La libération récente de Mikhail Khodorkovskii, après 10 ans d’emprisonnement, a fait sensation en Russie et dans le monde entier. Pour le régime de Vladimir Poutine, se défaire du « prisonnier politique n°1 » était plus une mesure de nécessité qu’un véritable signe de libéralisation du système. Le rôle prépondérant qu’a joué la diplomatie allemande dans cet événement témoigne clairement de l’affaiblissement de l’élite russe sur la scène internationale. La décision de libérer Khodorkovskii intervient sur fond d’une stagnation économique qui s’embourbe, d’un reflux continu des capitaux du pays, d’une chute des investissements et d’un potentiel échec politique des Jeux olympique d’hiver de Sotchi – qui représentent le projet d’infrastructures nationales le plus colossal de ces dernières années.
Le sens à donner au signal envoyé par Poutine à l’élite mondiale en libérant Khodorkovskii est donc assez clair : nous sommes dans une situation difficile et nous sommes prêts à faire des concessions. Dans le contexte national, Khodorkovskii est depuis longtemps considéré comme un héros par une frange de la société assez mince, mais influente : les classes moyennes urbaines libérales, certains secteurs des grandes et moyennes entreprises et toute une armée de représentants des médias qui s’adresse à ces couches. Il s’agit-là des insatisfaits de la corruption et de l’incapacité de l’Etat à fournir des garanties suffisantes en matière de propriété et de sécurité privées. Cependant, tous ces gens sont à présent conscients du fait que le message qui accompagne la libération de l’ex-milliardaire s’adresse exclusivement à l’extérieur et ne constitue pas un grand bouleversement en termes de politique intérieure. Cela dit, si l’histoire de Khodorkovskii n’a été et ne restera significative que pour les classes supérieures, l’amnistie déclarée à l’occasion des 20 ans de la Constitution de la Fédération de Russie touche des couches de la population bien plus larges.
Il est bien connu que la Russie contemporaine compte non seulement parmi les pays du monde où le pourcentage de prisonniers politiques est le plus élevé mais également parmi ceux où le système carcéral est le plus sinistre. Dans de nombreuses prisons, les prisonniers sont soumis aux travaux forcés et sont souvent privés des conditions d’existence et de l’aide médicale les plus élémentaires. La majeure partie des plus de 800 000 prisonniers que compte le pays a été condamnée pour des délits mineurs ou s’est carrément retrouvée derrière les barreaux du fait de l’arbitraire et de la corruption qui règnent dans les tribunaux russes. Les faits de violence de la part des matons ainsi que les actions collectives pacifiques menées par les prisonniers (le plus souvent des grèves de la faim) se retrouvent souvent au centre de l’attention du public, venant amplifier les revendications portant sur l’humanisation du système carcéral.
Le projet d’amnistie, adopté par le parlement début décembre, apparaît dès lors comme une tentative du régime de Poutine de faire baisser la pression liée à la peur constante et au manque de confiance de l’immense majorité envers l’Etat et, tout particulièrement, envers ses organes de maintient de l’ordre. Dans les semaines à venir, quelques 25 000 prisonniers – soit près de 3% du total – doivent être libérés. Il s’agit avant tout de personnes condamnées pour vol, escroquerie (motif par lequel il est courant de se débarrasser de ses concurrents en affaires, grâce à la corruption des instances judiciaires) ainsi que de presque tous ceux dont la peine ne dépasse pas les 5 ans. Selon les sondages, 40% de la population est en faveur de l’amnistie. Cependant, cette action one shot a réellement la capacité de faire basculer le sentiment d’aliénation des citoyens russes vis-à-vis de leur propre Etat.
Dans le même temps, une série de prisonniers politiques sont également graciés. Ainsi, la semaine dernière les membres de Pussy Riot, Nadiejda Tolokonnikova et Maria Alekhina, ont été libérées. Ces derniers mois, celles-ci avaient mené une campagne héroïque à l’écho retentissant pour les droits des femmes prisonnières. Leurs actions et leurs lettres de prison, où elles racontaient le sort des prisonnières condamnées aux travaux forcés et les humiliations de la part de l’administration, ont forcé la direction de l’administration pénitentiaire à mener des enquêtes et à mettre en lumière les violations de la loi dans une certaines colonies pénitentiaires pour femmes. La libération des Pussy Riot (qui, soit dit en passant, ont exprimé leur refus d’être libérées sur amnistie) est surtout liée à la volonté du gouvernement de mettre fin à leurs activités qui visaient l’auto-organisation des prisonnières.
Une autre conséquence importante de l’amnistie est la libération de cinq accusés dans l’affaire connue sous le nom d’ « affaire du 6 mai » – un procès politique scandaleux à travers lequel des dizaines de participants aux manifestations de l’année 2012 sont accusés de « troubles massifs de l’ordre public » et de « recours à la violence envers la police ». Parmi les personnes libérées on trouve l’activiste du Front de Gauche Vladimir Akimenkov, qui a presque totalement perdu la vue suite à son année d’emprisonnement, ainsi que l’activiste de gauche du mouvement LGBT Nikolai Kavkazskii. Cependant, la plupart des accusés dans cette affaire n’entre pas dans le champ de l’amnistie : il s’agit de ceux que l’on accuse d’avoir eu recours à la violence à l’égard de policiers.
Serguei Oudaltsov, l’un des représentants les plus connus de la gauche radicale, est toujours assigné à résidence. Alexei Gaskarov, le leader socialiste du mouvement antifasciste, restera en prison. Ainsi, les revendications portant sur la libération des prisonniers politiques en Russie restent importantes et urgentes. Et cette amnistie nous montre que l’opinion publique, la pression internationale et la solidarité ont là un rôle décisif à jouer.
Ilya Boudraitskis