Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Séparatistes, prorusses, proukrainiens, Maïdan, Antimaïdan, « petits hommes verts », ultranationalistes, forces d’autodéfense, manifestants... Qui prend les armes, pour qui et pourquoi ? Pour ceux qui ne sont pas sur place, la situation en Ukraine devient de moins en moins lisible, d’autant que les catégories utilisées, très politiques, n’aident pas à mettre les choses au clair.
Ainsi, les observateurs ont souvent du mal à prendre de la distance critique à l’égard de l’idée d’une « population russe de l’Ukraine » brandie par le pouvoir russe comme justification d’une éventuelle intervention. On confond facilement russes et russophones et on fait abusivement porter à la langue la responsabilité d’une division sociale. Si l’attitude de la Russie transforme aujourd’hui la crise ukrainienne en affrontement international, à l’intérieur du pays l’antagonisme est en grande partie social et économique.
Propagande et contre-propagande qui filtrent ici ou là continuent à brouiller les cartes. La désinformation atteint un degré inédit en Russie. Ainsi, les correspondants français présents dans la ville de Donetsk lundi 28 avril ont décrit une manifestation pro-ukrainienne violemment tabassée par une centaine d’hommes armés prorusses. Le jour même, l’agence russe ITAR TASS a présenté le même événement comme une manifestation prorusse tabassée par des néonazis favorables au pouvoir de Kiev.
Difficile pour moi aussi qui ne suis pas sur place en ce moment de parler en toute certitude. Cependant, cette distance forcée m’amène à réfléchir sur la nature des deux soulèvements : celui du Maïdan il y a quelques mois et celui de l’Est aujourd’hui.
La révolution kiévienne de l’hiver 2013-2014 et les mouvements protestataires aujourd’hui à l’est de l’Ukraine ont une origine commune : une défiance massive à l’égard de l’Etat ukrainien tel qu’il a fonctionné après la chute de l’URSS. Ces deux révolutions antagonistes me semblent être des révolutions jumelles. Chacune a construit son ennemi et son projet, en regardant dans des directions opposées.
En décembre 2013, le mouvement protestataire à Kiev s’est structuré autour du refus d’un Etat corrompu et oligarchique. Dans sa quête d’une société plus juste, le Maïdan a regardé à l’Ouest, en voyant dans l’Europe occidentale un modèle de fonctionnement politique et un rempart contre l’ennemi. Contrairement à ce qu’on a pu dire, l’ennemi du Maïdan n’était pas la Russie mais l’Union soviétique. Plus exactement, la mobilisation kiévienne récusait un fonctionnement politique hérité de l’URSS, avec la mainmise du grand frère sur les satellites, un parti du pouvoir distribuant des dividendes aux fidèles et une marginalisation des autres forces sociales. Mais tout cela, j’en ai déjà parlé dans les précédents billets.
A partir du mois de mars 2013, les mécontentements qui se sont faits entendre à l’est du pays s’appuyaient sur le même malaise de fond : un Etat corrompu, une crise économique dévastant la région, avec en plus une sensation d’être les oubliés de l’histoire. Une partie de la population de l’Est s’est sentie exclue du Maïdan, voire menacée par le nouveau gouvernement. La propagande russe visant à diaboliser la révolution kiévienne a construit ce sentiment de menace ; le gouvernement de Kiev n’a pas fait grand-chose pour rassurer l’ensemble de ses citoyens.
Comme à Kiev, les mécontents de l’Est ont cherché un allié avec qui construire une vie meilleure. L’allié a été vite trouvé : juste derrière la frontière, les bras grands ouverts, promettant justice et hausse des salaires, la Russie. Dans la partie orientale de l’Ukraine, surtout dans les régions lourdement touchées par le délitement du tissu industriel soviétique, le souvenir de l’URSS est celui de la prospérité et de la gloire. L’Etat ukrainien étant tenu pour responsable de la décrépitude, l’Etat russe peut apparaître comme un puissant sauveur.
Si les deux contestations ont les mêmes racines, elles sont soutenues par des personnes de profil social très différent. La révolution kiévienne a été en grande partie portée par des couches urbaines, lettrées, internationalisées, ainsi que par un certain nombre d’entrepreneurs privés. La contestation indépendantiste à l’est du pays est soutenue par des personnes modestes et plus que modestes, ainsi que par un certain nombre d’élites administratives. Si cette contestation est encadrée par un certain nombre d’hommes armés professionnels que l’on dit russes – les fameux « petits hommes verts » - , il est certain qu’elle rencontre l’adhésion sincère d’une partie limitée de la population, déshéritée et souvent isolée, tenant l’essentiel de sa vision du monde des émissions télévisées. Il s’agit d’ailleurs souvent de la télévision russe qui est accessible partout en Ukraine.
Une révolution des riches contre une révolution des pauvres ? Ce n’est pas tout à fait cela, mais la différence de milieu social est frappante. Les « deux Ukraine » ne sont pas l’ukrainophone contre la russophone, mais celle des intégrés et celle des marginaux, parfois animées par des dynamiques de mépris ou d’animosité.
Le Maïdan qui a su mobiliser les couches lettrées des grandes villes du pays avec une force impressionnante, a échoué à se faire entendre aux marges du pays. Peut-être a-t-il été trompé par l’image d’un Est apathique qui se contentait toujours de suivre le centre. Plus grave encore, le renversement d’un pouvoir politique semble avoir conduit à une destruction d’un Etat bâti sur des allégeances clientélistes. De plus, le pouvoir de Kiev n’a pas su s’adresser aux forces armées avec des ordres clairs, les cantonnant dans une action antiterroriste difficilement lisible ; elles ont donc aussi échappé à son contrôle.
L’Etat a tout bonnement disparu de l’est du pays, constatent les correspondants sur place. Le jeu est désormais entre les mains d’autres groupes, ce qui rend la situation d’autant plus explosive. Des groupes armés plus ou moins privés s’organisent localement, côté pro-ukrainien comme côté indépendantiste. Pour les premiers, il s’agit de chasser les bandes armées qui assiègent les institutions publiques et sèment le trouble. Pour les deuxièmes, il s’agit de donner l’image d’une population mobilisée contre le pouvoir de Kiev et de s’attirer le soutien russe. Ces groupes seront encore plus difficiles à qualifier et à décrire que les forces actuellement en présence et agiront certainement hors cadre juridique. Cette fois-ci, l’Est est bel et bien au bord d’une guerre civile, ceci alors même qu’un sondage récent confirme qu’une majorité des Ukrainiens de cette régions s’opposent aux actions des indépendantistes et à une éventuelle intrusion militaire de la Russie.
Si cette guerre civile éclate, le socle commun des mouvements protestataires à Kiev et à l’Est n’aura plus aucune importance.
Les Ukrainiens n’auront plus aucune chance d’apprendre que ce qui les unit dans leur protestation est sans doute plus grand que ce qui les sépare.
Anna Colin Lebdevev