Fin 2020, une professeure d’un très chic lycée international privé de São Paulo reçoit un appel de sa directrice. Celle-ci lui fait écouter des messages audio, dans lesquels l’enseignante entend sa propre voix. Elle découvre alors qu’elle a été enregistrée à son insu lors d’un cours pendant lequel elle avait été interrogée par une élève sur la politisation de la vaccination contre le Covid-19 et la lenteur du président brésilien d’extrême droite, Jair Bolsonaro, à reconnaître la victoire de Joe Biden à la présidentielle américaine. Avant d’être envoyé à la direction, le document audio a été édité pour que seuls les propos de l’enseignante soient entendus. Cette dernière apprend ensuite qu’elle est licenciée.
Cette histoire fait partie des nombreux témoignages de professeurs brésiliens collectés par Agência Pública ces derniers mois. Plusieurs enseignants d’écoles et d’universités de tout le pays ont affirmé au site de journalisme d’investigation avoir été victimes d’intimidations et de harcèlement moral. La presse brésilienne rapporte aussi régulièrement les cas de professeurs visés par des plaintes pour avoir abordé en classe des sujets politiques et les questions du genre, du racisme, du féminisme et des droits LGBT.
“Contexte de peur”
Interrogé par Agência Pública, le chercheur Fernando Penna voit ce “contexte de peur”, pouvant déboucher sur une “autocensure” des professeurs, comme un “legs” du groupe École sans parti. Fondé en 2015, ce mouvement conservateur soutenu par le lobby évangélique estime que le système éducatif brésilien serait instrumentalisé par le marxisme et une supposée “idéologie du genre”.
Des arguments repris par Jair Bolsonaro lors de sa campagne pour la présidentielle de 2018 et qui ont servi l’année suivante à l’élaboration d’un projet de loi prévoyant de permettre aux élèves de filmer leurs professeurs sans autorisation préalable, d’interdire l’usage des termes “genre” et “orientation sexuelle” en classe et de faire prévaloir les “valeurs familiales sur les thèmes liés à l’éducation morale, sexuelle et religieuse”.
Le texte n’a finalement pas été adopté en commission, un projet similaire dans un État du nord-est brésilien a été jugé inconstitutionnel par la Cour suprême et le groupe École sans parti a perdu en influence. Pour autant, “la persécution des professeurs”, “alimentée par le mouvement”, “extrapole” désormais ce dernier et “est insérée dans l’agenda de la guerre culturelle” défendue par Jair Bolsonaro et ses soutiens conservateurs.
“Militantisme conservateur” au ministère des Droits humains
Le gouvernement brésilien semble d’ailleurs approuver la surveillance des enseignants. Le journal O Globo rapporte le cas du directeur d’un collège municipal de l’État de Rio de Janeiro convoqué en novembre dernier par la police civile, après que celle-ci a reçu une dénonciation transférée par le ministère de la Femme, de la Famille et des Droits humains – un portefeuille dirigé par la pasteur évangélique Damares Alves.
Une personne anonyme avait en effet contacté le “Disque 100”, numéro vert du ministère servant à dénoncer des violations des droits humains, pour rapporter une “situation de violence” contre les élèves du collège, qui auraient été “exposés à des concepts communistes” et à “l’idéologie du genre”.
L’école a affirmé suivre le programme scolaire et l’affaire a rapidement été classée sans suite, mais un policier aurait confié au directeur de l’établissement que ce genre de plainte s’était “multiplié dans tout le pays”.
Quelques jours plus tard, le ministère a modifié le manuel de traitement des messages reçus par le “Disque 100” pour y intégrer l’“idéologie du genre”, désormais considérée comme un motif de violation des droits de l’enfant, au même titre que la couleur de peau, l’âge ou l’orientation sexuelle. Une décision qualifiée de “folie” par O Globo dans un éditorial. Pour le journal :
« [La ministre] a transformé le portefeuille en vecteur de militantisme conservateur, exercé au nom d’une prétendue défense des enfants, de la famille et de la morale chrétienne. »
Courrier International
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