• Comment êtes-vous arrivé dans cette aventure ? Comment cela fonctionnait-il entre les différents intervenants ?
Luis Rego - Claude Willers me connaissait déjà, parce qu’il m’avait vu dans l’un de mes spectacles, quand je faisais du café-théâtre. Il m’avait reçu dans son émission « Marche ou crève ». Il m’aimait bien, je ne sais trop pourquoi, mais c’est comme ça. Quand il s’est lancé dans le « Tribunal », il m’a proposé de participer. C’était assez libre dans la forme. On ne se mettait pas vraiment d’accord avec Desproges. Chacun écrivait son texte de son côté. France Inter décidait des invités, avec sa petite liste, dont nous avions parfois du mal à comprendre la logique. L’autre qualité de l’émission tenait dans la présence d’un public, avec une vraie dimension spectacle. J’avais la volonté de faire réagir les gens, pour se bidonner.
• L’une de vos plaidoiries les plus célèbres reste « La journée d’un fasciste », alors que vous receviez Le Pen, en 1982. Comment avez-vous travaillé un tel sujet ?
L. Rego - D’abord, Le Pen et le FN ne représentaient rien, à ce moment, tant du point de vue politique qu’électoral. Comme je me sens quand même vaguement de gauche, même si la gauche qui existe actuellement ne me satisfait franchement pas, je n’ai guère eu de difficultés à trouver un angle d’attaque. Je suis d’origine portugaise, et j’ai fait de la prison sous Salazar, donc je sais un peu à quoi peut ressembler le fascisme en pratique. En 1962, lorsque je suis arrivé en France, je fréquentais, entre autres, des réfugiés communistes portugais à Paris. La mauvaise idée m’a pris, quelques années plus tard, d’aller jouer dans un cinéma à Lisbonne, avec le groupe qui deviendra plus tard Les Charlots. À la frontière, la police politique, qui devait avoir des informateurs en France, m’a arrêté. Je suis resté deux mois dans les geôles du régime. Ils ont fini par me libérer, car ils n’avaient prétendument rien trouvé de particulier sur moi - la honte pour un révolutionnaire ! -, et puis je pense que des gens ont dû intervenir. Cela m’a bien ouvert les yeux sur la politique. Une telle mésaventure a nourri ma petite conscience. Donc, quinze ans plus tard, face à Le Pen, s’offrir un petit carton n’était pas trop compliqué. Le premier concerné s’est bien marré. Cela fait peur quelque part, mais c’est comme cela. À l’époque, il n’était pas en quête de respectabilité comme aujourd’hui. Je pense qu’il ne se reconnaissait pas dans le portrait du facho que je décrivais dans le sketch.
• Une autre de vos plaidoiries, « L’impresario du Christ », semble aujourd’hui garder une résonance particulière. Elle présente Jésus comme un comédien qui finit par croire à son rôle. Comment a-t-elle été reçue ?
L. Rego - Durant toute la durée du « Tribunal », je n’ai jamais eu de retour négatif, de pression ou de plaintes des invités, sauf dans les cas où je traitais de la religion. Dans ce pays, il existe un problème que personne n’ose avouer comme tel : la religion. Toute mon enfance, j’ai toujours entendu dire que la religion n’intéressait personne. Dans les productions, dans toutes les rédactions, partout, on m’expliquait que les gens s’en foutaient. Dans la réalité, par exemple à la radio, dès que tu évoques la religion en des termes irrespectueux, les réactions, parfois très virulentes, affluent. Tu peux insulter le président de la République, balancer des vannes vulgaires, tout ce qui te passe par la tête... tout est permis, sauf lorsque cela concerne la religion. Médiatiquement parlant, la ligne du religieux est infranchissable. Je maintiens. Il faut faire appel à des autorités littéraires ou intellectuelles compétentes pour deviser de ces questions, les autres (comiques, chanteurs, etc.) sont mis à l’amende immédiatement. D’un autre côté, les bonnes âmes te racontent que le public s’en moque. Quelle hypocrisie !
• Le sketch « Je suis un féministe » reste aussi un grand moment...
L. Rego - Le féminisme était né dans les années 1970 et, au début des années 1980, il restait d’actualité. Gisèle Halimi était l’invitée. Ma plaidoirie pouvait être prise de traviole, mais mon propos était surtout de dénoncer le machisme, qui restait très fort. Mais les féministes n’aimaient pas trop qu’on se moque du féminisme. Finalement, le politiquement correct ne date pas d’aujourd’hui. Ma volonté était toujours d’être politiquement incorrect et drôle. D’ailleurs, je ne vois pas comment faire l’inverse, même si, apparemment, certains s’y essayent, notamment sur les plateaux télé, en prenant soin de cartonner l’invité tout en restant « dans les clous ».
• Est-ce que vous pensez possible de refaire ce genre d’émission aujourd’hui ?
L. Rego - Dans les années 1980, on a ouvert une vanne un peu libertaire sur les ondes. Les gouvernements précédents avaient verrouillé l’ambiance à la radio comme à la télé. Le ministre de tutelle possédait un téléphone direct pour rappeler à l’ordre le directeur de chaîne ou d’antenne. À cette époque, on a coupé le fil du téléphone. Aujourd’hui, avec l’autocensure, j’ai l’impression que l’on procède finalement de nouveau « à l’ancienne ». La méthode a changé, c’est tout. Aujourd’hui, tous acceptent le brocardage politique, cela fait partie des programmes, c’est dans le cahier des charges. Je pense que le chansonnier n’a plus rien à faire là-dedans, en tout cas comme moyen d’expression et de révélation. Moi, je ne me voyais pas d’ailleurs comme un chansonnier, puisque son plat de résistance demeure la politique. Je traitais en fait assez peu de ce thème. Je m’étais astreint à ne parler de politique qu’une fois par semaine, pour éviter la saturation et la facilité.