Les défenseurs du Parti des Indigènes de la République, les admirateurs d’Houria Bouteldja reconnaissent souvent en passant le caractère un brin provocateur des propos de leur héroïne. L’opuscule qu’elle a publié, Les Blancs, les Juifs et nous, sous-titré « Vers une politique de l’amour révolutionnaire » [1] représente un petit chef d’œuvre dans le genre. Intellectuellement parlant, c’est de la carambouille : Bouteldja a emprunté de ci de là ses principaux concepts et les idées accessoires, souvent sans mentionner sa dette, et il lui arrive d’affirmer sans sourciller de grosses bêtises, par exemple sur Descartes ou sur la théologie islamique.
L’originalité est ailleurs : dans le style, comme le reconnaissent, pour s’en extasier ou s’en indigner, presque tous les comptes-rendus publiés jusqu’à présent. Et, effectivement, elle fait preuve d’un brio incontestable dans la surenchère provocatrice.
Le problème avec les Indigènes de la république et leur porte-parole attitrée réside dans leur incapacité à adopter un autre registre. Ils vivent de provocations, c’est ce qui leur confère leur réputation et surtout leur audience (pour Bouteldja, exister, c’est exister médiatiquement). Or à ce jeu on ne peut faire du surplace, il faut toujours à nouveau stupéfier l’auditoire, le choquer sous un nouvel angle. La transgression doit transgresser toujours au-delà, sous peine de ne plus être vécue comme telle. Au bout du chemin, il n’y a que deux débouchés possibles.
Ou bien, provocation ultime, l’auto-anéantissement, dont l’illustration désormais classique est offerte par Guy Debord prononçant en 1972 la dissolution de l’Internationale situationniste parce qu’elle incarnait désormais elle-même « la dernière forme du spectacle révolutionnaire ».
Ou bien, le passage avec armes et bagages du côté obscur de la Force, comme ce fut le cas vers 1980 du ralliement ostentatoire du groupe ultra-gauche « La Vieille taupe » à Faurisson et rapidement à l’antisémitisme sans phrases – une démarche réitérée à l’identique vingt ans plus tard par Dieudonné.
Vis-à-vis des figures du Mal, Houria Bouteldja se contente parfois de minauder : « Ce que j’aime chez Genet c’est qu’il s’en fout d’Hitler (…) Il y a comme une esthétique dans cette indifférence à Hitler. Elle est vision. Fallait-il être poète pour atteindre cette grâce ? » Mais parfois elle patauge dans des flaques de sang, ainsi lorsqu’elle écrit : « “Il n’y a pas d’homosexuels en Iran.” C’est Ahmadinejad qui parle. Cette réplique m’a percé le cerveau. Je l’encadre et je l’admire. (…) Ahmadinejad, mon héros. (…) La Civilisation est indignée. (…) Et moi j’exulte. (…) Cette phrase, c’est un indigène arrogant qui la prononce » (32-34). Elle le sait évidemment aussi bien que moi, ce qu’annonce Ahmadinejad c’est « il n’y a pas d’homosexuels en Iran parce que nous les tuons et nous continuerons à les tuer ». Mais le supposé crachat dans la gueule des « progressistes blancs » compte à ses yeux infiniment plus que le supplice de quelques milliers de pédés persans.
Toutefois il serait superficiel de limiter à de telles insanités la « critique robuste » de Les Blancs, les Juifs et nous à laquelle a invité récemment un collectif de supporters [2]. Ce livre représente surtout un prototype d’un genre assez peu répandu : le racketeering littéraire.
Max Horkheimer, cofondateur et directeur pendant de longues années de l’Institut de recherche sociale, la célèbre Ecole de Francfort, avait développé après son exil aux Etats-Unis une théorie du racket politique sur base de la double observation de l’Allemagne de Weimar et de la vie politique et syndicale américaine. Dans les conditions du déclin de la société bourgeoise, la « philosophie » et les méthodes du racketeering ne sont plus limitées aux gangsters, aux souteneurs et autres bandes urbaines mais gagnent un large champ. « La protection est l’archétype de la domination » et nombre de groupes développent une pratique sociale et politique visant à « protéger et rançonner simultanément ceux qui dépendent d’eux », avec pour unique loi le respect de « l’indispensable discipline pour pressurer les clients » [3]. Le rayonnement universel de la maffia s’inscrit évidemment dans cette tendance de fond mais il existe maints rackets sui generis opérant à un niveau sectoriel. Les Indigènes de la république en sont un bon exemple. Il s’agit d’un groupe qui ne s’efforce aucunement de mobiliser et d’organiser de façon autonome les travailleurs d’origine immigrée [4], mais cherche plutôt à accumuler un petit capital politique par des interventions destinées à acquérir un prestige symbolique et une reconnaissance de la part de la « gauche blanche ».
L’opération se déroule en cinq étapes : 1) se manifester comme une victime, porteur d’innombrables griefs ; 2) exprimer reproches et accusations contre les membres du « groupe-cible » ; 3) les malmener et les injurier sans retenue ; 4) agiter devant eux, de préférence sur un mode indirect, de redoutables menaces ; 5) s’offrir comme un allié et un protecteur possible, en échange d’une reconnaissance et d’une rétribution.
Au commencement, il y a la plainte. Elle peut être sans pudeur : « Avant tout, je suis une victime (…) Ma souffrance est infinie (…) J’ai vu sur moi s’abattre la férocité blanche (…) plus jamais je ne me retrouverai (…) Je suis une bâtarde » (25-26). Mais parfois elle se travestit sous un pathos pseudo-dostoïevskien : « Je suis Blanche. Rien ne peut m’absoudre. Je déteste la bonne conscience blanche. Je la maudis (…) Je ne cherche aucune échappatoire (…) Je préfère cracher le morceau, je suis une criminelle » (23-24).
En face des victimes, il y a les Blancs et les Juifs. Leur traitement est dissymétrique.
Les Blancs sont l’ennemi. Pas seulement « la classe des grands possédants, des capitalistes, des grands financiers », mais aussi les classes subalternes, les « profiteurs blancs » : « Le peuple blanc, propriétaire de la France : prolétaires, fonctionnaires, classes moyennes. Mes oppresseurs. Ils sont les petits actionnaires de la vaste entreprise de spoliation du monde » (26). Chaque Blanc est complice : « La blanchité est une forteresse inexpugnable (…) Tout Blanc est bâtisseur de cette forteresse » (37-38). Ce qui caractérise les Blancs c’est leur « laideur intrinsèque » (39), « leur société est sèche. Ils se savent égoïstes et individualistes » (137). Le prolétaire blanc « a été livré, désarmé, privé de Dieu, du communisme et de tout horizon social, au grand capital » (131) et survit désormais sans mémoire, sans cultures, sans traditions, sans famille, sans communauté (138).
Aujourd’hui les Blancs sont affaiblis, leur système immunitaire, leur statut social, leurs acquis sociaux [5] craquent de toutes parts et l’avenir est encore plus sombre : « (La barbarie) n’est plus qu’à quelques encablures de nous. Et elle va nous dévorer. J’ai l’impression que l’heure a sonné. Tout a une fin » (42). Un des principaux visages de cette barbarie annoncée, c’est celui d’une guerre de races, d’une guerre civile ethno-religieuse. Dans un entretien paru dans Nouvelles questions féministes en 2006, Bouteldja s’essayait déjà à terroriser la pauvre Christine Delphy avec cette perspective : « demain, la société toute entière devra assumer pleinement le racisme anti-Blanc. Et ce sera toi, ce seront tes enfants qui subiront çà. Celui qui n’aura rien à se reprocher devra quand même assumer toute son histoire depuis 1830. N’importe quel Blanc, le plus antiraciste des antiracistes, le moins paternaliste des paternalistes, le plus sympa des sympas, devra subir comme les autres. Parce que, lorsqu’il n’y a plus de politique, il n’y a plus de détail, il n’y a plus que la haine. Et qui paiera pour tous ? Ce sera n’importe lequel, n’importe laquelle d’entre vous ».
La « gauche blanche » est confrontée à un état d’urgence : « c’est grave et c’est dangereux ; si vous voulez sauver vos peaux, c’est maintenant ». Allégoriquement parlant, cette « gauche blanche » doit choisir entre Sartre et Genet. « Sartre n’a pas su être radicalement traître à sa race » (19), la meilleure preuve en est son philosémitisme indéracinable, ce « dernier refuge de l’humanisme blanc » (18). Sartre s’est donc refusé à « tuer le Blanc » (16), « liquider le Blanc » (17) « exterminer le Blanc » (17) en lui. Genet, en revanche, est un vrai traître, non seulement « il s’est réjoui de la débâcle française en 1940 face aux Allemands » (19), mais « il sait que tout indigène qui se dresse contre l’homme blanc lui offre dans le même mouvement la chance de se sauver lui-même » (22). Se sauver de quoi ? Se sauver de la blanchité. Devenir un indigène d’adoption à l’image des soldats polonais déserteurs de l’armée française et des agriculteurs allemands auxquels Dessalines accorda la nationalité haïtienne en 1805.
D’où l’injonction que Bouteldja adresse aux Blancs « changez de Panthéon ! » (46). Reniez vos ancêtres et vos Dieux et adoptez les nôtres ! Certes, son Panthéon est avant tout un Monothéon : « Allahou akbar ! Il n’y a de Dieu que Dieu. En islam, la transcendance divine ordonne l’humilité (…) Une seule entité est autorisée à dominer : Dieu » (132-133). L’origine du racisme, du sexisme et du spécisme réside dans la négation de l’unicité et de la toute-puissance de Dieu. Mais Allah est généreux et « toutes les autres utopies de libération seront les bienvenues d’où qu’elles viennent, spirituelles ou politiques, religieuses, agnostiques ou culturelles tant qu’elles respectent la Nature et l’humain qui n’en est fondamentalement qu’un élément parmi d’autres » (134) [6]. Et de citer l’exemple du Grand Esprit des Indiens Hopis. Ce qui échappe complètement à Houria Bouteldja, c’est que ce bazar New Age qu’elle veut opposer à « [l’]effondrement moral, [la] crise du sens, [la] crise de civilisation qui se confond avec [la] crise de la conscience occidentale » (129) n’est que le symptôme de ceux-ci.
Quoi qu’il en soit, « l’amour et la paix ont un prix. Il faut le payer » (47). Les Blancs sont avertis : « Ne discutez pas ! Là, on ne cherche plus à vous plaire ; vous prenez [notre discours] tel quel et on se bat ensemble, sur nos bases à nous ; et si vous ne le prenez pas, demain, la société toute entière devra assumer pleinement le racisme anti-Blanc ».
Passons aux Juifs. Ces ci-devant parias ont désormais été élus par l’Occident pour trois missions : 1) « résoudre la crise de légitimité morale du monde blanc » au moyen du culte de la Shoah érigé en religion civile ; 2) « sous-traiter le racisme républicain » en mettant en avant la fausse question de l’antisémitisme pour mieux répandre l’islamophobie ; 3) « être le bras armé de l’impérialisme occidental dans le monde arabe », principale fonction impartie à Israël (51). Les Juifs sont devenus les cautions morales de la domination blanche, les « dhimmis de la république » et les « tirailleurs sénégalais » de l’empire en terre arabe (51-53).
Ces trois « missions » confiées par l’Occident blanc aux Juifs sont condensées dans la notion de sionisme. Celle-ci revêt, comme presque toujours chez les antisémites actuels, une portée globale, historico-mondiale, qui dépasse de très loin les enjeux liés à l’Etat d’Israël proprement dit et à sa politique colonialiste et oppressive. Et c’est pourquoi l’« antisionisme » représente « le lieu principal du dénouement » (65) des luttes d’émancipation : l’« antisionisme » « sera l’espace de la confrontation historique entre vous [les Juifs] et nous », et aussi « l’espace de la confrontation historique entre vous et les Blancs », enfin « l’espace de la confrontation historique entre nous et les Blancs » (p. 65-66). L’« antisionisme » est la « terre d’asile » (66) de tous les damnés de la terre.
La plupart des Juifs se sont « donnés massivement à l’identité sioniste » et « lorsque vous ne l’êtes pas, vous devez le prouver » (53-54). Mais cet état de chose devient de plus en plus dangereux pour eux.
D’une part, au niveau international, on peut estimer que les rapports de force vont se retourner : « Sur l’échiquier international, Israël déçoit l’empire, l’Iran s’impose comme puissance régionale et la greffe sioniste n’a jamais pris dans le monde arabe et ne prendra jamais si Dieu veut (...) Combien de temps encore pensez-vous passer entre les gouttes ? » (63-64).
D’autre part, ici en Europe, les Juifs sont et seront de plus en plus confrontés à une autre menace qu’Houria Bouteldja illustre par son propre exemple : « Le pire, c’est mon regard, lorsque dans le rue je croise un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m’arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure » (54). Ces trois petites phrases – que Bouteldja a par la suite cherché à banaliser comme relevant de « l’anecdote » - constituent le passage le plus inacceptable, de par leur caractère elliptique même, de tout son écrit. Ivan Segré a très bien montré ce qu’il fallait avant tout y lire : « De ce ‘‘regard’’, tout ce qu’on sait, c’est qu’il dure un ‘‘instant furtif’’, qu’il vise ‘‘un enfant portant une kippa’’, qu’il exprime ‘‘la disparition de son] indifférence’’, enfin qu’il est ‘‘le possible prélude de [sa] ruine intérieure’’. On en sait dès lors suffisamment pour augurer du sentiment qui peut gagner cet enfant, ainsi que l’adulte (un père, une mère, un frère ou une sœur) qui peut-être l’accompagne, qui sûrement l’accompagne, sachant que ce n’est sans doute pas la première fois que cet enfant, et sinon lui un autre qui lui ressemble, croise un tel regard dans la rue » [7].
Le regard d’Houria Bouteldja sur l’enfant qui porte une kippa a une histoire. Il y a quatre ans, lorsque Mohammed Merah a assassiné (entre autres) trois enfants juifs à Toulouse, elle a prononcé au « Printemps des quartiers populaires » un discours égo-pathétique « Mohammed Merah et moi ». Elle y disait à la fois : « Mohamed Merah c’est moi, et moi je suis lui » et aussi « Mohamed Merah, c’est moi et ça n’est pas moi ». C’est moi : « nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république ». ça n’est pas moi : « par son acte, il s’empare d’une des dimensions principales de nos ennemis : celle de considérer les Juifs comme une essence sioniste ou une essence tout court. (…) Nous ne pouvons pas combattre le racisme et le devenir nous-mêmes ou en tout cas en revêtir la forme ». L’antiracisme lui interdisait alors de s’en prendre aux Juifs parce que Juifs, il fallait « rester sur le terrain politique et sur celui de la dignité humaine » [8]. Mais aujourd’hui c’est différent, il s’agit de faire entendre aux Juifs que les choses peuvent vraiment mal tourner et qu’il ne s’agit pas seulement d’un certain regard de Mme Bouteldja : « Je connais bien les gens de ma race. Bien que cabossés et terriblement abîmés, nous avons encore le cœur gros et une certaine pratique de la noblesse humaine mais pour combien de temps ? » (68).
Le temps est donc compté pour les Juifs mais ils sont libres, ils ont le choix (et seront responsables de ce choix) : « vous êtes condamnés à la binarité : ce sera l’Occident ou le tiers-monde, la blanchité ou la décolonialité, le sionisme ou l’antisionisme » (64-65). En choisissant le deuxième terme de l’alternative, les Juifs non seulement sauveront leurs peaux, mais surtout leurs âmes. Houria Bouteldja leur offre en effet généreusement rien moins que de redevenir Juifs, en échappant aux deux prisons que l’Occident blanc a construits pour eux : le sionisme et le philosémitisme. Notons au passage que pour Bouteldja, le philosémitisme est l’antisémitisme d’aujourd’hui, sans aucune médiation, mais l’espace me manque pour exposer cette sophistique orwellienne (cf. dans 1984 : « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force »). En échange d’une double rupture avec Israël et avec la « citoyenneté républicaine », les Juifs, guidés par les Indigènes, retrouveront leur authenticité [9]. D’ailleurs Bouteldja a déjà exprimé la sympathie qu’elle serait susceptible d’éprouver, si elle « ne devinait chez une grande partie d’entre eux un parti pris pro-sioniste », pour les « Juifs d’affirmation », les Juifs à papillotes. Sympathie qu’elle a fait connaître, non sans paternalisme, à cet israélite mal blanchi d’Éric Zemmour : « parce que, tu vois, je trouve normal et même vital d’exprimer sa personnalité historique et son identité bafouée » [10].
Revenons-en à « Nous, les Indigènes ». Le discours de Bouteldja s’inscrit, nous l’avons vu, dans la perspective de l’exacerbation de conflits de races en France et en Europe. Les jeunes musulmans, dont l’identité confessionnelle est racialisée de tous côtés, à commencer par l’islamophobie d’Etat, sont confrontés à trois offres politiques « complémentaires » qui s’inscrivent dans cette perspective.
Les djihadistes islamistes les appellent à prendre part au soulèvement mondial « contre les Juifs et les Croisés » (et les apostats musulmans).
Une partie des fascistes, bien représentée par le courant Soral-Dieudonné en France et en Belgique, prônent une union sacrée des chrétiens et des musulmans pour les libérer de la domination du « sionisme mondial ».
Les Indigènes leur proposent de prendre la tête de tous les damnés de la terre contre la modernité blanche, y compris des Juifs une fois ceux-ci désionisés et déblanchis.
Autant les deux premières options constituent aujourd’hui des chausse-trapes sanglantes pour les jeunes musulmans, autant le scénario totalement improbable de Bouteldja n’est nuisible que par la confusion aggravée qu’il répand. Mais il confirme l’impasse absolue de l’antiracisme raciste [11].
Jean Vogel