Le Louvre, à bien des égards, est un laboratoire : pionnier en matière d’autonomie financière, ce fut aussi le premier musée national à instaurer l’accès gratuit un dimanche par mois. Cette exception dominicale prit valeur d’exemple en se propageant à d’autres établissements, Grand Palais, Orsay ou Guimet. En septembre 2004, le prestigieux musée fit une sérieuse entaille au principe de gratuité qu’il avait remis au goût du jour dans les années 1990 : il fut décidé que les artistes devraient payer pour accéder aux collections et aux expositions, ainsi que les enseignants qui n’auraient pas programmé de visite scolaire. Seulement voilà, la polémique suscitée par cette nouvelle a récemment pris une tournure si politique que le Louvre vient de décider de faire machine arrière. Pour les artistes seulement qui n’auront pas à s’acquitter d’un droit d’entrée. Anne Hidalgo, Secrétaire nationale à la Culture au Parti socialiste, s’était dite inquiète de « cette dérive qui rompt avec la politique en faveur des publics menée par le musée dans le cadre de sa mission de service public. Cette illusoire recherche de la « rentabilité » démontre que les objectifs premiers d’un musée sont perdus de vue, en particulier son rôle éminent d’éducateur ». Les remous avaient même fini par gagner les arcanes du pouvoir. La cerise sur le gâteau est venue du Figaro qui révéla que le Louvre avait fait cadeau de la gratuité pendant dix ans aux 140 000 salariés de l’entreprise Total, qui avait déboursé 4,5 millions d’euros pour rénover une de ses galeries.
Le cocktail était trop parfait pour ne pas réactiver le vieux débat sur l’accès à la culture. Ce revirement arrive donc à point nommé pour apaiser une situation qui aurait pu s’envenimer. Le musée renonce à prendre le risque de porter atteinte, une fois de plus, à l’utopie politique déjà très ébranlée qui présidait à son ouverture en 1793. La gratuité pour tous, alors de mise, répondait à trois principes fondateurs : « Pour les révolutionnaires, le patrimoine national constitue l’héritage des citoyens et cette propriété collective suppose une liberté de visite », explique Delphine Samsoen dans Les tarifs de la culture (1). « Le musée est également un outil d’éducation et d’édification du peuple (...) Mais pour la République naissante, le musée est avant tout le lieu d’apprentissage des artistes, des artisans et des ouvriers d’art ». La multiplication et la modernisation des musées, conjuguées aux difficultés économiques, ont fini par avoir raison des grandes idées. C’est sur les cendres de la gratuité que sont nées des politiques tarifaires prises entre deux feux : d’une part, le souci de faciliter l’accès au plus grand nombre et, d’autre part, de répondre à des critères d’ordre économique. Une situation que François Rouet, économiste au Département études et prospectives du ministère, résume ainsi : « Il y a des objectifs non marchands dans un contexte marchand. » Les tarifs adaptés aux différents publics - jeunes, étudiants, seniors, Rmistes, chômeurs, artistes et les autres - sont le résultat de ce compromis.
Durant la dernière décennie, l’entrée au Louvre a connu un véritable boom, passant de 5,50 € à 8,50 €. Pour accéder aux expositions, il faut aujourd’hui verser 13 €. « Les musées nationaux, dont les droits d’entrée avaient diminué au cours de la décennie 1970, s’engagent dans les années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, dans une logique de rattrapage, régulière et beaucoup plus rapide qu’elle ne l’avait jamais été », retrace Xavier Dupuis, chercheur au CNRS, dans Les tarifs de la culture (1). Après le Louvre, c’est le Château de Versailles qui a connu les plus fortes hausses. Pour corriger les effets du marché, il faut une ferme volonté politique. C’est sous l’impulsion de Philippe Douste-Blazy puis de Catherine Trautmann que fut lancé le premier dimanche du mois gratuit. « L’idée est venue du politique qui a rejoué son rôle », avance Claude Fourteau qui s’est battue au Louvre pour la gratuité dominicale.
Aujourd’hui, les politiques culturelles semblent en berne. Le sentiment d’échec qu’ont laissé les mesures de démocratisation culturelle a sans doute contribué à ce détachement : « Nous vivons une période où l’économique prime. Les efforts pour rendre la culture accessible au plus grand nombre n’ont pas été confortés par des résultats, ce qui explique peut-être le manque cruel de politiques publiques », explique Claude Fourteau. De fait, la gratuité est loin de faire l’unanimité, malmenée par les chiffres de fréquentation qui refluent une fois passé l’effet de surprise. Victime aussi d’un argument un brin psychanalytique : il faudrait payer pour sentir pleinement la valeur d’une visite au musée... « Toutes les études montrent que les critères financiers ne sont pas les premiers moteurs d’une sortie culturelle, confirme François Rouet. Ce qui ne veut pas dire que le prix ne compte pas. Trop élevé, c’est un obstacle ». Anne Gombault, professeur de management culturel, complète : « La gratuité n’est pas un gage d’accessibilité. Elle ne déclenche pas à elle seule la visite au musée. En revanche, si on se saisit de l’occasion pour réfléchir à un accompagnement, alors un apprentissage de l’expérience de visite gratuite est possible. » De plus, quand des politiques tarifaires ciblées obligent le chômeur ou le Rmiste à tendre un justificatif, la gratuité pour tous permet d’abaisser des barrières psychologiques en supprimant le passage en caisse. Le débat, un peu vite tranché, comporte donc des ramifications plus complexes qu’il n’y paraît.
Les déboires des artistes et des enseignants sont sans doute le signe de cette atonie politique. Pour Catherine Binon, Secrétaire générale du Syndicat national des artistes-plasticiens, « la décision du Louvre rend compte de la pauvreté des politiques culturelles. » Elle précise : « Les artistes sont considérés comme un « public captif », c’est-à-dire qu’en termes marketing, on sait qu’ils viendront de toute façon, que l’entrée soit gratuite ou non. » Voilà pour la partie émergée de l’iceberg. En creux, l’événement laisse transparaître une vraie lame de fond : « Valeur de marché », « variable stratégique », « actions prix », « attribut de valeur de la relation d’échange »... On croyait ce lexique cantonné à l’univers des banques et des grands magasins, mais il commence à gagner des sphères où le management était tabou hier encore. « Aujourd’hui, les tarifs sont gérés comme des prix : c’est une variable stratégique au service des objectifs des musées : survie, développement, accessibilité. Le pragmatisme l’emporte : même la gratuité s’intègre dans la stratégie de prix des musées, et peut en constituer le pilier central. Les subventions publiques ne peuvent pallier les besoins financiers de plus en plus importants d’organisations culturelles de plus en plus nombreuses qui proposent une offre toujours plus riche. La tendance est générale au niveau international, même si les degrés d’apprentissage varient suivant les pays. La France et l’Espagne restent encore sur des politiques tarifaires assez traditionnelles, à l’exception de quelques grands musées, au premier rang desquels le Louvre », décrypte Anne Gombault.
Pour avoir toute latitude de développer leurs ressources, les musées nationaux veulent plus d’indépendance. Quatre, et non des moindres, y sont parvenus. L’expérience menée au Louvre a servi de ballon d’essai. En 1993, il devient Etablissement public administratif (EPA). Le Château de Versailles le rejoint en 1995, avant Orsay et Guimet qui sont venus gonfler les rangs début 2004. Ce statut méconnu leur permet de définir eux-mêmes leurs tarifs votés dans un Conseil d’administration qui offre deux voix aux représentants du ministère de la Culture et du Budget. Les EPA ne versent rien au pot commun géré par la Réunion des musées nationaux en charge de la redistribution. « Avant, la mutualisation permettait que les recettes du Louvre servent à acheter une pièce pour le musée de Pau. Ce n’est plus le cas, pointe Nicolas Monquaut, Secrétaire général de la CGT-Culture. Les EPA encaissent leurs propres recettes. Ils ont donc tout intérêt à augmenter leurs tarifs. » Au ministère, François Rouet assure que « l’autonomie a tendance à devenir la norme » et que même les musées municipaux et régionaux l’appellent de leurs vœux. On imagine mal cette logique du « chacun pour soi » s’accorder longtemps avec le souci d’élargir l’accès à la culture. Alors, peine perdue ? « Au Louvre comme ailleurs, une marge de manœuvre existe au-delà du poids de l’économie », affirme Claude Fourteau qui en sait quelque chose. « Mais pour faire passer certaines mesures comme la gratuité, il faut parfois violenter les institutions. »
(1) Les tarifs de la culture, sous la direction de François Rouet, La documentation française, 2002, 20 €.
(2) La hausse des tarifs vaut d’ailleurs aussi pour le théâtre et le cinéma dont le prix moyen a triplé en vingt ans.