubarak et de son régime. Reportage écrit avant l’attaque des baltaguis
A l’ombre du « Mogamaâ », gigantesque bâtiment administratif du centre-ville, se trouve Maydan al Tahrir, principal carrefour du Caire. D’ici, on peut aller partout dans la grouillante capitale et, surtout, probablement, vers un nouveau système politique.
La « Place de la Libération » est devenue le cœur battant d’une Egypte qui ne veut plus vivre dans l’injustice, la corruption et l’arbitraire policier. La dernière blague égyptienne ? Une banale annonce qu’on entend dans les galeries du métro : « Si vous allez à Al-Tahrir, changez à Hosni Moubarak ! ».
La place accueille depuis quelques jours les manifestations les plus massives et les plus radicales depuis l’arrivée du président égyptien au pouvoir, en 1981. Les caméras de toutes les télévisions du monde sont focalisées sur son incessant mouvement. Y compris ceux de la télévision publique qui, pour faire (mauvaise) bonne mesure montre, en même temps que le rassemblement qui s’y tient, d’autres, infiniment plus petits et plus éphémères, favorables au chef de l’Etat.
Le sit-in ininterrompu se tient sous bonne garde militaire. Les rues adjacentes, qui abritent plusieurs institutions, dont les deux Chambres du Parlement, ainsi que des ambassades étrangères, sont fermées par des blindés et interdites au trafic automobile. Les soldats et les officiers ne montrent pas de signe de nervosité : on ne leur a jamais offert autant de fleurs et de sourires.
Moubarak a unifié le pays entier contre lui
Rarement un président a suscité contre lui une telle unanimité. Ici, les frontières de classes s’estompent momentanément et font connaissance des gens qui, ailleurs, se tiennent les uns des autres à une distance respectueuse. Les gallabias des paysans frôlent les derniers cris de la mode masculine. Les foulards de couleurs et les niqab réglementaires cohabitent avec les cheveux au vent et les pull-overs négligemment noués autour de la taille, comme dans une promenade paisible au bord du Nil. Des gens de toutes obédiences se parlent et même se sourient. Les libéraux se serrent les coudes avec des militants de la gauche radicale, des Nassériens, des Frères musulmans et des Salafistes. Un écriteau authentiquement marxiste, « Non à la société de classes : nous sommes tous égaux », est paradoxalement arboré par une jeune fille voilée.
Les deux principales confessions du pays, l’islam et le christianisme, sont aussi ostensiblement représentées ici. Les oulémas azharites, avec leur turban blanc enroulé autour de leurs taqias rouges, lèvent vers le ciel le même poing énergique que quelques ecclésiastiques coptes avec leur énorme croix pendant sur leur soutane. Une banderole résume « l’unité interconfessionnelle contre le despotisme » : « Les cheikhs et les qissis (prêtres) contre le raïs (le président) ».
Logistique improvisée mais impressionnante
Le système logistique a beau avoir été mis en place dans l’urgence, le résultat de tant d’improvisations conjuguées est impressionnant d’efficacité. Une commission s’occupe de procurer aux manifestants nourriture et couvertures. A côté d’appelés du contingent épuisés mais affables, des jeunes vigiles des deux sexes fouillent au corps tous ceux qui veulent rejoindre le sit-in. « Nous avons peur que la police nous infiltre », s’excusent-ils. La rupture est totale entre l’armée, qui supervise ces contrôles, et les corps de sécurité dépendant du ministère de l’Intérieur. Elle semble également totale entre elle et la Présidence, à en juger par ces « A bas Moubarak » griffonnés en gros caractères sur les chars et qui n’ont pas trouvé d’officiers zélés pour ordonner de les effacer.
Des vendeurs ambulants font probablement fortune en proposant aux manifestants kochari, sandwichs de toutes sortes et bouteilles d’eau minérale. Les consignes anonymes, circulant de bouche à oreille mais aussi sous forme de tracts, n’ont pas omis le chapitre diététique : les repas gras sont vivement déconseillés et les collations légères recommandées. Comme les abords de la mosquée Omar Makram - et les salles de prière elles-mêmes, où l’on dort à tour de rôle -, les terre-pleins et les pelouses devant le Mogamaâ font office de lieux de repos temporaire. Quelques tentes y sont plantées mais la majorité des dormeurs sont allongés à même le sol.
« Hosni, tu ne pourras plus fermer l’œil »
La convivialité à Al Tahrir se manifeste aussi sous la forme d’une coexistence heureuse entre banderoles et écriteaux divers, qu’on arbore au-dessus de sa tête comme dans une joute rhétorique amicale. A « Nous voulons la fin du régime » a vite succédé ces derniers jours « Le peuple veut la chute du président », celui-ci ayant affirmé, selon la dernière rumeur malicieuse, qu’il ne s’appelait pas « Régime ». Ce slogan se décline en une infinité d’autres, bien plus spirituels : « Nous sommes désolés, votre crédit est épuisé ! », « Attention, la date de péremption du système a été largement dépassée ! », « Va-t-en, j’ai mal aux bras ! » ou l’irrespectueux « Même les bébés-veaux veulent ton départ ! ». Il se décline également en pronostics sur le sort réservé au chef de l’Etat lorsqu’il aura été déchu (l’échafaud ou l’exil, etc.) et sur l’avenir de l’Egypte une fois libérée du « Tyran » : « Elections démocratiques », « Révision de la Constitution », « Etat islamique, égalité et justice », « Ni pouvoir religieux ni pouvoir militaire : pour un gouvernement civil »...
Les Egyptiens n’ont pas perdu leur humour en ces circonstances de crise. Certaines pancartes sont des jeux de mots sur des répliques célèbres. Ainsi, « Hosni, tu ne pourras plus fermer l’œil » rappelle « Avec (la chaîne de télévision) Rotana, vous ne pouvez avoir sommeil » tandis que « Je ne vous ai pas encore compris ! » renvoie au discours désespéré du président Ben Ali annonçant aux Tunisiens qu’il a entendu leurs doléances.
D’autres pancartes moquent les lauriers du chef d’Etat vieillissant, qui a commandé l’aviation égyptienne lors de la guerre d’octobre 1973, lui hurlant que « akher talâa jawia, ila al mamlaka al saâoudia » (Votre dernière sortie aérienne sera pour l’Arabie Saoudite). D’autres encore mettent en évidence ce que les Egyptiens qualifient de « lenteur d’esprit » de l’homme qui dirige leur pays depuis trente ans. Elles lui épellent les revendications comme « I.R.H.A.L. » (Va-t-en) ou les lui rappellent en d’autres langues comme l’inattendu « Log Dof : dégage en nubien ! ».
Par ces temps d’intifada, la place de la Libération ne ressemble pas à ce lieu impersonnel et hostile qu’on traversait au péril de sa vie, au milieu de flux continus de véhicules. Elle n’a jamais aussi bien porté son nom. « J’avais peur, je suis devenu Egyptien », énonce un écriteau qui, une semaine plus tôt, n’aurait pas pu être brandi ici, à quelques centaines de mètres du ministère de l’Intérieur, pas plus que n’aurait pu être dressée cette potence à laquelle pend, au bout d’une corde de fortune, un mannequin effiloché en chiffons à l’effigie du Rais.
Yassin Temlali
* MERCREDI, 02 FÉVRIER 2011 13:27 :
http://www.maghrebemergent.com/actualite/internationale/2090-le-caire-place-dal-tahrir-place-de-la-liberation.html
Reportage : Une nuit vigilante dans Le Caire assiégé par l’armée et les pillards
A la tombée de la nuit, alors que le commissariat brûle et que l’hôpital est défendu par les familles des malades, dans une cité de cadres cernée par « les quartiers populaires » et les pilleurs, le reporter de Maghreb Emergent s’est joint au comité de vigilance…
« Ne vous exposez pas au danger, le couvre-feu est en vigueur à compter de 16 heures », matraquent les médias gouvernementaux, mais personne n’en a cure dans cette Egypte complètement émancipée de la police, où même le trafic automobile est autogéré. A Guizé, à l’heure précise où ils devraient être rentrés chez eux, il y en a qui commencent à peine à passer le pont Tharwat près de l’Université bloqué par les automobilistes observant l’incendie du commissariat de Boulaq Al Daqrour en contrebas.
Dans ce quartier près de l’université, il semble y avoir trois catégories de nocturnes : la première est celle des passants et automobilistes attardés dont certains tentent probablement de rejoindre les manifestants au centre-ville, la deuxième est celle des pillards qui emportent tout ce qui pourrait avoir de la valeur, même le petite kiosque à tabac en métal rouillé à côté de l’hôpital d’El Boulaq, emporté sur une charrette après avoir été méthodiquement pillé la veille, la troisième catégorie est constituée par la majorité de la population qui défend les quartiers d’habitations et les commerces après avoir probablement pris part aux manifestations de la journée.
Pour se défendre : des cocktails Molotov avec des bouteilles de Pepsi
A Madinat al Mabouthine où habitent principalement des professeurs de l’Université du Caire, l’autodéfense s’organise dès l’entrée en vigueur du couvre-feu. Elle est rendue nécessaire par des rumeurs amplifiées de bouche à oreille de la participation de policiers aux vols et pillages. Mais aussi par la situation spécifique de cette cité, une des ultimes frontières du Caire middle class, cernée de « quartiers populaires » comme on aime à dire dans l’Egypte des classes moyennes pour évoquer une menace aussi lourde qu’indéterminée. Les grilles sont fermées et les gardiens, d’habitude presque somnolant le soir tombé, font nerveusement les cent pas. L’allée centrale est occupée par une trentaine d’habitants armés de gourdins, de machettes et de longs couteaux. D’autres renforcent la garde habituelle par une ronde sous les murs d’enceinte derrière lesquels le populeux quartier Saft El Laban où des comités de vigilance se sont également constitués regroupant hommes, femmes ou enfants pour faire face aux bandes armées.
S’ils ne sont pas déjà armés, les nouveaux arrivants sont dirigés vers un tas d’armes blanches faisant office d’armurerie. Sur un banc, une quinzaine de cocktails Molotov sont prêts à l’usage. Jusqu’à dix heures du soir, les fréquents passages de motocycles (moyen de déplacement préféré des cambrioleurs selon les dernières rumeurs) ne suffisent pas à inquiéter les riverains. Les discussions sont animées sur l’avenir de l’Egypte, devenue en l’espace de quelques jours un pays boudé par les tours operators et déconseillés par les agences d’évaluation des risques économiques. Les opinions sont contrastées mais pas antagoniques. Personne ici ne défend le droit de Hosni Moubarak de rester à son poste pour la trentième année consécutive.
« Pensez-vous qu’il va démissionner ? »
« Non, c’est un aviateur et les aviateurs sont réputés pour avoir les nerfs solides. Mais là, franchement il exagère, quel bloc de glace ! C’est comme s’il n’était pas au courant de ce qui se passe. »
L’échange est parfois interrompu par les observations de vénérables enseignants sur les dangers des cocktails Molotov pour leurs propres véhicules ou leur préparation « parce qu’ils sont confectionnés avec des bouteilles de Pepsi qui ne se brisent pas facilement lorsqu’elles percutent le sol ».
Inhabituelle collaboration de classes
Les nouvelles de la ville sont recueillies grâce aux téléphones mobiles (rétablis suite à l’intervention personnelle d’Hilary Clinton, ironise-t-on). Ce qui se passe ailleurs est plutôt rassurant : les jeunes, les shabab, contrôlent la situation, entend-on dire. Ils surveillent les immeubles et arrêtent les véhicules suspects. Une voisine raconte que son amie est rentrée toute seule de la place Tahrir après avoir manifesté et que, de quartier en quartier, une file invisible de jeunes mobilisés l’a escortée presque jusque chez elle. Les pillages semblent impossibles dans cette situation d’extrême vigilance.
Ils le semblent seulement car dans les alentours ils ont déjà commencé. Des bandes circulant à pied ou à moto déferlent sur la rue principale. Elles tentent de s’introduire dans l’hôpital d’El Boulaq qui a déjà eu à souffrir pendant des heures de l’épaisse fumée du commissariat incendié dans l’après-midi. Elles sont repoussées par des hommes agglutinés devant le portail, des parents de malades, dont l’attroupement se transforme vite en comité de défense.
« Piller un hôpital ! », s’indigne-t-on.
« Oui même le centre national anti cancer a été attaqué ».
« Qu’y a-t-il à voler dans les hôpitaux ? »
« Tout peut être volé, j’ai vu moi-même un gars s’en aller avec une poubelle de la municipalité, ça pourrait toujours servir, disaient-ils ».
Les assaillants qu’on peut voir tout en étant protégé des regards par les arbres de ce paradis de verdure fermé par le pont du périphérique ne ressemblent pas aux personnages inquiétants des rumeurs colportées. Ils ne sont pas armés de Kalachnikovs ou de fusils semi-automatiques volés dans les armureries des commissariats. Certains sont trop jeunes pour être des policiers reconvertis dans la terreur urbaine afin d’offrir à Moubarak un prétexte pour s’accrocher à son trône. L’échec de l’attaque contre l’hôpital ne décourage pas les attaquants, revigorés par leur infinité et par le sentiment de se faire justice contre l’Etat ou contre plus riches qu’eux-mêmes. Les bruits qui s’entendent maintenant proviennent du côté est de la cité. Une école primaire fréquentée par des élèves des quartiers pauvres des alentours est envahie, vidée de ses chaises, de ses tables et de tout ce qu’ils peuvent emporter. Les vigiles de Madinat al Mabouthine observent, inquiets, des mouvements frénétiques dans les étages des bâtiments presque écrasés par le pont du périphérique qui passe à quelques mètres de ses fenêtres. Les chefs du comité rappellent les consignes : chacun doit rester à son poste. Mais l’on s’attarde à regarder les pillages dont on a tellement entendu parler sans jamais les voir d’aussi près.
Une autre école qui fait face à l’entrée ouest de la cité est aussitôt attaquée, mais les habitants des bâtiments voisins, des enseignants universitaires et des cadres, réagissent de peur d’être les victimes suivantes de cette débauche de violences. Certains tirent avec des armes à feu. Il est difficile pour le comité d’autodefense d’Al Mabouthine d’intervenir car cela suppose de franchir le portail et de se mettre à découvert dans une rue vide et hostile. Paradoxalement les coups de feu ont l’air de rassurer les vigiles. On ose sortir devant la grille principale. On salue une bande de jeunes gens armés de gourdins et de sabres qui s’en vont renforcer le comité formé devant l’hôpital. La collaboration de classes, facilitée par la communauté de destins devant le danger, n’est pas pour autant spontanée ou naturelle. On n’hésite pas à dire que la cité d’Al Maboutine a toujours été menacée par les alentours et que « cette révolution qui a commencé avec des gens comme vous et moi est devenue une révolution des vas-nu-pieds ».
« Comment l’Egypte a-t-elle pu en arriver là ? » Des soupirs répondent à la question.
La nomination du chef des services Omar Suleiman au poste de vice-président mettra-t-elle fin à la crise. Personne ne semble y croire. Certains estiment qu’il n’y a pas de solution en vue, le président s’accrochant à son siège et les manifestants à la place Tahrir.
Une Egypte qui ne se reconnaît plus
« Pourquoi les gens qui manifestent ne rentrent pas chez eux pour laisser l’armée faire son travail ? Ils pourraient bien réoccuper la rue dans la journée ! »
Les uns acquiescent, les autres rappellent qu’avant le couvre-feu, il n’y avait ni pillages ni pillards. Les désaccords n’empêchent pas une réelle unanimité sur le droit de manifester et surtout sur la nécessaire démission du président « afin d’éviter le pire ».
Les nouvelles d’un déploiement plus important de l’armée sont rapportées par un automobiliste qui mêle à sa satisfaction de l’approche des chars son indignation devant la poursuite du sit-in au centre-ville. Certains l’écoutent avec intérêt car c’est un inspecteur de police « informé ». D’autres se demandent « pourquoi il ne se joint pas à nous au lieu de gloser ».
Les radios des voitures sont allumées, on écoute les chaînes publiques qui insistent sur la « mobilisation citoyenne contre les hors-la-loi » et paraissent inclure dans cette catégorie les manifestants de la place Tahrir. Un bruit assourdissant attire les vigiles dans la grande rue.
« L’armée est arrivée Allah Akbar ! »
On oublie les consignes et on court pour la saluer. Les militaires juchés sur leur char repartent car, disent ils, ils ont reçu l’ordre de patrouiller dans le quartier non d’y stationner.
« Pourquoi ne restent ils pas ? »
« Parce qu’ils sont supposés protéger le pays pas uniquement l’appartement de tes parents ».
Les vigiles rassurés regagnent l’allée centrale. Ils s’éparpillent en petites grappes autour des voitures stationnées. L’un d’eux s’écrie : « Vous allez rentrer chez vous on dirait ! Vous pensez peut-être que ce char vous a libérés ? »
La nuit s’étendra, égale en bruits, sinon celui d’autres patrouilles blindées.
Le jour qui se lève annonce une autre journée particulière dans une Egypte qui ne se reconnaît plus et qui, comme le souligne cet ingénieur trop bien habillé pour l’heure matinale qu’il est, a vécu en quatre jours ce que la Tunisie a vécu en quatre semaines entières.
Yassin Temlali
Le Caire, lundi 31 janvier 2011 (20h31)