Les néolibéraux peuvent se frotter les mains. Le travail de sape engagé dès l’après-guerre par des économistes tels que Milton Friedman et Friedrich Hayek a fini par porter ses fruits vénéneux. Victimes de l’idéologie triomphante du marché, les salariés désespèrent d’une amélioration de leur situation. Sur le front social - pour ne parler que de celui-là - tous les voyants sont au rouge. Les revenus de la majorité stagnent ou diminuent. 20% des actifs pointent à l’ANPE et un quart des familles sont directement touchées par le chômage. Partout, le fléau de la précarité produit en masse des travailleurs pauvres : contraints de participer à l’effort de production mais exclus de la jouissance des richesses. Dans des couches sociales de plus en plus larges, la désespérance sociale s’accroît. Pour ceux qui ne sont pas contraints de lutter au quotidien pour leur survie, se prémunir contre de brutales dégringolades sociales fait office de projet.
L’inquiétude est d’autant plus vive que la marchandisation touche aux fondements mêmes du vivre ensemble : santé, éducation, logement, énergie, transports, poste, télécommunications... dans tous ces services indispensables, la logique de l’argent s’étend aux dépens de la logique des besoins : elle renvoie chacun à sa propre insécurité sociale plutôt que de faire jouer la solidarité rassurante et libératrice du service public.
Décomplexée, arrogante, la droite avance jusqu’à l’absurde. « Travailler plus, pour gagner plus » scande le candidat Sarkozy : Il fallait oser ! Les inégalités de revenus et de patrimoine ne cessent d’augmenter sans que rien ne puisse justifier les écarts existants. Les sommes astronomiques versées aux actionnaires et PDG du CAC 40 dépassent l’entendement : en 2005, Liliane Bettencourt - actionnaire de L’Oréal et de Nestlé - aurait perçu des dividendes équivalents à 15 000 ans de Smic ! Si, la question du « gagner plus » est un problème de répartition, l’option « travailler plus » est une aberration. D’un côté, le pays se prive du formidable potentiel que représente l’activité des millions de personnes au chômage ou sous-employées. D’un autre côté, la vie au travail se dégrade : stressés par d’incessantes injonctions à la performance, contraints à une adhésion sans faille à la culture de l’entreprise, courbant la tête face au risque de la perte d’emploi, beaucoup de salarié(e)s craquent. Plus profondément, le sens même du travail pose problème dès lors que la course à la croissance est un suicide écologique et semble déconnectée de la richesse de chacun(e).
Répartir les richesses, travailler moins et autrement, reconstruire des services publics : pour rendre à chacun(e) sa dignité et retisser les liens sociaux, ces trois exigences ne peuvent tolérer aucun renoncement. C’est le sens de l’insurrection électorale que rend possible la candidature Bové car, précisément, c’est ce que n’est pas capable de faire la gauche depuis 25 ans.
Face au grand bond en arrière néolibéral, la gauche est impuissante. La social-démocratie a renoncé à tout projet de transformation. En France, faute de s’être donné les moyens de réussir, les velléités de changement social de 1981 ont buté en 1983 sur la « contrainte extérieure ». Depuis, dénaturée, la gauche au gouvernement s’est petit à petit résignée à suivre la piste balisée par les idéologues libéraux. Déboussolé par la chute du stalinisme, le PCF en déclin fluctue entre un rôle d’aiguillon de la social-démocratie et un repli nostalgique sur les résidus de ce qui fut une véritable contre-société. L’extrême gauche trotskiste, qui connaît aujourd’hui une seconde jeunesse, ne souffre pas de compromissions sociales-libérales. Mais elle partage, d’un point de vue différent, un même référentiel politique, l’expérience soviétique, actualisé au contact de la grande révolte mondiale des années 1960-70 pour la LCR. Surtout, elle ne parvient pas à convertir sa nouvelle audience électorale en force militante, ce qui la conduit à sous-estimer les potentialités politiques de la période. Bref, la gauche est tétanisée. Sociale libérale, elle renonce. Trotskiste ou communiste, c’est une gauche sans projet : elle résiste mais demeure enferrée dans une matrice du XXe siècle, incapable d’organiser l’offensive contre la révolution conservatrice et de dégager une issue.
L’espoir pour une gauche de transformation sociale au XXIe siècle naît avec les zapatistes du Chiapas, les altermondialistes de Seattle, Millau et Porto Alegre. Au fondement de chacun de ces évènements, se trouvent trois éléments clés pour surmonter la crise de la gauche du XXe siècle. D’abord, un optimisme un peu fou mais contagieux dans la capacité des peuples à se ressaisir de leurs destins. Ensuite, l’affirmation dénuée de toute ambiguïté de la pleine légitimité de chacun des combats progressistes (social, contre les discriminations, écologiste, féministe..), c’est-à-dire de l’absence de prééminence de l’un d’entre eux sur les autres. Enfin, une volonté d’ « avancer en se questionnant : le processus de prise de décision ne vise pas à dégager une majorité mais à trouver des solutions acceptables par le plus grand nombre, une issue gagnant-gagnant qui n’implique ni vainqueur ni vaincu. A l’inverse de modes d’organisation conçus pour sélectionner une avant-garde hyperconscientisée, la mise en réseau favorise une dynamique inclusive et conserve une fluidité propice à la créativité. Cette nouvelle articulation des combats émancipateurs esquisse un débouché global au renouveau des luttes sociales et des combats pour la réappropriation des biens communs (eau, ressources naturelles, agriculture, information..). C’est à cette source que la gauche anticapitaliste du XXe siècle - indispensable à toute recomposition - doit puiser pour changer de substance.
La campagne altermondialiste qui s’anime aujourd’hui autour du bulletin de vote Bové s’inscrit dans cette jeune histoire. Décentralisée, diverse, elle offre à chacun des réseaux politiques et sociaux des raisons de s’agréger pour gagner ensemble. A l’opposé d’une campagne off-shore, menée de haut en bas, c’est une effervescence militante et citoyenne qui, au delà des résistances, promet un autre monde. Dans sa fragilité même, ce mouvement trouve sa puissance : l’effet boule de neige repose sur la confiance mutuelle, une articulation délicate de complémentarité et d’interdépendances qui constitue le bien le plus précieux de ce nouvel objet politique émergent.
Au delà de sa capacité immédiate à se faire l’écho de l’immense colère populaire et à contrer la droite, la candidature Bové doit être utile pour construire une alternative gauche. Puisque la gauche antilibérale est d’accord sur les mesures d’urgence, le débat concerne la manière de les porter et de les imposer. La candidature Bové peut démontrer que ce que nous avons réussi ensemble lors des mobilisations altermondialistes et lors du référendum contre l’Europe libérale, nous pouvons aujourd’hui le faire vivre dans le champ politique. C’est même l’unique solution pour donner la victoire aux millions de personnes qui se mobilisent. Sans acrimonie, la gauche du XXe siècle doit passer le flambeau.