La Chine a connu ces derniers mois une série d’attentats spectaculaires attribués à des terroristes ouïgours : un premier place Tiananmen, à Pékin (le 28 octobre 2013), puis les attaques des gares de Kunming (le 1er mars) et d’Urumqi (le 30 avril), et possiblement celle de Canton (six blessés à l’arme blanche, le 6 mai).
Comment interpréter cette série d’attentats ?
Avec ces attentats, la Chine est entrée dans l’ère du terrorisme de masse, indiscriminé, et surtout, impossible à dissimuler, en raison du caractère meurtrier des attentats et de leur situation géographique (hors du Xinjiang, excepté pour Urumqi).
Si les autorités chinoises ont dénoncé le Mouvement islamique du Turkestan oriental (ETIM) et le Parti islamique du Turkestan (TIP), elles s’en tiennent toujours à des informations extrêmement lapidaires, afin de minimiser les failles embarrassantes de son système de sécurité et pour ne pas faire d’émules au Xinjiang et dans la mouvance djihadiste internationale.
On ne sait ainsi quasiment rien des assaillants de la gare de Kunming, si ce n’est le nom de leur chef présumé, un Ouïgour. Quant à l’attentat d’octobre place Tiananmen, une source a révélé que la jeep qui a foncé dans la foule pour prendre feu sous le portrait de Mao, tuant ses trois occupants et deux touristes, contenait un mélange nitrate-fuel qui n’a pas explosé – sans quoi la bombe aurait non seulement endommagé ou soufflé la sacro-sainte Porte de la paix céleste, symbole politique de la nation, mais tué des dizaines de personnes.
Cet attentat a marqué le début d’une série noire de quatre attentats en sept mois, qui ont fait une trentaine de morts sans compter les kamikazes. Elle montre la vulnérabilité de la Chine : le système de contrôle chinois au Xinjiang a beau être sophistiqué (caméras de surveillance, fichage informatique, réseau d’informateurs), il est le produit d’une dictature obnubilée par une vision binaire du monde, très politique, ce qui la rend assez prévisible dans son fonctionnement. En outre, les forces de police au Xinjiang sont très corrompues.
Quelle est la réalité de la menace terroriste en provenance du Xinjiang ?
La menace est réelle, mais la perception en est faussée, pour plusieurs raisons. D’une part, la Chine use et abuse de l’étiquette de « terrorisme ». Cela a toujours été un moyen de mater la contestation, en associant toute manifestation de mécontentement, violente ou pas, à ce que le régime chinois dénonce comme les « trois forces » : « séparatisme, fondamentalisme et terrorisme ». La « main de l’étranger » est systématiquement mise en cause.
Cet amalgame permet d’escamoter tout débat sur les politiques chinoises au Xinjiang, qui sont pourtant la source d’une grande partie du malaise ouïgour : ces politiques favorisent en effet l’immigration des Chinois Han, l’ethnie majoritaire, contribuent à un partage inique des ressources, s’attaquent à la culture et à la langue ouïgoures ou encore enserrent les pratiques religieuses dans un carcan de régulations.
Pékin affiche zéro tolérance pour la critique : l’opposition ouïgoure en exil en Occident, pro-démocratique et non violente (représentée par le Congrès mondial ouïgour de Rebiya Kadeer), est vilipendée, tandis que les voix les plus modérées, comme celle de l’universitaire ouïgour Ilham Tohti, arrêté début janvier à Pékin, sont étouffées. Il ne faut pas oublier qu’à la différence des autres provinces chinoises (hors Tibet), où l’opinion publique sur Internet et le rôle indirect de certains médias font contrepoids aux décisions les plus dictatoriales, l’appareil policier agit au Xinjiang en dehors de la moindre supervision citoyenne.
Les actes de vendetta contre les autorités locales sont récurrents au Xinjiang et plusieurs cycles de violence ont clairement été identifiés depuis l’établissement de la Chine populaire en 1949. Depuis les émeutes interethniques de 2009 à Urumqi, ressenties comme un déni de justice et une manipulation par les Ouïgours, le resserrement tous azimuts du contrôle, via notamment des perquisitions à domicile, a conduit à une recrudescence des attaques ciblées contre commissariats et policiers, et parfois d’autres fonctionnaires locaux. Attaques auxquelles l’Etat a répondu en envoyant au moindre incident des forces spéciales qui ont multiplié les tueries (faisant entre 100 et 200 morts en 2013), alimentant une spirale de violence.
Certaines de ces actions ont pu être menées par des individus de manière isolée, ou dans le cadre de petits groupes auto-structurés. Mais, signale Nicholas Bequelin, de Human Rights Watch, « la pénétration d’Internet et la globalisation de la Chine ont aussi mis à disposition des plus radicaux la boite à outils idéologique des djihadistes telle qu’elle est disséminée par le TIP » – le Parti islamique du Turkestan, un groupuscule installé dans les zones tribales du Pakistan qui propose de faire la guerre aux « envahisseurs chinois ».
D’où vient le TIP et quels sont ses liens avec Al-Qaida ?
Le Parti islamique du Turkestan (TIP) est issu d’une recomposition des groupes de combattants ouïgours au Pakistan au début des années 2000 à l’initiative du Mollah Omar, le chef des talibans afghans, explique l’analyste Jacob Zenn, spécialiste du djihadisme en Asie centrale et en Afrique à la Jamestown Foundation, dans son rapport très détaillé pour le Hudson Institute sur l’islamisme en Asie centrale.
Sous tutelle du Mouvement islamique d’Ouzbékistan, qui prêche la création d’un califat en Asie centrale, le TIP est le successeur du Mouvement islamique du Turkestan oriental (ETIM), que les autorités chinoises continuent à mettre en cause régulièrement, sans doute pour rester cohérentes avec leur propagande du début des années 2000, et aussi parce que l’ETIM fait partie de la liste des organisations terroristes dressée par les Nations unies.
Son fondateur, Hassan Makhsum, a fui la Chine en 1998 pour les marges pakistano-afghanes, où il sera tué en 2003 lors d’un raid des forces spéciales pakistanaises. Les deux chefs qui lui succèderont, tous deux des membres importants d’Al-Qaida, disparaitront tour à tour dans des frappes de drones américains. Selon M. Zenn, le TIP commence à partir de 2006 à diffuser des vidéos à travers sa plateforme Islam Awazi, puis diffuse une revue trimestrielle en arabe, Islamic Turkestan, afin « de faire connaitre son combat islamiste à la communauté djihadiste internationale et solliciter ainsi des fonds et des soutiens ».
Le chef actuel du TIP, Abdullah Mansour, fut longtemps chargé de la branche éditoriale de l’organisation. Le groupuscule fait son premier « coup » médiatique en promettant un bain de sang dix jours avant les JO de Pékin en 2008 – seize gardes-frontières seront tués la veille de la cérémonie d’ouverture par deux assaillants au cœur de Kashgar. Jacob Zenn explique la montée en puissance du TIP par les solidarités au sein de la nébuleuse Al-Qaida, à mesure que d’autres groupuscules se sensibilisent au sort des Ouïgours : « Il y a des échanges d’informations et de méthodes. Le TIP a loué l’action des combattants du Caucase, par exemple, et il y a actuellement tout un brassage en Turquie. Enfin, tout milite pour que la Chine devienne une cible intéressante : c’est une puissance émergente, plusieurs figures l’ont prises en grippe, comme le chef du Mouvement islamique d’Ouzbékistan Abou Zar Al-Burmi. »
Selon Rémi Castets, sinologue et spécialiste du Xinjiang à Sciences Po Bordeaux, l’ETIM était à ses débuts tiraillé « entre le désir d’une partie de ses membres de libérer le Turkestan et la nécessité d’être en empathie avec le reste de la mouvance djihadiste afin de bénéficier de son soutien », comme il l’écrit dans un article pour la revue Relations internationales (n°145, janvier-mars 2011). « Le TIP a aujourd’hui moins le choix, la logique Al-Qaida les amenant à se battre contre tous les “infidèles”. Il y en outre une émulation, ils veulent montrer qu’ils sont capables de faire des coups », nous explique-t-il. « Le mouvement a été durement touché par les attaques de drones américains au Waziristan et, comme semble l’indiquer l’attentat de la place Tiananmen, ils pourraient désormais envisager des attaques plus indiscriminées pouvant faire éventuellement des victimes occidentales », conclut le sinologue.
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Journaliste au Monde