Lorsqu’ils sont revus dans une perspective historique, certains faits de l’aventure humaine nous questionnent : pourquoi tant de gens sont-ils restés muets ? Qu’est-ce qui les a incités à collaborer ?
Aujourd’hui, des crimes de guerre contre une population civile déjà frappée par la tragédie -le peuple palestinien- sont perpétrés par une des armées les mieux entraînées du monde.
Torture, exécutions sommaires, civils pris pour cible, refus de soins, démolition des habitations, voilà quelques exemples de ce que l’armée israélienne réalise chaque jour dans les territoires.
Qu’est-ce qui a pu transformer mes amis, mes voisins, des gens que je sais être bons, en occupants tyranniques et brutaux ? Quand vous grandissez en Israël, dès le plus jeune âge, il paraît évident qu’à 18 ans, ce sera votre tour et votre devoir d’aller servir dans l’armée. Ce n’est ni un choix ni une option, c’est un fait qui ne peut être remis en question. Israël se bat pour sa survie : c’est ainsi que le grand public le reçoit et qui est enseigné à l’école.
Etre soldat en Israël, c’est un statut : de nombreux jeunes de 16-17 ans commencent une préparation militaire encadrée par des instructeurs pour, le moment venu, pouvoir intégrer une unité d’élite. Les généraux et officiers de hauts rangs, lorsqu’ils sont démobilisés, reçoivent automatiquement des offres d’emploi dans l’administration et le secteur privé ou -et c’est très bien vu- se tournent vers la politique et deviennent Premier ministre.
Toutefois, ces dix dernières années, il y a une lente mais constante évolution du contexte. La plupart du temps, ce changement n’est pas motivé politiquement : c’est une perception du monde plus individualiste adoptée par une génération qui, viscéralement, sent que la saga collective nationale n’est pas pour elle.
Premières fissures dans le consensus militariste d’Israël : de plus en plus d’individus, adolescents à la date de leur première incorporation ou adultes de la réserve, ont trouvé les moyens d’échapper à cette incorporation.
Seulement, le contexte anesthésiant des accords d’Oslo a influé de manière contradictoire. Car si les humeurs nationalistes se sont calmées dans la foulée des accords, les critiques radicales se sont affaiblies. Au cours de la première Intifada (1987-1993), des dizaines de soldats furent jetés en prison pour refus de servir dans les territoires occupés. Après Oslo, l’opportunité de ces contestations ne paraissait plus nécessaire : « Nous allons vers une solution », pensait-on ; « Bientôt l’occupation sera terminée. Les Palestiniens auront un Etat et récupéreront tous leurs droits. » Servir dans les territoires occupés était vécu comme temporaire, même pour la gauche israélienne (j’ai moi-même effectué quatre mois dans une base militaire près de Ramallah), et pas vraiment comme un crime contre les Palestiniens ni contre les aspirations de paix. C’est dans ce contexte de plus grande tolérance face aux conduites contestataires vis-à-vis de l’institution militaire que quelques Israéliens ont réalisé soudain qu’ils ne pouvaient prendre part à cette oppression. Ce fut le terreau de l’émergence du mouvement des insoumis actuels.
Mais cette vision était illusoire. L’accord préservait la supériorité économique et militaire sur les Palestiniens, promettant la prospérité aux Israéliens et la pauvreté aux Palestiniens. De plus, les colonies israéliennes, installées sur des terrains confisqués aux Palestiniens, n’étaient pas remises en cause. Elles furent même renforcées par l’arrivée de nouveaux colons chaque année : entre 1993 et 2000, la situation dans les territoires palestiniens n’a fait qu’empirer. Alors, en octobre 2002, c’est l’explosion. La visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées a été l’étincelle qui a allumé le feu de la colère et de la frustration. Le voile qui cachait la souffrance du peuple palestinien aux yeux des Israéliens a été violemment levé.
Les insoumis sont l’avant-garde morale de la société israélienne. Leurs actes ébranlent la base. En nombre, ils représentent peu : environ 750 personnes ont signé les diverses lettres d’insoumission au cours des dix-huit derniers mois ; si l’on tient compte du fait que certains sont insoumis sans avoir rien signé préalablement, on peut considérer que le potentiel réel du mouvement se situe à un millier de personnes. Quatre-vingt-dix personnes ont été incarcérées suite à des comportements assimilables. D’autres ont simplement été réaffectées devant leur refus de la confrontation directe. Cependant, on peut s’attendre à une brusque augmentation de ces chiffres. Le chef d’état-major israélien Mofaz a donné des instructions à ses unités dans le sens d’une plus grande répression. C’est probablement la raison qui maintient, à l’heure où je vous parle, trente-sept insoumis en prison.
A côté des réservistes auxquels j’appartiens, il existe également un groupe de cent étudiants de grandes écoles qui ont déclaré qu’ils ne serviraient en aucun cas dans l’armée israélienne. Trois de ces jeunes courageux sont désormais en prison, dont deux depuis plus de trois mois. En février dernier, le forum de soutien des objecteurs de conscience dont je suis membre a organisé des concerts, avec quelques chanteurs de rock très populaires en Israël, en soutien au mouvement des insoumis, devant plus de 600 personnes.
Malgré sa petite taille, le mouvement des insoumis est le plus important de toute l’histoire d’Israël, bien plus grand que les précédents générés par la guerre du Liban et la première Intifada. Il est également beaucoup plus soutenu et accepté par l’opinion - en Israël et à l’étranger. Ma présence ici illustre ce soutien et je vous en remercie. L’opinion publique - pas dans sa totalité bien sûr, mais en grande partie - se sensibilise aux manifestations d’insoumission et c’est très important.
Outre l’aspect moral d’avoir raison, les actes d’insoumission sont sans doute les outils les plus efficaces et les plus puissants dont nous disposons pour initier un changement politique. Voilà pourquoi je suis insoumis et voilà pourquoi j’interpelle tous ceux qui veulent vraiment un changement - du côté israélien comme du côté palestinien - à prendre des positions visibles et publiques de désobéissance civile non violente. Cela représente la seule voie pour apporter une lueur dans ces époques sombres. J’aimerais conclure avec les mots de Nelson Mandela, un combattant de la liberté : « Quand l’injustice devient la loi, résister devient une obligation ! ». C’est ce que nous faisons par l’insoumission. Nous remplissons notre obligation.