Le 18 août vers minuit, un supertanker chargé de pétrole a traversé le détroit de Gibraltar pour entrer en Méditerranée et se diriger vers la Grèce. Il n’y avait là rien d’inhabituel : 120 000 navires franchissent ce passage chaque année pour acheminer un tiers du volume mondial de pétrole et de gaz. L’Adrian Darya 1, battant pavillon iranien, n’est pourtant pas un pétrolier ordinaire.
Quelques jours plus tôt, il avait été rebaptisé et réimmatriculé, et une couche de peinture encore fraîche dissimulait son ancien nom, Grace 1. Cette nouvelle identité faisait suite à la libération du navire, immobilisé pendant plus d’un mois au large de Gibraltar, un territoire britannique.
Tension maximale
Cette crise est une répercussion du retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien – une décision prise en 2018 par Donald Trump. Cet accord, conclu en 2015 par Barack Obama et plusieurs autres chefs d’État, fixait des limites au programme nucléaire de l’Iran en échange d’une levée partielle des sanctions imposées à la République islamique.
En avril 2019, au titre de la “pression maximale” voulue par Trump, les États-Unis ont radicalement durci les sanctions. De plus, les entreprises étrangères conservant des relations commerciales avec l’Iran risquent aussi d’en subir les conséquences, c’est pourquoi l’Iran a renoncé à certains éléments du pacte et a riposté par d’autres moyens. En mai, les États-Unis et plusieurs de ses alliés ont accusé l’Iran d’avoir attaqué des navires dans le golfe d’Oman et la situation a failli dégénérer quand l’Iran a abattu un “drone espion” américain le 20 juin, poussant Trump à ordonner – puis à annuler – des frappes aériennes contre l’Iran.
Pourparlers intenses
L’atmosphère était encore fébrile le 4 juillet quand des militaires de la marine britannique ont arraisonné l’Adrian Darya 1, qui était alors dans les eaux de Gibraltar. Cette intervention était motivée par des informations selon lesquelles la cargaison du navire avait pour destination la Syrie, dont la principale raffinerie est sous le coup de sanctions de l’UE. Le 19 juillet, après plusieurs semaines d’une bataille navale métaphorique, l’Iran a trouvé un moyen de pression en arraisonnant dans le détroit d’Ormuz un pétrolier britannique, le Stena Impero, au motif fallacieux qu’il enfreignait des règles de sécurité.
Ce revirement s’est peut-être révélé un atout pour l’Iran, mais le pays a dû promettre que l’Adrian Darya 1 ne naviguerait pas vers la Syrie (ou toute autre destination faisant l’objet de sanctions européennes) pour que Gibraltar accepte de le laisser partir – une issue trouvée après des semaines de pourparlers intenses entre les diplomates britanniques et iraniens.
Divergences entre sanctions américaines et européennes
Un vrai soulagement pour le Royaume-Uni, qui a vu se dissiper la menace de nouvelles saisies. Mais ce n’était pas pour autant la fin des péripéties. La peinture de l’Adrian Darya 1 n’était pas encore sèche que les États-Unis ont fait une ultime tentative pour maintenir la pression sur l’Iran. Le 16 août, un tribunal fédéral de Washington a émis un mandat autorisant à nouveau la saisie du navire, au motif qu’il était secrètement contrôlé par un réseau d’entreprises dirigées par les Gardiens de la révolution, une branche puissante de l’armée iranienne.
Les arguments juridiques avancés par les États-Unis révèlent toute la portée de leurs sanctions contre l’Iran, ainsi que la rigueur de ces mesures. En avril, le gouvernement de Trump a inscrit les Gardiens de la révolution sur la liste américaine des organisations terroristes contre l’avis des hauts responsables de l’armée et du renseignement. Les “voyages trompeurs” du pétrolier faisaient partie d’une grande opération de blanchiment d’argent, s’est plaint le ministère américain de la Justice. Ça n’a guère impressionné Gibraltar, qui a fait remarquer que les lois de l’UE en matière de sanctions ne sont pas les mêmes que celles des États-Unis, et que les Européens – tout comme le reste du monde – voient les Gardiens de la révolution comme un groupe peu recommandable, mais pas comme une formation terroriste.
Maintien en vie de l’accord sur le nucléaire
Cette bataille diplomatique place néanmoins le Royaume-Uni dans une position difficile. Hassan Rohani, le président iranien, a prévenu en mai que si les autres parties à l’accord sur le nucléaire, entre autres l’Europe, la Chine et la Russie, n’aidaient pas l’Iran à résister à l’étau des sanctions américaines, il se mettrait à en violer régulièrement certaines dispositions et se rapprocherait de la possibilité de fabriquer des armes nucléaires. Il a commencé à mettre en œuvre cette menace.
Comme ses alliés européens, le Royaume-Uni souhaite inciter l’Iran à respecter l’accord. Il a entrepris des actions en ce sens : en janvier, il a participé avec la France et l’Allemagne à la création d’Instex, un mécanisme destiné à faciliter certains types de transactions entre l’Europe et l’Iran, en particulier pour les livraisons humanitaires. Les diplomates britanniques souhaitent ardemment calmer l’Iran par la poursuite des échanges commerciaux. La saisie de l’Adrian Darya 1 – avec ses 2,1 millions de barils de pétrole – leur met toutefois des bâtons dans les roues, en particulier parce que le Royaume-Uni a été poussé à intervenir sur la base de renseignements américains.
Position précaire
Pour compliquer encore les choses, le gouvernement britannique a changé de main au beau milieu de la crise : Boris Johnson a succédé à Theresa May au poste de Premier ministre le 24 juillet et nommé de nouveaux ministres aux Affaires étrangères et à la Défense. Johnson joue la confrontation avec les partenaires européens sur les conditions de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et déclare que le pays quittera l’UE le 31 octobre comme prévu, avec ou sans accord. Il courtise le gouvernement Trump, lequel encourage vivement le Brexit et brandit la perspective d’un accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et les États-Unis pour revigorer l’économie britannique.
Tout ceci laisse la politique iranienne de la Grande-Bretagne dans une position précaire. Si Johnson continue à se ranger du côté des Européens, il risque de provoquer la colère des États-Unis et de mettre en danger l’accord économique d’après-Brexit promis ; mais s’il se range du côté de Trump et accroît sa pression sur l’Iran, il risque de causer l’effondrement d’un accord sur le nucléaire déjà vacillant, et un conflit avec l’Europe. “On ne peut pas soutenir qu’on sera un allié loyal des nations européennes sur les questions de sécurité après le Brexit et laisser tomber vingt ans de politique iranienne en passant dans le camp américain, déclare Richard Dalton, ambassadeur du Royaume-Uni en Iran de 2003 à 2006. Si la Grande-Bretagne doit avoir une influence dans le monde, c’est en maintenant ses relations avec la France et l’Allemagne de façon à servir de pont entre les États-Unis et l’Europe.”
Johnson encore dans le camp européen
Pour le moment, Boris Johnson cherche encore un équilibre. Alors que le gouvernement de Theresa May avait tenté de réunir plusieurs États européens pour des missions de sécurité maritime dans le golfe Persique – au lieu d’opter pour une opération impliquant les États-Unis – celui de Johnson s’est empressé de se rallier à la mission dirigée par les États-Unis. Lors de sa visite au Royaume-Uni le 12 août, John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale de Trump, a relevé avec plaisir que cette décision reflétait “un changement par rapport au précédent gouvernement”.
La libération de l’Adrian Darya 1 montre cependant que même Johnson ne souhaite pas rompre avec ses partenaires européens et se joindre à Trump afin d’étrangler l’Iran. Du moins pas encore.
The Economist
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