« Atteinte aux droits de l’homme », « mise à mort médiatique », « traitement injuste », « mise en scène judiciaire honteuse » : les griefs contre le sort réservé à Dominique Strauss-Kahn formulés par les élites intellectuelles, politiques et économiques françaises, dans des cercles privés comme publics, ont traversé les clivages partisans.
Ce concert d’indignations dépasse en effet le seul cadre des amis et des fidèles de l’ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI) et candidat potentiel à la primaire socialiste pour l’élection présidentielle de 2012 en France. Même les Français, par le biais des sondages, partagent l’incrédulité des classes dirigeantes en évoquant « la brutalité des images » et « une manipulation ».
Cette sidération est pourtant proprement française. Elle renvoie aux archaïsmes de notre société et à la place de la justice dans notre démocratie si pauvre en culture de contre-pouvoir. Une fois de plus, les élites françaises se scandalisent du fonctionnement de la justice quand elle s’applique à l’un d’eux. En France, à la fin des années 1990, quand le monde politique et économique a dû répondre devant les juges des dérives financières mélangeant l’argent public et privé, il a, d’un coup, découvert l’horreur du régime, déjà ancien, des gardes à vue et de la détention. Il a fallu, alors, d’urgence, réduire les prérogatives du juge d’instruction, suspecté de s’ériger en juge de la démocratie et de la bonne gestion.
Cette fois-ci, une justice étrangère réserve à un membre éminent de l’univers politique français, proche des cercles de pouvoir économiques et intellectuels et accusé de faits criminels, un traitement égal à celui de tout justiciable.
Selon de nombreux commentaires émanant de responsables français, la justice américaine aurait commis une forme d’abus de pouvoir et se serait fait de la publicité sur le dos de M. Strauss-Kahn en l’exhibant ainsi devant les caméras. Il aurait dû être protégé. N’a-t-il pas, a-t-on pu lire et entendre, rendu de grands services dans le cadre de ses fonctions professionnelles ?
Mais la première injustice du système judiciaire américain ne réside pas dans ce traitement, qui est tout à fait ordinaire aux Etats-Unis. Ce qui paraît brutal, vu de France, n’est que l’absence de prise en compte, dans ce pays étranger, de considération sociale dans la façon de traiter le suspect. Ce qui paraît violent au public français n’est que l’absence d’égards dus, pense-t-on, à la « caste sociale » de l’intéressé.
L’iniquité de la justice américaine est pourtant avant tout économique. Elle se trouve en effet dans la place extraordinaire prise par l’argent dont dispose l’accusé pour se défendre. De sa fortune dépend la qualité des avocats et des moyens déployés pour soutenir sa cause devant la justice. A ce titre, M. Strauss-Kahn figure parmi les privilégiés, et son incarcération a obéi tout de même à des considérations humaines puisqu’il n’a pas été mêlé aux autres prisonniers au cours de sa détention.
Il n’est pas victime avant même d’avoir été jugé. La protection offerte à la plaignante à l’origine des accusations retenues contre M. Strauss-Kahn, par les services de police et du procureur new-yorkais, permet avant tout d’équilibrer le jeu judiciaire.
A l’abri des pressions, la présumée victime n’est pas un pion instrumentalisé dans le cadre d’une chasse à l’homme ; sa protection illustre, de façon concrète, l’indépendance de la justice et permet de maintenir l’égalité d’un rapport de forces inévitable entre les parties.
Il existe, certes, une mise en scène de la part des chefs de la police et du parquet, mais c’est celle d’une justice élue qui rend des comptes à ses électeurs sur le terrain de son indépendance. Enfin, nous ne sommes pas confrontés dans cette affaire à un accès de puritanisme anglo-saxon, comme celui dont les Américains ont pu faire preuve notamment dans le cas de Bill Clinton pour l’affaire Lewinsky. C’est un dossier criminel qui repose sur des chefs de poursuite graves.
Ce qui choque, en France, finalement, c’est cette culture de contre-pouvoir américain. Chez nous, historiquement, la justice a été construite pour protéger les biens et les personnes, et non pour s’ériger en véritable pilier de la démocratie, à hauteur des pouvoirs politique et économique.
Il a fallu beaucoup d’efforts, dans les années 1990, pour que la justice française s’arme contre les grands délits financiers derrière lesquels se cachaient le financement illégal de la vie politique, la corruption d’élus et les bilans truqués des grands groupes.
Mais, depuis les années 2000, le pouvoir politique, soutenu par la puissance économique, a tué cette volonté émancipatrice d’une justice qui était en passe de rééquilibrer les pouvoirs au sein de notre démocratie et, par là même, de moderniser le lien entre la démocratie française, la République et ses élites. Que la justice s’occupe des agresseurs de vieilles dames et des pilleurs de banques ! Une vraie justice de classe.
L’« Angolagate », les affaires Chirac ou Bettencourt, et tant d’autres, n’ont fait que démontrer à quel point le pouvoir politique, en France, entend contrôler étroitement le cours de la justice au gré de considérations douteuses, voire partisanes, et souvent liées à la puissance des personnes et des intérêts potentiellement visés par des poursuites judiciaires.
Même le traitement réservé à certains témoins dans des volets du dossier Bettencourt a montré que la puissance publique, par la voie du parquet de Nanterre (Hauts-de-Seine) et des policiers, pouvait tenter de transformer des plaignants en suspects.
L’indignation française dans l’affaire DSK agit comme un miroir d’une démocratie bancale. La rencontre entre l’un des membres les plus éminents de l’élite, et la justice américaine n’est pas brutale en soi : elle montre surtout le chemin qui reste à parcourir en termes de séparation des pouvoirs dans notre pays.
Jacques Follorou