Je voudrais réagir à l’envoi de Pierre Khalfa Le mouvement altermondialiste, nouveau mouvement d’émancipation. Le texte est extrêmement intéressant, les questions qui y sont abordées sont fondamentales et elles sont certainement décisives pour l’avenir d’ATTAC. Je voudrais en évoquer quelques-unes (laissant de côté les nombreux points d’accord, qu’il est inutile de reprendre) en espérant que le débat permettra d’éclairer un chemin que nous suivons pour le moment à tâtons.
Dès son introduction, Khalfa délimite le terrain : « L’hypothèse de ce texte, dit-il, est que le mouvement altermondialiste est la forme nouvelle que prend aujourd’hui l’organisation de la lutte pluriséculaire de l’humanité pour son émancipation ». Comme la forme ancienne de cette lutte était (dixit Khalfa) celle du mouvement ouvrier, on en déduit que le leadership en la matière a changé de mains. A mon sens, il n’y a pas dans le texte d’arguments décisifs pour fonder une hypothèse aussi forte. Sans doute, la place des usines dans le pays s’est réduite, mais il est tout aussi évident que ledit « mouvement ouvrier » ne saurait être ramené à celui des seuls ouvriers. Or, le poids des salariés dans la population active, loin de diminuer, s’est très fortement accru. Par ailleurs, étant altermondialistes, il nous faut avoir le point de vue correspondant : il y a toujours une classe ouvrière (d’usine) quelque part, la production qui n’a pas lieu ici est faite dans d’autres pays et si la part des ouvriers dans la population active a reculé en France, elle s’est accrue corrélativement ailleurs.
Sans doute Khalfa a-t-il en vue la présence du mouvement ouvrier en tant que force sociale agissante, plutôt que la question de son importance numérique. Mais, même à ce niveau là, les choses ne vont pas de soi. La luttes ouvrières sont en recul depuis de nombreuses années et ainsi en est-il de leur capacité à peser sur le cours des choses. Cela est indéniable, mais cette perte d’influence est-elle temporaire ou définitive ? Khalfa penche à l’évidence pour le second terme de l’alternative, alors que parmi les raisons qui peuvent être avancées pour expliquer le phénomène, il en présente certaines (il insiste par exemple sur la disparition de l’URSS) mais en oublie d’autres, et pas des moindres. Tel est par exemple le cas du chômage de masse, perdurant sur des dizaines d’années, qui a littéralement assommé le secteur privé (et même, par ricochet, une part du public). Or, même s’il a persisté longtemps, un tel chômage ne durera pas indéfiniment et le retour à des niveaux d’emploi plus substantiels peut changer l’ensemble du tableau.
Le débat n’est pas que de principe, il porte sur l’orientation générale du mouvement. Dans Le Manifeste, Marx nous avait dit que l’histoire de l’humanité était celle de la lutte des classes. Dans son introduction, Khalfa met en avant « la lutte pluriséculaire de l’humanité pour son émancipation, c’est-à-dire le combat contre toutes les formes de domination des êtres humains ». Différence de phraséologie ? Pas seulement, car d’une formulation à l’autre, c’est la question de l’exploitation qui a disparu. Khalfa a beau préciser que « le rapport conflictuel entre le capital et le travail n’a aucunement perdu de son importance et reste le moteur de luttes sociales décisives », on se pose la question, dans la mesure où le rapport d’exploitation ne peut se ramener à un simple rapport de domination. Le même Khalfa a entièrement raison de rappeler que la mondialisation libérale c’est aussi « un processus de marchandisation qui veut embrasser tous les aspects de la vie sociale et la vie elle-même ». Mais quelles conclusions en tirer ? S’agit-il simplement d’enrichir la palette des interventions et de montrer que toutes les catégories sociales sont peu ou prou concernées ? Ou s’agit-il, faisant de nécessité vertu, d’entériner la place réduite que les luttes ouvrières occupent désormais dans l’ensemble des combats ?
Le problème du pouvoir est l’autre question (essentielle) que je voudrais aborder. Tentons une hypothèse, nous dit Khalfa : « le mouvement a renoncé, de fait, à se poser la question du pouvoir et situe avant tout son action dans la sphère des contrepouvoirs ». Est-ce le cas ? Il est difficile de le savoir, ce qui fait qu’à ce stade de la discussion, il est plus intéressant de se demander s’il aurait tort ou raison de se comporter de cette façon. L’opinion personnelle de Khalfa ne semble pas faire de doute : il pense manifestement que c’est la bonne attitude. Il s’agit, dit-il « en combinant débats d’idées, campagnes d’opinion et construction de rapports de force, de peser sur les politiques menées (...). Il s’agit de transformer la réalité sans passer par l’épreuve de l’exercice de responsabilités gouvernementales ». Comment cela serait-il possible ? C’est que, laisse entendre Khalfa, face au marché totalitaire et tentaculaire, l’exigence démocratique a une portée nouvelle. « Réaffirmer (...) le fait que ce sont les peuples et les citoyens qui doivent décider de leur avenir remet en cause les fondements mêmes du système », précise-t-il. Dès lors, les divers combats du mouvement altermondialiste « convergent pour remettre fondamentalement en cause le modèle néolibéral et participent d’un mouvement réel qui abolit l’ordre établi » (citation de Marx, s’il vous plaît).
Je suis d’accord avec la très bonne analyse (que je ne reprends pas) de l’évolution du capitalisme actuel (marchandisation universelle, etc), évolution qui donne une portée directement subversive à la revendication démocratique tous azimuts, et je crois ce point, effectivement, très important. Cela suffit-il pour évacuer tout le reste ? L’espace social n’est pas homogène et indifférencié : même aujourd’hui, il n’y a pas simplement, d’un côté « les citoyens » et, de l’autre, une poignée de récalcitrants (tels que les firmes multinationales, les bureaucrates de Bruxelles, etc). Les classes sociales existent toujours, la bourgeoisie aussi, et elle risque de nous mettre pas mal de bâtons dans les roues. Confrontée à la réforme des retraites ou de l’assurance maladie, elle se laissera difficilement convaincre, revendication démocratique ou pas, de rogner sur ses profits et préférera toujours charger encore un peu plus la barque des salariés. Sans doute me dira-t-on que cela va de soi, que c’est l’enjeu d’une lutte, etc. Le problème est que, outre son hétérogénéité, l’espace social n’est pas non plus élastique et modelable à l’infini. Il est verrouillé sur des points précis, verrous auxquels s’agrippe « l’ordre établi », verrous qui ont nom Etat, propriété des entreprises, contrôle des médias. Comment changer fondamentalement le cours des choses sans être présents à ces niveaux ?
On me dira : il ne s’agit pas de renverser le capitalisme, mais seulement son option libérale. Je tire des derniers développements en France un bilan encore plus positif que celui mis en avant par Khalfa : inversant l’ordre habituel, il y a eu un « troisième tour politique » (les régionales) après un « deuxième tour social » (le grand mouvement du printemps et ses prolongements). Je vais même jusqu’à penser que nous sommes parvenus, ce faisant, a dévier temporairement de sa course le flot libéral. Je ne dis pas stopper, et encore moins inverser, ce que Khalfa souligne lui-même. Nous savons tous que c’est, de la part du pouvoir, une question de moyens et non de volonté et que l’offensive libérale reprendra dès que cela sera possible. Pourquoi insister sur ce point ? Pour rappeler que le choix libéral est vital pour le système et qu’il s’y accrochera de toutes ses forces. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne pourrait pas y renoncer dans un cas extrême... mais il faudrait justement que cela en soit un, ce qui redonne toute leur portée aux verrous que je viens d’évoquer.
Encore faut-il rappeler que les différents verrouillages s’encastrent les uns dans les autres : surveillance pointilleuse « des marchés », contrôle de l’Union européenne label libéral, des organismes internationaux (OMC, etc) et enfin, chapeautant le tout, le navire amiral américain (dont l’autorité, il est vrai, est pour le moment fortement atteinte par l’occupation irakienne). Il est très difficile de sortir de ce filet aux mailles serrées. Pour le moment, on ne voit pas la marge de manœuvre existante entre, d’un côté, prendre des mesures de protection et être éjecté et, de l’autre, se résigner et être avalé. Dans ces conditions, face aux risques d’impuissance et d’enlisement d’une stratégie de contrepouvoirs, une « rupture de système » apparaît encore plus inévitable.
Au total, je ne vois pas comment le mouvement altermondialiste pourra, tôt ou tard, éviter de se poser la question du pouvoir. Entendons-nous : non une quelconque « conquête » de celui-ci, mais se positionner par rapport à la question du pouvoir, ne pas considérer ce dernier seulement comme une des puissances extérieures sur lesquelles on se contente de faire pression. C’est une fois ceci dit que les véritables problèmes commencent. Nous sommes devant une situation originale, qui n’a pas vraiment de précédent. Le mouvement devra-t-il lui-même directement participer aux élections, prétendre au pouvoir, ou éventuellement y participer si l’orientation paraît acceptable, etc ? Khalfa souligne à juste titre toutes les difficultés de l’entreprise, illustrées par l’épisode récent de la liste « 100% » : situé sur le terrain des partis, contraint de se battre avec eux et contre eux, le mouvement y perdrait son unité, sa capacité à rassembler, à s’unifier par la voie du consensus ; il serait obligé de se prononcer sur tous les domaines de l’action gouvernementale, ce que ne permet pas le degré d’homogénéisation atteint. Faut-il se tourner vers les partis politiques et contribuer à une recomposition de ce champ, recomposition qui le tirerait à gauche, en constituant, ne serait-ce qu’en pointillé, un « front anti-libéral » ? Ou devons-nous essayer d’inventer d’autres formes de participation politique, à la jointure partis politiques / mouvement social ? Une chose me paraît certaine : même si nous n’avons pas de réponse à ces questions, commencer à se les poser serait le début de la sagesse.