Depuis lundi dernier, les déclarations des membres du gouvernement canadien au sujet de la guerre en cours dans la bande de Gaza témoignent d’une réactivation d’un discours postcolonial à l’égard des Palestiniens qui rejoint le discours colonial du temps des empires modernes (années 1850 – années 1950) par l’altérité radicale qu’il projette sur les Palestiniens. Énoncée depuis l’Occident, une telle lecture du conflit renouvelle non seulement les thèses néo-conservatrices d’un prétendu « choc des civilisations » mais s’inscrit également dans un imaginaire colonial de l’Occident qui remonte aux XVIIIe et XIXe siècles et qui, en dépit de la fin des empires coloniaux au milieu du XXe siècle, imprègne toujours la culture dominante occidentale.
Les déclarations de Stephen Harper et de John Baird ces derniers jours construisent une vision manichéenne du conflit à Gaza qui rappelle le manichéisme du monde colonial critiqué par Frantz Fanon dans Les damnés de la Terre (1961). À suivre les déclarations gouvernementales, face à l’État israélien se dresse « le Hamas et d’autres groupes terroristes palestiniens qui opèrent à partir de Gaza, dont le Jihad islamique palestinien, mandaté par l’Iran » (S. Harper). Ces organisations procèdent à des « attaques aveugles », à des « actes terroristes », cherchent à « intensifier la terreur dans la région » et sacrifient leur propre peuple puisque « le Hamas utilise délibérément des boucliers humains » (S. Harper). Il s’ensuit selon le gouvernement canadien, que le seul responsable de l’horreur qui s’abat sur les Gazaouis est « le Hamas et ses alliés, qui ont déclenché la crise et qui continuent à l’alimenter » (Adam Hodges, porte-parole du ministère des Affaires étrangères). Le gouvernement et l’armée israéliens feraient donc face à un ennemi « qui est clairement déterminé à mettre en danger la vie de civils des deux côtés, pour servir ses propres fins » (A. Hodges). À l’inverse, il faudrait féliciter les dirigeants israéliens pour les « mesures extraordinaires [prises par l’armée israélienne] pour réduire le nombre de pertes civiles » (J. Baird) ou encore « pour avoir démontré [leur] attachement à la paix » (Justin Trudeau, chef de l’opposition libérale). Le discours dominant en provenance d’Ottawa montre donc une démocratie israélienne qui cherche à protéger ses citoyens face à un ennemi terroriste, belliqueux et irrespectueux du droit international et des conventions morales « universelles ».
Les déclarations qui précèdent font partie d’un processus de fabrication rhétorique d’un ennemi absolu qui participe à nier toute humanité dans le camp ennemi et à ériger ce dernier en altérité radicale. Cela n’est pas sans rappeler certains travaux de Pierre Bourdieu sur le pouvoir symbolique dans lesquels il démontre la capacité de la parole politique légitime à créer, à instituer, comme par magie, des réalités sociales qui n’ont a priori aucune existence « naturelle ». De sorte que la diabolisation du Hamas dans les déclarations gouvernementales rejoint formellement la propagande de la France contre le FLN algérien, du régime d’apartheid contre l’ANC, ou encore celle de la France et des États-Unis contre le Viet-minh en Indochine puis au Vietnam. Il faut bien comprendre l’enjeu politique logé au cœur de ces stratégies discursives sur l’Autre : à la suite de P. Bourdieu, Edward Saïd et les Postcolonial Studies, il importe de souligner que ces discours de diabolisation, par leur caractère performatif, jettent les bases de nouveaux rapports de domination. Il est également intéressant de noter le statut des civils palestiniens dans le discours postcolonial du gouvernement Harper : les Palestiniens sont réduits au rôle de victimes, sans capacité autonome d’écrire leur histoire, semblables à une multitude qui subit sans jamais se voir reconnaître en pratique le rôle de sujets politiques, c’est-à-dire le rôle de citoyens.
Un tel discours postcolonial contient en germe plusieurs dangers. Son effet immédiat est d’une part de légitimer ce qui prend les allures d’un massacre des Palestiniens à Gaza. En faisant face à un ennemi déshumanisé, l’armée israélienne obtient carte blanche pour « intensifier sa campagne » suivant un euphémisme calculé de B. Netanyahou. La portée juridique de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) s’arrête-t-elle aux frontières de Gaza ? Les membres du Hamas n’ont-ils pas des droits ? La population civile palestinienne n’a-t-elle pas des droits ? La négation flagrante de ces droits par le manichéisme postcolonial ne peut que conforter la même grille de lecture, mais inversée, parmi les forces politiques palestiniennes. On la voit prendre racine depuis l’échec du processus de paix à la fin des années 1990 dans la résistance armée palestinienne, où l’hypothèse progressiste d’alliances avec des mouvements civils et politiques israéliens contre la colonisation, l’occupation et la guerre permanente est substituée par la guerre ouverte contre tous les Israéliens et les Juifs.
D’autre part, au Canada et dans les autres pays occidentaux, l’effet immédiat du discours postcolonial à la Harper est de neutraliser toute critique de l’État israélien, de refermer le débat public et de sommer l’opinion de s’aligner comme un seul homme derrière le gouvernement israélien. Un exemple parmi tant d’autres de cette disqualification du débat démocratique : J. Baird affirmant sur Twitter « qu’antisionisme et antisémitisme se chevauchent souvent. » C’est sans doute ainsi que l’on finit par accepter l’inacceptable.
Pourtant, les effets les plus dévastateurs du discours manichéen de Harper sont ceux qu’on peut redouter à plus long terme. Dans son effort pour comprendre les origines du totalitarisme et de l’extrême violence nazis, Hannah Arendt établissait un lien fait de multiples médiations historiques et culturelles entre le nazisme et le colonialisme, hypothèse également à l’œuvre dans le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1950) et chez F. Fanon, et reprise dans l’historiographie récente sur ces questions comme en témoigne Enzo Traverso dans L’histoire comme champ de bataille (2011). La réduction des colonisés en sous-hommes, c’est-à-dire la négation de leur humanité par des Européens qui les pensent comme une altérité radicale et incompatible avec leur civilisation européenne, a été selon Arendt une manière de placer ces peuples non-européens dans un état d’exception où le droit est suspendu au profit de la force et de l’arbitraire, rendant ainsi possibles les violences extrêmes. En témoigne ce propos extrême d’une Israélienne originaire de Russie vivant à Sderot, Olga, recueilli par le journaliste de La Presse (édition du vendredi 18 juillet) : « Il faut leur rentrer dedans et tout nettoyer. Il n’y a qu’en Israël qu’on se pose des questions morales sur la manière d’affronter l’ennemi. Durant la Deuxième Guerre mondiale, les Alliés ont rasé Dresde sans hésiter. Parce que c’était nécessaire. Face à des gens qui visent nos enfants et qui se servent de leur propre population comme bouclier, il ne faut pas avoir de pitié. »
Dans la situation postcoloniale qui prévaut aujourd’hui, les Palestiniens se voient reconnaître des droits humains de jure, car le racisme colonial est bel et bien mort avec la décolonisation et les luttes de libération nationale dans les années 1945-1975, mais la diabolisation du camp palestinien et la déshumanisation des organisations palestiniennes depuis la seconde intifada participent à priver les Palestiniens de facto de leurs droits les plus fondamentaux lors des conflits armés. Autant de raisons qui indiquent que ce qui est en jeu à Gaza aujourd’hui n’est rien de moins que le salut des hommes face à la barbarie d’une modernité depuis longtemps agonisante. Comme l’a écrit récemment Michael Warschawski : « Il n’est pas exagéré de dire que le peuple palestinien tient sur ses faibles épaules l’avenir de l’humanité, entre barbarie et libération. »
Dimitris Fasfalis