Le même mot revient sur toutes les lèvres : historique. Ceux qui l’emploient aujourd’hui n’ont pas coutume de le placer à tort et à travers, mais ce qu’a fait Emmanuel Macron, ce jeudi 13 septembre, les pousse à sortir de leur réserve habituelle. L’information a été annoncée par le député La République en marche (LREM), Cédric Villani, dans la matinale de France Inter. En milieu de journée, le président de la République a reconnu la responsabilité de l’État français dans la « disparition » du jeune mathématicien communiste Maurice Audin, qui militait pour l’indépendance de l’Algérie et a été assassiné en juin 1957, après avoir été arrêté et torturé par des militaires français.
À travers cette figure de la lutte anticolonialiste, Emmanuel Macron dénonce plus largement « le système légalement institué » par la France de l’époque, ayant permis le recours à la torture pendant la guerre d’Algérie. Soixante et un ans après les faits, cette reconnaissance officielle du président de la République est un événement politique et historique majeur, qui vient saluer le combat sans relâche mené par la veuve du mathématicien, Josette Audin, leurs enfants, mais aussi un nombre considérable d’historiens, de journalistes, d’intellectuels ou de membres du mouvement associatif, pour que la lumière soit enfin faite sur ce qui fut longtemps qualifié d’« événements ».
Emmanuel Macron a également décidé d’ouvrir l’ensemble des archives de l’État relatives aux disparus d’Algérie – une dérogation générale va être instituée en ce sens –, et de lancer un appel à tous les témoins de l’époque ou à leurs descendants pour qu’ils participent au « travail de mémoire » qui doit évidemment se poursuivre, en confiant leurs témoignages ou leurs documents personnels aux Archives nationales.
Jusqu’à aujourd’hui, la France n’avait jamais reconnu sa culpabilité dans l’assassinat de Maurice Audin, dont les circonstances de la mort n’ont pas été complètement élucidées, son corps n’ayant pas été retrouvé. Tout accuse pourtant les militaires français qui l’avaient arrêté, comme le soulignent les nombreux travaux historiques menés sur le sujet depuis des dizaines d’années. L’écrasante majorité de ces travaux s’accorde à dire que la mort de l’universitaire, ainsi que celles de milliers d’autres personnes, a été rendue possible par le système alors mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux confiés aux forces armées, votés par le Parlement en 1956 pour donner libre champ au gouvernement français qui voulait rétablir l’ordre en Algérie.
Beaucoup de témoignages ont été livrés depuis soixante ans sur cette période de notre histoire. Début 2014, le journaliste Jean-Charles Deniau avait révélé celui du général Paul Aussaresses, dans son ouvrage La Vérité sur la mort de Maurice Audin (Équateurs, 2014). « On a tué Audin. Voilà. On l’a tué au couteau pour faire croire que c’était les Arabes qui l’avaient tué. Voilà. Qui c’est qu’a décidé de ça ? C’est moi », avait avoué, peu avant sa mort, l’ancien officier de renseignement au 1er régiment de chasseurs parachutistes (RCP). Sans jamais se prononcer sur la reconnaissance de ce « crime d’État », comme l’avait alors réclamé le député du Front de gauche François Asensi [1], François Hollande avait tout de même fait un petit pas deux ans après le début de son mandat, en admettant que Maurice Audin était mort « durant sa détention », écartant ainsi la version officielle d’une évasion qui aurait mal tourné.
Mais l’ancien chef de l’État, qui avait pourtant été le premier président de la République française à se recueillir sur la place Maurice-Audin à Alger en 2012 – là où Nicolas Sarkozy n’avait même pas daigné répondre à la lettre que Josette Audin lui avait adressée à l’Élysée –, n’était jamais allé jusqu’à reconnaître officiellement la responsabilité de la France dans cet assassinat. C’est aujourd’hui chose faite avec Emmanuel Macron. « C’est une déclaration extrêmement importante, elle va au-delà de toutes nos espérances », se réjouit l’ancien conseiller communiste de Paris, Pierre Mansat, président de l’association Maurice-Audin, depuis sa création en 2004.
Sitôt l’information connue, le secrétaire national du PCF Pierre Laurent a salué « une victoire historique de la vérité et de la justice », « une victoire pour la démocratie ». « Le mensonge d’État qui durait depuis 61 ans tombe, peut-on lire dans son communiqué. C’est une grande émotion pour Josette Audin et sa famille, pour le Parti communiste français qui a tant donné dans la lutte anticoloniale, pour tous les communistes et tous les militants anticolonialistes. [...] C’est une victoire pour notre pays, qui ne peut progresser qu’en assumant et en reconnaissant son passé. Une nouvelle époque de vérité peut commencer sur la période coloniale, pour toutes celles et ceux qui la ressentent comme une blessure toujours vive. »
Le texte dévoilé dans la journée est le fruit d’un travail démarré au printemps 2018, à la suite d’une conférence de presse conjointe, organisée par le député PCF Sébastien Jumel et son collègue de LREM Cédric Villani, pour réclamer « une parole forte au plus haut niveau de l’État ». Le sujet avait déjà été évoqué entre l’élu de la majorité et le président de la République à l’occasion de l’hommage rendu en janvier 2018 au mathématicien Gérard Tronel. « J’avais alors reçu l’aval d’Emmanuel Macron pour lancer le travail », indique le parlementaire, par ailleurs président du jury du prix Maurice-Audin, décerné chaque année à des mathématiciens des deux côtés de la Méditerranée.
Au cours des mois suivants, c’est le conseiller discours et mémoire du chef de l’État, Sylvain Fort, qui dirige désormais le nouveau pôle communication de l’Élysée, qui s’est chargé de mener le processus de réflexion, aux côtés de la famille du mathématicien assassiné, et avec le précieux concours d’un grand nombre d’archivistes, de journalistes et d’historiens. Parmi eux, Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la colonisation en Algérie et de la guerre d’indépendance algérienne, a joué un rôle essentiel. Saluant l’« implication énorme de Cédric Villani pour maintenir la pression sur l’importance du sujet », l’historienne se dit encore « surprise par l’investissement remarquable » dont a fait preuve la présidence sur ce dossier.
« Il y avait une véritable volonté présidentielle de répondre d’une part à la demande de vérité sur les circonstances exactes de la mort de Maurice Audin, mais aussi à celle de l’établissement des responsabilités », explique-t-elle à Mediapart. « Nous, historiens, avions des années d’avance, car beaucoup de choses étaient déjà sorties sur le sujet. Il y avait un écart énorme entre nos travaux et la réalité politique. Il fallait combler ce décalage », affirme Sylvie Thénault, reconnaissant le « risque politique » pris par Emmanuel Macron et soigneusement évité par tous ses prédécesseurs.
« C’est aussi une question de génération, poursuit-elle. C’est un passé brûlant, mais Emmanuel Macron a jugé qu’il était temps de le regarder en face, sans doute aussi parce qu’il a un rapport plus distancié avec ce passé. » D’autant plus, estime encore l’historienne, que « l’antiracisme est quelque chose d’important » pour les personnes entrées en politique dans les années 1980-1990. « C’est une génération qui a pris conscience que la lutte antiraciste passe aussi par une mise en lumière du passé colonial », souligne-t-elle. Le député Cédric Villani rappelle lui aussi qu’« Emmanuel Macron est de la génération d’après », de celle qui pense qu’« on ne peut plus se cacher » et qu’« il est temps de refermer les plaies du passé ».
« Il y avait également le désir de soulager les Français que cette période a pu culpabiliser, en particulier les appelés », complète Sylvie Thénault, indiquant que le souci de l’Élysée, au cours des mois de réflexion qui ont conduit à la déclaration que s’apprête à faire le chef de l’État, était d’« agir politiquement, tout en étant incontestable sur la vérité ». Le président de la République sait qu’il touche là une matière hautement sensible. « C’est un sujet exceptionnellement délicat, admet Cédric Villani. Tout mouvement risque de déclencher une réaction inflammable. » Pour se prémunir au maximum des réactions que ne manquera pas de susciter l’événement, la présidence a travaillé en lien étroit avec le ministère de la défense et les hauts responsables militaires. « Un soin exceptionnel a été apporté au choix des mots, indique le député LREM. Il fallait être attentif à ne pas porter atteinte à la mémoire des anciens combattants. »
Depuis le début de son quinquennat, Emmanuel Macron s’est régulièrement vu rappeler les propos qu’il avait tenus durant la campagne présidentielle en affirmant, lors d’un déplacement à Alger le 15 février 2017, que la colonisation était un « crime contre l’humanité ». « C’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes », avait-il indiqué à l’époque, avant de préciser sa pensée dans une vidéo face à la polémique suscitée par ses propos.
Interrogé sur le sujet quelques semaines plus tard par Mediapart, celui qui s’apprêtait à devenir président de la République avait assuré qu’il poserait « des actes forts sur cette période de notre histoire ». « Ma conviction profonde […], c’est qu’il y a une fracture dans la société qui s’est construite, qui touche les Français d’origine algérienne, les binationaux, mais aussi les harkis, les rapatriés, les anciens soldats, qui nourrissent du ressentiment et qui structurent du ressentiment politique qui aujourd’hui paralyse la France et qui paralyse nos quartiers », avait-il expliqué.
À l’automne 2017, à l’occasion des commémorations du 17 octobre 1961, son conseiller mémoire et discours confiait déjà à Mediapart vouloir engager une réflexion plus large sur le sujet [2] : « Il y a des personnes aujourd’hui qui vivent avec dans leur mémoire une attitude condamnable de la France. Le travail de mémoire n’a pas été fait sur la guerre d’Algérie. La situation a été gérée en pourrissement », soulignait alors ce très proche du chef de l’État. Par sa déclaration officielle, Emmanuel Macron ne vient évidemment pas clore le travail de mémoire engagé depuis des années sur la guerre d’Algérie. Mais il encourage à approfondir le travail de vérité qui l’accompagne.
ELLEN SALVI