C’est la Russie qui est fauteur de guerre et non l’OTAN qui lui sert d’excuse commode. Dès le départ, la Russie avait adressé un ultimatum aux ÉU lui enjoignant de garantir que jamais l’Ukraine ne ferait partie de l’OTAN et en plus de démanteler ses missiles installés dans les nouveaux pays de l’OTAN. C’était là fermer la porte à la diplomatie à moins de capitulation totale des ÉU. Pour fermer la porte à la diplomatie à double tour, la Russie a pris soin avant de lancer son offensive sur tous les fronts de reconnaître les deux prétendues républiques du Donbass tout en y envoyant des troupes pour soi-disant préserver la paix, ce qui ruinait définitivement les Accords de Minsk jamais appliqués ni d’un côté ni de l’autre. Pourquoi pareil aventurisme qui ramène brutalement sur le devant de la scène l’ébranlement du mutual assured destruction (MAD) de la Guerre froide comme en 1962 ? Une série de facteurs favorables à la Russie qui cachent un immense point aveugle… ce qui explique qu’en ce jour d’aujourd’hui la Russie, penaude d’une offensive en panne, cherche à revenir à la diplomatie quitte à brandir l’arme nucléaire. Pourquoi cette hésitation de la gauche occidentale à viser l’évidente cible alors que le lucide peuple russe ne se laisse pas emporter par le chauvinisme national ?
Ce qui dérange… et ne dérange(ait) pas lors des guerres de Yougoslavie, d’Irak, du Yémen
Nous voilà plongés dans un monde en guerre. Mais ne l’était-il pas quand les ÉU envahissaient l’Irak, l’Afghanistan, bombardaient la Yougoslavie et la Libye avec le Canada en remorque, soutiennent la guerre de l’Arabie saoudite contre le Yémen et c’est sans compter la guerre civile en Birmanie et l’éternel siège sioniste de la Palestine. Bien sûr, il s’agit ici de la guerre d’une grande puissance nucléaire mais ce l’était aussi dans le cas des ÉU. Parce qu’elle a lieu en Europe ? Ce l’était dans le cas de la Yougoslavie et quant aux personnes réfugiées elles fuiront dans les pays limitrophes pauvres de l’Europe de l’Est et seront empêchées d’aller plus loin contre argent sonnant sauf une poignée pour sauver la face.
Ce qui dérange et même traumatise les pays du vieil impérialisme et ces confortables habitants qui font l’opinion publique c’est qu’ils sont directement menacés. L’UE l’est économiquement par le biais de son approvisionnement énergétique ce qui entraînera des répercussions immédiates tant économiques que sociales. Pour les ÉU, soutenus sans nuance par son petit caniche canadien, c’est la crédibilité de son hégémonie mondiale, déjà ébranlée par les défaites irakienne et afghane, qui est mise en cause avec ses conséquences face à la Chine auprès de ses alliés lointains de l’Asie du Pacifique et du Sud. Cette guerre, même en cas de probable défaite russe, enverra un message d’impuissance faute d’intervention directe de l’OTAN alors qu’est en jeu la mission fondamentale de sa fondation soit de contenir la Russie ce qu’on croyait révolu à jamais. Ce qui signale la fin de l’hégémonie mondiale des ÉU. C’est justement ce qui terrifie le monde entier en dernière analyse, que les ÉU et l’OTAN en déduisent qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’intervenir militairement en Ukraine, si ce n’était que par la voie des airs, ce qui mènerait au seuil d’un affrontement direct entre les deux grandes puissances nucléaires de la planète. Ce fut presque le cas lors de la crise des missiles de 1962 que l’URSS voulait installer à Cuba alors que les affrontements de la Guerre froide avaient lieu par l’intermédiaire de tiers pays du « tiers monde » sur le dos de leurs peuples.
Tous les facteurs internes et externes sembl(ai)ent réunis pour une victoire rapide
L’Ukraine est dotée d’une économie en ruine qui n’a pas retrouvé le PIB de 1990 et qui repose sur une foire d’empoigne d’oligarques. Elle est dirigée par un gouvernement libéral-nationaliste sous la houlette de partis sous contrôle oligarchique et qui compose avec des milices d’extrême-droite. Il n’en reste pas moins que la compétition entre oligarques d’une part et le souque-à-la-corde entre la Russie et les ÉU/OTAN/UE pour hégémoniser le pays d’autre part a permis, contrairement à la Russie et au Bélarus, l’élection plus ou moins régulière d’un parlement et d’une présidence malgré la corruption que l’on devine. Traiter le gouvernement de Kyiv de fasciste ou fascisant afin de justifier l’invasion russe ou de distribuer également les blâmes relève du campisme qui confond anti-impérialisme et anti-américanisme.
La poussée vers l’est de l’OTAN est bien sûr condamnable et un important facteur explicatif bien qu’elle n’est pas une cause immédiate. Toute prise de position sur l’actuelle guerre devrait la condamner explicitement. Mais elle n’explique en rien, sauf comme prétexte commode, le déclenchement de cette guerre dont la cause profonde est un refus par la direction autocratique russe, qui se prend encore pour une grande puissance à cause de ses armes nucléaires mais dont le PIB est moindre que celui du Canada, de reconnaître l’effondrement de l’URSS. Conjoncturellement, la direction Poutine avait marqué des points pour rétablir « l’empire » au Belarus réduit à un État fantoche, au Kazakhstan dont elle a sauvé la direction dictatoriale conte un soulèvement populaire, en Géorgie dont elle a arraché deux morceaux territoriales en 2008 sans compter la barbare deuxième guerre tchétchène au début du règne de Poutine.
Last but not least, c’est en Ukraine, qui était la plus peuplée et la plus riche république soviétique de l’URSS après la Fédération russe, que la direction Poutine marqua des points majeurs en réaction au soulèvement de février 2014 des classes moyennes de la capitale et de l’ouest ukranophone. Ce soulèvement qui fit des dizaines de morts, aboutissement de plusieurs mois de manifestations contre le refus de la présidence d’entériner une entente avec l’UE, avait renversé le président pro-russe ce qui avait été entériné par une forte majorité du parlement. La Russie, surfant sur le mécontentement de l’est et du sud majoritairement russophones, envahit la Crimée pour l’annexer à la Russie et appuya militairement une révolte du Donbass dont une partie fit sécession tout en demeurant nominalement au sein de l’Ukraine ce qui entraîna une guerre civile causant des milliers de morts et des centaines de milliers de personnes déplacées.
Jouent pour la direction Poutine les récents déboires militaires étatsuniens en Irak et Afghanistan, l’enlisement de Biden face à la remontée de l’extrême-droite étatsunienne, la déconvenue de l’OTAN avec Trump mais surtout à cause au pivot vers l’Asie suite à l’antagonisme montant ÉU-Chine et la dépendance de l’UE, particulièrement l’Allemagne, vis-à-vis le gaz naturel russe. La direction Poutine en a déduit que l’OTAN n’interviendrait pas militairement, ce qui est une bonne déduction... pour l’instant... et c’est cette réalité qui est terrifiante en nous ramenant à la crise des missiles de 1962.
La lutte de libération nationale ukrainienne crèvera cette grenouille voulant devenir un bœuf
C’est finalement la grenouille qui veut (re-)devenir aussi grosse que le bœuf qui sous-estime gravement le sentiment national ukrainien. Au point que Poutine, dans son incroyable discours du 21 février justifiant la reconnaissance de l’indépendance des prétendues deux républiques du Donbass, va jusqu’à nier cette réalité nationale dont la création artificielle serait l’œuvre de Lénine et de l’URSS issue de la révolution d’Octobre. Cet aveuglement est d’autant plus patent que c’est la Russie qui par son annexion de la Crimée et la provocation d’une guerre civile, et maintenant par son invasion, a ruiné son crédit auprès du peuple ukrainien tout en boostant son sentiment national et en le précipitant dans les bras de l’UE et de l’OTAN majoritairement désirés faute d’une alternative de gauche inexistante. Vouloir contrôler l’Ukraine même sans la partie ouest avec 200 000 soldats alors qu’il en faudrait plus d’un demi-million paraît don-quichottesque.
Tout dit que la Russie s’y cassera la gueule tôt — un échec de l’invasion — ou tard — une guerre larvée à la mode afghane avec des conséquences mondiales non négligeables mais difficiles à prédire. La résistance tant de l’armée ukrainienne que des milices populaires improvisées ont jusqu’ici empêché l’armée russe, après quatre jours de combats, de conquérir quelque ville moindrement importante que ce soit malgré plusieurs encerclements par l’armée russe. Comment au nom des droits démocratiques les plus élémentaires et du droit international le plus évident, que l’Assemblée générale de l’ONU libre du veto russe et chinois se doit de clamer haut et fort, ne pas soutenir la lutte armée du peuple ukrainien et de son gouvernement. Il s’agit d’une guerre de libération nationale contre une « invasion barbare » d’un impérialisme, d’une brutalité (Tchétchénie, Syrie) qui vaut bien celle étatsunienne (Irak, Afghanistan, Vietnam). L’attitude du président ukrainien — l’épreuve peut transformer les gens comme ce fut le cas pour Lincoln — incarne en ce moment cette résistance nationale contre l’envahisseur.
C’est la Russie qu’il faut d’abord combattre et non l’OTAN qui est une excuse commode
Comme revendications immédiates, à part réclamer la fin des hostilités et le retrait des troupes russes tout en blâmant la poussée et l’intransigeance des ÉU/OTAN qui lui ont servi de prétexte, il faut réclamer l’accueil massif et non au compte-gouttes des personnes réfugiées dans les pays riches de l’OTAN et pas seulement dans les pays limitrophes à l’Ukraine et à la Russie, et le soutien humanitaire et en armes des organisations à la base démocratiques par leurs vis-à-vis dans les pays de l’OTAN et de l’UE. Qu’en est-il de l’intervention des États de l’OTAN ? L’éventualité de la présence de leurs armées est à proscrire absolument car elle transformerait cette guerre de libération nationale en affrontement inter-impérialiste et pire encore en antichambre d’un conflit nucléaire. Mais il n’en est pas de même pour l’envoie d’armes clairement défensives. Quant aux organisations anticapitalistes, il me semble qu’elles doivent appeler à l’organisation de milices politico-militaires indépendantes de l’État ukrainien et dont le but serait de transformer cette guerre de libération en révolution anticapitaliste pour enfin s’attaquer à l’existentielle crise climatique et de la biodiversité à l’encontre des super polluantes armées qui le sont au centuple et dans toutes les dimensions quand elles font la guerre.
Immédiatement s’imposent des manifestations, et il semble qu’elles se multiplient partout dans le monde. Il faut les organiser devant les ambassades et consulats russes et face aux lieux de pouvoir de nos propres gouvernements. Il est nécessaire de reconstruire un front anti-guerre de la même ampleur que celui qui a brièvement existé au début de ce siècle. On doit certes critiquer et dénoncer l’impérialisme états-unien pour bien des raisons en particulier pour l’extension de l’OTAN qui doit être démantelé comme l’a été le Pacte de Varsovie et devrait l’être son pâle reflet, l’OTSC russe qui a discipliné récemment le Kazakhstan. La guerre est cependant le fait uniquement de l’invasion de l’impérialisme de Russie dominée par un capitalisme mafieux et une « démocratie illibérale » se muant en dictature. L’impérialisme étatsunien est certes celui dominant mais de moins en moins. Son affaiblissement ouvre un espace à des compétiteurs comme la Chine et la Russie dont les méthodes ne sont pas moins brutales.
Réalisons que l’hégémonie étatsunienne unipolaire au moment du démantèlement de l’URSS a perdu bien des plumes depuis trente ans suite aux défaites irakienne et afghane sous les coups de forces pourtant réactionnaires. Tentent d’en profiter pour se tailler une part du gâteau les impérialismes chinois et russe issus de contre-révolutions se muant en capitalismes autoritaires tout aussi répressifs et parfois aussi barbares dans leur sphère d’influence (Tchétchénie, Syrie, Ouïgours, Hong-Kong ) que l’impérialisme étatsunien l’est à travers le monde (Irak, Afghanistan). Il semble que l’impérialisme russe, pourtant beaucoup plus faible économiquement que celui chinois et évidemment étatsunien, est très aventureux et va se casser la gueule tôt ou tard après avoir causé beaucoup de souffrances et fait courir de grands risques qui, espérons-le, ne causeront aucun dérapage irrémédiable. Est-ce la prise de conscience que sa puissance n’est due qu’à son arsenal nucléaire à utiliser avant qu’il ne soit trop tard ?
Contre le campisme, tonique ou tiède, de la gauche occidentale, l’exemplarité du peuple russe
On a hâte que la gauche campiste, qui déteint largement sur toute la gauche au point de la semi-paralyser, décroche de son manichéisme où les ÉU sont l’incarnation du mal face à une Russie antifasciste pour l’éternité quelque soit la réalité sous-jacente. Rappelons que la contre-révolution thermidorienne de Staline a mis fin à la révolution bolchevique sans pour autant rétablir le capitalisme. La dictature stalinienne a causé la Grande famine ukrainienne du début des années 30 puis a assassiné la majorité des révolutionnaires d’Octobre jugés par la parodie des procès de Moscou et a envoyé au goulag des millions d’opposants. Heureusement, in extremis, le patriotisme russe assaisonné du souvenir d’Octobre, la profondeur géographique de la Russie et le soutien matériel étatsunien a permis de vaincre le fascisme hitlérien ce qui a donné une seconde vie au régime jusqu’à l’implosion de 1990 se transformant en contre-révolution capitaliste.
Aujourd’hui, Poutine promet de dénazifier et, contradictoirement mais pas pour lui, de décommuniser l’Ukraine mieux que ne le fait le gouvernement libéral-nationaliste de l’Ukraine lui-même. Heureusement, la gauche peut compter sur la lucidité et le courage de milliers de citoyennes et citoyens russes qui son immédiatement sorties dans la rue où ils ont été réprimés illico et plus d’un millier mis sous les verrous. Il a fallu le peuple russe qui loin de soutenir la guerre de conquête de Poutine la récuse malgré d’immenses risques à sa sécurité que les personnes manifestant connaissaient très bien depuis l’écrasement manu militari du mouvement d’opposition à l’autoritarisme du régime Poutine et à ses élections complètement manipulées. C’est l’exemple à suivre pour les peuples du monde entier.
Marc Bonhomme, 27 février 2022
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