Je suis très inquiète de l’orientation que prennent maintenant les organisations non-gouvernementales (ONG) intervenant en défense des droits de l’Homme ou sur le terrain de l’aide humanitaire. Une orientation qu’elles prennent contraintes et forcées.
Différencions deux sortes d’ONG. Les unes, les grandes, ont des fonds propres. Elles sont à même de garder leur indépendance. Aujourd’hui, ce sont les ONG qui font appel à des sentiments très profonds, sur les thèmes,par exemple, de la faim, de l’enfance, de la santé : beaucoup de gens les soutiennent, envoyant chaque mois un virement automatique. En conséquence,ces grandes ONG peuvent matériellement garder leur indépendance et intervenir là où elles le jugent bon.
Mais d’autres ONG se sont donné des mandats importants, mais qui apparaissent aux gens non prioritaires, non immédiats. Il y a ainsi beaucoup de thèmes « nonporteurs ». Particulièrement celui des prisons. Certes, la question des prisonniers d’opinion touche toute une couche sociale dans les sociétés développées ce que l’on pourrait appeler une « bourgeoisie moyenne », pas une bourgeoisie d’argent, mais cette bourgeoisie qui a acquis, à la suite des révolutions de la fin du XVIIIe et XIXe siècles, le droit à la liberté de penser, à la liberté d’expression. Pour un prisonnier d’opinion, surtout à l’autre bout du monde, les gens donnent. Pas toujours très généreusement, mais c’est un appel qui suscite des gestes de générosité. Mais lever de cette façon des fonds pour les prisonniers de droit commun, dans son pays ou ailleurs, c’est très difficile. La prison est perçue comme une poubelle sur laquelle on referme soigneusement le couvercle. Les prisonniers de droit commun ? « Ils l’ont bien cherché », on ne va pas donner pour eux. Rien n’est plus difficile à faire admettre que la seule peine, c’est la privation de liberté.
Les ONG qui n’interviennent pas sur les rares thèmes « porteurs » doivent présenter des projets à un Etat ou à un groupe d’Etats, par exemple à l’Union européenne. Pendant longtemps, la Commission européenne a distrbué une manne à ces ONG. Les programmes n’étaient pas toujours acceptés, mais ils l’étaient souvent. Sur ces fonds, on avait le droit de prélever quelque chose comme 6 % pour faire fonctionner le programme : payer un salarié, faire des missions, organiser des rencontres ou colloques.
Mais peu à peu, la Commission européenne a réalisé qu’elle donnait de l’argent pour se faire battre. Au fil des ans, la Commission (ou chaque Etat pris séparément) a décidé de financer de préférence des programmes qui soutiennent les Etats, qui sont « positifs ». Prenons un exemple, au hasard : assurer une formation aux droits de l’Homme à des policiers, ou former des gardiens de prisons (car dans beaucoup de prisons du monde, il n’y a pas de gardiens : seulement des policiers ou l’armée). Alors, les ONG sont « au service de l’Etat ». C’est précisément ce que j’ai entendu dire durant la guerre du Kosovo par une ONG, ce qui m’a scandalisée.
Et bien non ! Une ONG n’est pas au service de l’Etat ; elle est au départ une organisation non-gouvernementale. Je n’ose pas dire que c’est un contre-pouvoir, mais au moins, c’est un collectif libre de ses choix qui ne répond pas forcément aux choix des Etats et qui les aide à terme en dénonçant leurs zones d’ombre.
J’ai en mémoire des exemples dramatiques. Parfois, la communauté internationale, comme on dit (je n’attaque pas l’ONU mais un groupe d’Etats) décide de ne pas intervenir. Comme au Rwanda. Les ONG de droits de l’Homme vont ramasser les crânes, compter les morts, vérifier comment ils ont été tués ; les humanitaires soignent et distribuent de la nourriture. Elles parent aux conséquences de la politique de non-intervention des Etats. A l’inverse, parfois les Etats interviennent, par exemple en décidant de frappes. Alors les ONG s’occupent des camps de réfugiés, couvrant comme elles peuvent les besoins élémentaires... Mais toujours, elles se retrouvent au service des Etats.
La Commission européenne refuse de plus en plus les programmes qu’elle ne juge pas « positifs », qui n’aident pas les Etats : les programmes « poil à gratter », pour parler vite. C’est-à-dire les programmes qui éclairent des manquements des Etats.
Prenons un exemple que je connais bien. L’Observatoire international des prisons a réussi une chose tout à fait remarquable : la publication en trois langues d’un rapport annuel sur l’état des prisons dans une cinquantaine de pays (dont la France). Tocqueville disait, je crois, qu’une démocratie se juge sur ses prisons. La Commission européenne a d’abord accepté ce programme. Deux ou trois salariés ont pu y travailler d’arrache-pied. Ce n’est pas un travail facile, mais il a été reconnu aux Nations unies et en bien des lieux. Or, depuis deux ans, la réponse est devenue « non » : un rapport sur l’état des prisons dans le monde n’est pas une aide positive aux Etats. C’est les dénoncer. Le programme est donc refusé.
Alors que faire ? Les ONG qui mettent le doigt sur ce type de problèmes ne reçoivent plus les fonds de la société civile car les médias montrent toutes les plaies du monde, et d’autres priorités s’imposent aux gens, ce qui est légitime. Mais, dorénavant, elles ne sont aussi plus aidées par les Etats ou groupes d’Etats. En conséquence, elles ne
peuvent assurer qu’un nombre toujours plus restreint de programmes. Certaines mettent la clef sous la porte. Et cela, tout de même, c’est inadmissible.
Bien sûr, il reste une solution qui n’a pas que des mauvais côtés : en revenir au bon vieux travail militant d’autrefois : continuer obstinément à faire connaître l’insupportable grâce à l’activité bénévole de gens qui, après le travail, prennent deux ou trois soirées par semaine pour travailler, publier des petits journaux, et qui malgré tout finissent par obtenir des résultats. Mais l’argent reste important : combien d’associations en Afrique n’ont pas de quoi avoir un téléphone, un fax, un ordinateur, une connexion Internet sans lesquels elles ne peuvent informer, c’est-à-dire agir ?
Ne consacrer la manne financière de la Commission qu’à l’aide aux Etats, c’est ne pas comprendre la démocratie. Une démocratie doit aussi savoir aider ceux qui lui montrent ce qui ne va pas.