Le système électoral en France conduit à des situations qui, pour reprendre une formule de Chirac de 2002, multiplient les « raisons de s’emmerder ». Que ce soit lors du second tour de la présidentielle, le 7 mai 2017, ou du second tour des législatives, le 18 juin 2017, où s’annoncent des triangulaires ou des quadrangulaires.
En 2002, lors du second tour Chirac-Le Pen, des animateurs du site alencontre.org, lors d’une conférence publique donnée en Suisse par un responsable de la LCR (devenue par la suite le NPA) avaient manifesté leurs doutes – pour ne pas dire leurs désaccords – face à la position adoptée alors par la LCR : elle appelait à voter pour Chirac afin de faire « barrage à Jean-Marie Le Pen ».
Certes, il ne nous appartenait pas, n’étant pas actifs en tant que militants en France, de mettre l’accent sur le choix de mot d’ordre électoral. Il nous importait strictement de faire connaître une opinion dans le cadre d’une tentative de compréhension des dynamiques se dessinant en France et en Europe. Tout d’abord, car ce genre d’appel accordait à Jacques Chirac la « légitimation » d’un « front électoral » sans rivages, ce qui ouvrait la voie à une relance d’un ordo-libéralisme, dont Gerhard Schröder était le porte-drapeau depuis 1998. En outre, le FN (Front national) pouvait, sans trop de difficultés, apparaître comme l’opposant consacré de ce qui est aujourd’hui qualifié de « système », après l’UMPS. Ensuite, la possibilité existait de faire campagne pour un vote nul (aujourd’hui, le thème du vote blanc a surgi avec force) d’un bloc de la « gauche de gauche » qui aurait corrélé des manifestations contre Le Pen à la préparation de mobilisations contre les politiques à venir de Chirac. Certes, cela relève du passé.
Lors du premier tour de la présidentielle, la candidature de Marine Le Pen – quand bien même le résultat n’a pas atteint le score espéré dans les déclarations marketing des dirigeants frontistes – a réuni 21,4% et obtenu plus de 1,2 million de votes supplémentaires. A y regarder de plus près, et donc sous un angle qui traduit une réalité plus inquiétante, les résultats par département sonnent net : le FN-Marine est en tête dans 47 départements et 8 régions. Et collecte plus de 30% des suffrages dans nombre d’entre eux (voir Le Monde du mardi 26 avril, « La géographie d’un vote »).
Selon diverses anticipations, les deux élus actuels à la Chambre des députés (Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard) pourraient s’adjoindre entre 18 et 50 députés supplémentaires. De quoi huiler les rouages financiers du FN qui sera alors apte à constituer un groupe parlementaire, puisque la limite est fixée à 15 députés.
Face à Marine Le Pen, les ralliements à Emmanuel Macron se multiplient, ce qui n’implique pas qu’une majorité parlementaire « stable » sera facile à établir. La presse allemande – du quotidien Handelsblatt (Düsseldorf) à la Süddeutsche Zeitung (Munich) jusqu’à la très patronale Frankfurter Allgemeine Zeitung – appuie Emmanuel Macron, sur le fond. Ce qui devrait faire réfléchir ceux qui sont plus que soft « sur » Macron, pour justifier un vote pro-Macron [1]. Si ce n’est que dans la presse allemande surgissent quelques interrogations, raisonnées, sur la force suffisante qu’il peut réunir pour appliquer une politique ordolibérale persistante. Cela dans le cadre d’une Union européenne (UE) dont le futur, dès septembre 2017, risque d’être encore plus bousculé par la réémergence de la crise économique et sociale italienne qui est un peu mise en sourdine.
La crise du régime de la Ve République renvoie à l’éclatement, plus ou moins ample, du PS et des LR et donc à la constitution (ou non) d’un nouveau bloc politique apte à assurer un contrôle politico-social de la situation. Ce n’est point un hasard si Macron déclare : « Je prendrai en compte la colère des Français. » Quant à Marine Le Pen, elle enfouit ses assertions sur la sortie de l’euro sous « la monnaie commune », établit une alliance avec le chef de la France debout, Nicolas Dupont, dit Dupont-Aignan (lui-même contesté dans ses rangs et par les maires de l’agglomération du Val d’Yerres-Val de Seine). Et elle continue à faire du « national-social », avec des problèmes de « cohérence » (ou de pressions centrifuges). Ce ton national-social, xénophobe et raciste ne signifie pas que frappent à la porte les années trente. Une analogie inadéquate, même si elle permet de multiplier les citations de Trotsky. Nous reviendrons sur ces deux thèmes.
Pour l’heure, une discussion existe au sein de la gauche, disons dans le NPA et La France insoumise. Rien d’étonnant. Mélenchon ne donne pas de consigne de vote. Pour maintenir l’unité des « insoumis » dans la perspective des législatives. Pourtant, sans laisser le moindre doute, il rejette fermement Marine Le Pen. Et il précise : « Ce qui nous est demandé, ce n’est pas un vote antifasciste, mais un vote d’adhésion. Et non, nous n’adhérons pas. » Autrement dit, il n’est pas prêt à soutenir, de facto, le programme de Macron, contre Marine Le Pen, ou sous la forme « d’un front républicain », dont l’histoire est plus compliquée que ne pensent les néo-nés à la politique.
Philippe Poutou, pour le NPA, ne sous-estime pas le danger du FN. Ici, il faut spécifier qu’il serait erroné de considérer le FN et la formation « En Marche » comme simplement deux partis capitalistes. Certes tous les deux s’inscrivent dans le système capitaliste, en général. Mais une différence effective (au sens des effets immédiats produits) existe entre eux. Les attaques du FN seront frontales contre les immigré·e·s, les quartiers populaires, les droits démocratiques, le mouvement social. Ce que souligne la déclaration pour le 1er mai de SUD-Solidaires que nous publions ci-dessous.
Toutefois, les politiques de Macron – hier et demain – sont celles qui ont nourri le vote FN. La mobilisation contre la « loi Macron » et sa réincarnation dans « la loi El Khomri » – cette ministre du Travail qui soutient Macron, au même titre que Valls et Hollande – fait sens avec l’orientation d’un rejet d’un « moindre mal » en appelant à voter Macron pour « faire barrage à Marine Le Pen ».
A nouveau se pose le problème, malgré les différences dans la conjoncture, de l’inexistence – déplorable d’un point de vue « idéal » – d’un bloc de gauche qui appellerait à un vote massif « blanc » ou « nul », d’une sorte de vote actif qui s’inscrirait dans la mobilisation de demain, le 1er mai, et dans les luttes qui surgiront face à une élection de Macron. Un vote qui est différent de l’abstention ou du juste refus de voter Macron pour mettre en échec Le Pen.
Revue des positions des syndicats face à l’échéance du 7 mai et d’après
• Laurent Berger, le dirigeant de la CFDT (Confédération française démocratique du travail ) a affirmé avec force mercredi 27 avril sur RTL (Radio Télé Luxembourg) : « Il n’y a qu’une solution c’est de voter pour le candidat qui reste (…) c’est Emmanuel Macron. Ça ne vaut pas acceptation de son programme c’est simplement pour faire barrage au Front national. Et quand on est une organisation syndicale comme la CGT, je ne comprends pas qu’on ne veuille pas exprimer cela. » La CFDT et l’UNSA (Union nationale des syndicats autonomes) appellent donc à voter Macron.
• Force ouvrière (FO) ne donne pas de mot d’ordre de vote. Jean-Claude Mailly a toutefois déclaré : « En vérité, Macron ne s’intéresse pas à l’assurance chômage, ce qui le préoccupe, c’est la dette du régime. Macron a un calendrier calé sur les élections allemandes. Il veut montrer à l’Allemagne que la France va mener des réformes structurelles et budgétaires. La dette de l’Unedic étant prise en compte dans le déficit public, tel qu’il a été défini par le traité de Maastricht, il va sabrer dans l’assurance chômage pour que la France repasse sous la barre des 3% de déficit. Il trouve donc que, actuellement, les partenaires sociaux ne font pas assez d’efforts. En tout cas, l’attitude de Macron me conforte dans mon idée que le libéralisme économique conduit à l’autoritarisme social. » (La Tribune, 30 mars 2017)
• Le 26 avril 2017, Clotilde Mathieu, notait que : « Les syndicats restent un frein contre le vote FN. Selon un sondage Ifop [Institut français d’opinion publique] pour l’Humanité, 19% des actifs se déclarant adhérents ou sympathisants d’une organisation syndicale ont voté en faveur de la candidate d’extrême droite [au premier tour]. Alors que chez les salarié·e·s proches d’aucun syndicat, la candidate du FN arrive en tête, avec 28% des voix. Un écart plus important qu’en 2012 [présidentielles], lorsque les premiers étaient 20% à avoir utilisé le bulletin Marine Le Pen, contre 25% pour les seconds. » Une autre enquête réalisée par Harris Interactive pour Liaisons sociales et publiée lundi 24 avril, portant quant à elle sur l’ensemble des électeurs et non sur les seuls actifs, montre que 13% des personnes proches d’une organisation de salariés ont voté en faveur de Marine Le Pen, dimanche (contre 25% lorsqu’ils ne le sont pas).
« Depuis le choc des européennes de 2014, les organisations syndicales ont mené campagne contre le parti d’extrême droite afin de démasquer son imposture sociale. C’est le cas en particulier de la CGT, qui a fait de cette lutte l’une de ses « priorités ». Un travail qui porte ses fruits, même si ceux-ci restent insuffisants à ce stade. » Car les salariés proches de la CGT sont encore 22% à avoir voté pour le FN (+6 points par rapport à 2012). « Le FN a un peu progressé dans la sphère d’influence de la CGT, il a été relativement contenu et reste très minoritaire, temporise Jérôme Fourquet, directeur du département opinion publique de l’Ifop. Si l’organisation syndicale a été si offensive, c’est parce qu’elle a senti qu’une partie de sa base était sensible au vote FN. Si elle ne l’avait pas fait, le résultat de Marine Le Pen aurait été plus important. »
• Dans le sondage le jour du vote du premier tour effectué par Harris Interactive, pour une publication de référence. Liaisons sociales, sur un échantillon de 7191 inscrits sur les listes électorales, l’institution de sondage relève :
« 1° Si l’on détaille les tendances de vote par syndicat, notons tout d’abord que les sympathisants de quatre syndicats se sont avant tout prononcés en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci reçoit en effet la préférence de 53% des sympathisants SUD-Solidaires, 51% de ceux de la CGT, 43% de ceux de la FSU et 32% de ceux de Force Ouvrière. Cette préférence est très marquée, car les autres candidats cités par ces différents types de sympathisants arrivent généralement loin derrière celui de la France Insoumise.
2° Ainsi, les sympathisants SUD-Solidaires, qui choisissent majoritairement Jean-Luc Mélenchon (53%), ne votent pour les principaux autres candidats (Benoît Hamon, Emmanuel Macron et Marine Le Pen) qu’à hauteur de 13% chacun (et 7% pour François Fillon). De même, si plus de la moitié des sympathisants CGT ont choisi Jean-Luc Mélenchon (51%), 15% d’entre eux indiquent avoir voté pour Marine Le Pen, 13% pour Benoît Hamon et 12% pour Emmanuel Macron. Même constat du côté des sympathisants de la FSU : 43% ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, loin devant Emmanuel Macron (19%) et Benoît Hamon (18%).
3° Enfin, les sympathisants FO se sont avant tout prononcés en faveur de Jean-Luc Mélenchon (32%), mais le deuxième candidat qu’ils citent le plus est Marine Le Pen (24%). Rappelons qu’en 2012, le vote des sympathisants SUD-Solidaires, CGT et FSU s’était principalement réparti entre Jean-Luc Mélenchon et François Hollande (les sympathisants FO avaient alors d’abord choisi François Hollande et Marine Le Pen).
4° Emmanuel Macron, quant à lui, arrive en tête des suffrages des sympathisants de deux syndicats. En effet, près d’un sympathisant de la CFDT sur deux (48%) indique avoir voté en faveur du candidat d’En Marche ! ; les autres candidats cités par cette population arrivant loin derrière lui (François Fillon : 15%, Jean-Luc Mélenchon : 14% et Benoît Hamon : 12%).On constate le même phénomène auprès des sympathisants de l’UNSA : 42% d’entre eux ont voté en faveur de l’ex-Ministre de l’Economie, loin devant les principaux autres candidats choisis (Jean-Luc Mélenchon : 16%, Marine Le Pen : 14% et Benoît Hamon : 13%). Emmanuel Macron bénéficie ainsi du vote de sympathisants de deux syndicats qui avaient majoritairement choisi François Hollande en 2012.
5° Enfin, les sympathisants des deux autres syndicats testés se sont prononcés principalement en faveur de François Fillon et Emmanuel Macron. 43% des sympathisants CFE-CGC (cadres) ont voté pour le candidat Le Républicains, et 31% pour le candidat d’En Marche ! ; Marine Le Pen arrivant en troisième position (13%). La répartition des suffrages est très similaire du côté des sympathisants de la CFTC : plus d’un tiers d’entre eux (34%) ont voté pour François Fillon, 29% pour Emmanuel Macron et 14% pour Marine Le Pen. En 2012, les sympathisants de ces deux syndicats avaient voté principalement en faveur de Nicolas Sarkozy. » (Source : Harris Interactive, 24 avril 2017)
Pour résumer : le vote Le Pen dans « le milieu syndical », selon ce sondage, est le suivant : sympathisants de Force Ouvrière (24%) ; 15% chez les sympathisants CGT, 14% à la CFTC comme à l’Unsa, 13% à la CFE-CGC, 13% chez Solidaires, 9% à la FSU et 7% à la CFDT.
En ayant à l’esprit cette relation entre vote au premier tour et adhésion syndicale ou sympathie pour une organisation syndicale donnée – sans prendre en compte l’abstention – il est plus aisé d’appréhender le contenu des déclarations syndicales de ceux qui appellent à manifester ensemble le 1er mai – soit la CGT, FO, SUD-Solidaires et la FSU (en grande partie enseignants) – et mettent l’accent sur la nécessaire continuité de la lutte sociale face aux deux candidats, tout en se prononçant contre tout vote en faveur de Marine Le Pen.
Charles-André Udry