Samedi 7 octobre, 6h30. Les sirènes retentissent dans le sud et le centre d’Israël, mais je ne me réveille à Tel-Aviv que lorsqu’un ami – un autre photojournaliste – m’appelle. En tant que photographe, j’ai l’habitude de me préparer rapidement et j’essaie de comprendre ce qui se passe en courant vers la voiture.
Ces dernières années, j’ai couvert toutes les guerres menées par Israël contre la bande de Gaza, mais nous nous rendons compte en roulant vers le sud qu’il se passe quelque chose de différent cette fois-ci. Sur la route 6, nous voyons de la fumée s’élever d’un certain nombre de villages, mais nous décidons de continuer jusqu’à Sderot. Des rapports faisant état de combattants envahissant un certain nombre de communautés israéliennes situées près de la barrière [entourant Gaza] commencent à être diffusés au compte-gouttes.
Sans comprendre l’ampleur de ce qui se passe à Sderot, nous nous dirigeons vers la ville, mais nous sommes arrêtés à un poste de contrôle. Un policier pointe son arme sur nous. Nous faisons demi-tour et nous dirigeons vers Ashkelon, où j’ai couvert un grand nombre d’attaques à la roquette [venant de Gaza]. Cette fois, la situation est bien pire. La fumée au loin montre clairement qu’il y a un certain nombre de zones concernées, dont certaines ne disposent pas de suffisamment de secouristes, voire pas du tout ; ils doivent établir des priorités. Dans les zones moins touchées, les habitants éteignent eux-mêmes les incendies à l’aide de tuyaux d’arrosage.
Les sirènes se succèdent. Nous nous abritons à côté d’une maison à Ashkelon, avant que la famille ne nous ouvre la porte. Ils ont été réveillés par les sirènes et les enfants reçoivent des messages WhatsApp contenant des vidéos – dont la provenance n’est pas claire – montrant des « terroristes errant dans la ville ». Certains d’entre nous, photojournalistes, tentent de les calmer en leur expliquant que tout se passe à Sderot et plus au sud, mais nous n’en avons en fait pas la moindre idée.
Entre-temps, des informations sur des combattants [des Brigades Izz al-Din al-Qassam, branche armée du Hamas] qui ont ouvert le feu sur le festival de musique Re’im [qui se déroulait les 6 et 7 octobre, près du kibboutz de Re’im dans le désert du Néguev au sud d’Israël] commencent à arriver.
Je rencontre plusieurs photographes et nous décidons de nous rendre à Sderot, où des Palestiniens armés ont pris possession d’un poste de police. Entre les prises de vue et la mise à l’abri au milieu des sirènes, nous commençons à nous rendre compte que nous sommes face à quelque chose d’inédit.
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Nous voyons des voitures abandonnées à l’entrée de Sderot. A l’intérieur de la ville, des cadavres sont éparpillés sur les trottoirs et sur la route. Il n’y a pas de policiers ou de soldats dans les rues ; dans un pays où chaque attaque présumée au couteau à Jérusalem est réprimée par des dizaines de policiers en quelques minutes, ils sont soudain tous ailleurs.
Nous entendons des coups de feu et une explosion provenant de l’intérieur du poste de police. Quelques officiers se tiennent à l’extérieur, à côté d’un véhicule tout-terrain portant une plaque d’immatriculation palestinienne verte et une mitrailleuse montée à l’arrière.
Un groupe de photographes – nous sommes huit voitures à ce moment-là – décide de continuer en direction de Netivot sur la route 35, la route empruntée par ceux qui ont réussi à échapper à la rafle du désert. Entre la jonction de Shaar Hanegev et la petite communauté de Yakhini, nous voyons beaucoup de voitures abandonnées, certaines dont les passagers se sont échappés, d’autres tués. Nous voyons d’autres corps sur la route, à côté d’objets qui indiquent clairement qu’ils étaient en train de camper.
Soudain, nous entendons des coups de feu. Au début, nous pensions qu’ils provenaient du poste de police de Sderot, mais ils s’intensifient et se rapprochent, et nous nous rendons compte qu’ils sont devant nous. Nous nous couchons tous sur le sol. Après plusieurs longues minutes, alors que les balles sifflent au-dessus de nos têtes, brisant les vitres des voitures à côté de nous, les forces militaires arrivent et se positionnent derrière le terre-plein séparant deux voies. Nous rampons là aussi pour nous mettre à l’abri derrière le béton.
La réception des téléphones portables à Sderot est coupée : elle l’a été pendant la majeure partie de la journée, soit en raison d’une coupure d’électricité, soit parce que les autorités l’ont délibérément coupée pour empêcher les Palestiniens qui se sont infiltrés de communiquer et de diffuser des images. Ce n’est que plus tard dans la nuit que j’ai visionné les images de la fête et d’ailleurs, et que j’ai compris ce qui s’était passé.
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Beaucoup de gens m’ont demandé ces derniers jours comment je pouvais supporter toutes les horreurs que nous avons documentées. Il n’y a pas de réponse claire à cette question, si ce n’est qu’il est utile de travailler avec des amis. Pour moi, c’est précisément le fait d’être sur le terrain, sans avoir besoin de la médiation de la télévision ou des médias sociaux, qui m’aide à traiter les événements d’une manière un peu moins traumatisante, parce que j’ai vu ces choses moi-même. Aussi horribles soient-elles.
Un signe que la guerre commence vraiment
Le lendemain, je retourne au sud et découvre que la situation est loin d’être sous contrôle. Il y a quelques soldats et policiers dans les rues, et les échos des coups de feu et des explosions indiquent que des batailles sont en cours. Des chars se frayent un chemin dans les rues, creusant des sillons sur leur passage. C’est toujours un mauvais signe, un signe que la guerre commence vraiment, quand les chars roulent directement dans les rues de cette façon – cela montre qu’il n’y a pas eu assez de temps pour les charger sur un transporteur.
La bataille pour le poste de police de Sderot s’est terminée à l’aube, et les bulldozers militaires commencent déjà à détruire le bâtiment. Les corps des militants palestiniens sont empilés à l’extérieur, leurs armes gisent à côté d’eux.
Bien que la plupart des corps d’Israéliens aient été retirés de la scène, les corps des Palestiniens – portant des gilets pare-balles et des munitions en bandoulière, et parfois leurs armes à côté d’eux – ont été laissés sur le sol pendant des jours. De nombreux équipements ont été trouvés à l’intérieur et à côté des voitures des combattants : talkies-walkies, batteries, nourriture et boissons, et autres preuves d’un assaut bien planifié.
Les jours commencent à se fondre les uns dans les autres. Il est difficile de se rappeler quand la guerre a commencé, mais tous ceux que je rencontre – soldats enrôlés, réservistes et citoyens – sont préoccupés par la question de savoir comment cela s’est produit, en commençant par l’échec du renseignement, puis la sortie de Gaza, et enfin la réponse tardive des forces israéliennes. Il est difficile d’écrire sur l’étendue de l’échec, mais certains aspects deviennent évidents à chaque visite sur le terrain. Le gouvernement et l’armée affirment qu’ils répondront à ces questions « après les combats », mais il est difficile de ne pas se les poser en ce moment.
Tout au long de la semaine, je visite les lieux frappés par des roquettes, les zones de transit militaire et les communautés accessibles après leur retour sous contrôle israélien. Dans la vieille ville d’Ashkelon, où de nombreux bâtiments n’ont pas de salle sécurisée ou d’abri public à proximité, une roquette a frappé le premier étage d’un immeuble d’habitation et a réduit les divers logements en un seul amas de décombres.
Dans le sud, un responsable de la sécurité explique que l’assaut israélien contre Gaza sera plus long que d’habitude. Il note que la clôture de Gaza est effectivement hors d’usage en raison des dizaines de brèches et que, depuis le début de la semaine, des dizaines de cellules de Palestiniens armés errent dans la région. Interrogé sur l’échec qui s’est produit, il me dit qu’il n’a pas de réponse. Il semble que personne ne le sache.
Pendant un certain temps, il semble que le Service du porte-parole de l’IDF [Forces armées] ne fonctionne pas non plus, ce qui signifie qu’aucune visite officielle n’est organisée pour les photographes et les journalistes qui s’efforcent de se rendre sur les lieux des massacres. Le mardi matin, 10 octobre, un groupe d’entre nous arrive de manière indépendante dans la zone du festival de musique Re’im, où 260 jeunes ont été assassinés et de nombreux autres enlevés samedi.
En chemin, nous avions déjà croisé des centaines de voitures abandonnées sur le bord de la route principale, dont certaines avaient été brûlées. Nombre d’entre elles avaient été peintes à la bombe d’un « X » et d’une date, indiquant que les forces de sécurité les avaient examinées. Sur le site du festival, il y a toujours un poste de sécurité à l’entrée, le camping est toujours debout, tout comme le bar, et au centre il y a une scène et des microphones. Il y a aussi des tapis éparpillés, des tentes, des hamacs et des effets personnels. Tout est encore debout, comme si l’on attendait que la fête reprenne.
Les corps des personnes assassinées ont déjà été enlevés, mais certains combattants morts gisent encore sur le sol. Des soldats israéliens passent et cherchent des restes de munitions.
Au fil de la journée, nous sommes invités à une visite officielle de Kfar Aza, qui a subi des pertes considérables – le nombre final de morts n’est toujours pas connu. A l’entrée du kibboutz, le général de division Itai Veruv explique le déroulement de la visite : « Je ne veux pas trop parler après avoir combattu pendant 48 heures. Ce que vous verrez est un massacre ; je n’ai jamais rien vu de tel en 40 ans de service. »
Les scènes dans le kibboutz sont en effet extrêmement difficiles. Une grande partie du kibboutz a été détruite, notamment les logements des jeunes. Les forces de sécurité et de secours sont en train de dégager les corps et les armes, tout en continuant à fouiller la zone. Beaucoup ont été tués dans leur lit ou au moment où ils se réveillaient. La brèche dans la porte par laquelle les Palestiniens sont entrés n’a pas été réparée, et une traînée de véhicules brûlés, d’armes, de corps et d’effets personnels montre le chemin que les assaillants ont emprunté à l’intérieur du village. A l’arrière-plan, derrière les portes du village, la fumée s’élève en raison des attaques israéliennes en cours sur Gaza. Lorsque les sirènes de roquettes ne retentissent pas, on peut entendre les avions de chasse et l’artillerie.
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Le lendemain, alors que les reportages sur Kfar Aza font le tour du monde, nous participons à une autre tournée de presse, cette fois dans le kibboutz Be’eri. Là aussi, les dégâts sont considérables : plus de 100 morts, des maisons complètement détruites par les tirs de roquettes, des véhicules tout-terrain, des armes et des corps éparpillés un peu partout.
Certaines maisons sont restées ouvertes et, de l’extérieur, on peut voir comment une matinée ordinaire s’est brutalement interrompue : de la nourriture sur la table, un ventilateur qui ronronne encore, du linge suspendu à un fil, des photos sur le réfrigérateur. Ici, comme à Kfar Aza, même au milieu de toutes les destructions, il est difficile de saisir l’ampleur de l’horreur.
Toute la semaine, j’ai reçu des messages d’amis et de familles bloqués chez eux et incapables de se rendre dans le sud, à la recherche d’informations sur ce qui est arrivé à leurs proches. Les premiers jours, personne des autorités ne leur a parlé.
Un ami de Gaza raconte qu’un membre de sa famille, un adolescent, a franchi la barrière après le début de l’assaut, comme de nombreux jeunes qui n’ont pas participé à l’assaut organisé – depuis lors, il est porté disparu. Un responsable de la sécurité a déclaré qu’un grand nombre des Palestiniens morts ne sont pas des combattants, mais des jeunes qui ont franchi la barrière frontalière. Un reportage sur Kfar Aza montre un certain nombre d’entre eux faisant la queue avec des vélos et du matériel de camping qu’ils ont volés, pour retourner dans la bande.
Payer le prix de crimes qu’ils n’ont pas commis
Le tout premier événement que j’ai photographié, à l’âge de 17 ans, remonte à 2003 : un Palestinien a fait exploser un bus rempli de passagers à Haïfa, tuant 23 personnes, dont beaucoup étaient très jeunes. J’ai appris l’attentat par des amis à l’école, je me suis précipité chez moi, j’ai pris mon appareil photo et je me suis rendu sur les lieux.
Avant de partir, j’ai réussi à appeler ma mère pour la tenir au courant, et elle m’a dit de ne pas y aller. Mais quand elle a réalisé que j’y allais quand même, elle m’a simplement demandé d’être prudent. C’était une scène difficile – un bus brûlé, des corps couverts d’éclats d’obus. Lorsque je suis rentré chez moi plus tard dans la soirée, j’ai découvert que je connaissais deux des victimes, qui fréquentaient le lycée voisin du mien.
C’était l’époque de la deuxième Intifada, au cours de laquelle 1500 Israéliens et 4000 Palestiniens ont été tués en cinq ans. Le mantra de l’ancien Premier ministre Ehud Barak [de juillet 1999 à mars 2001] selon lequel « il n’y a pas de partenaire » pour la paix chez les Palestiniens, ainsi que l’horrible violence vécue au cours de ces années, ont conduit beaucoup de gens à la conclusion qu’il n’y a pas d’autre solution à ce conflit que toujours plus de violence, ce qui a provoqué un brusque virage à droite de la politique israélienne. La gauche sioniste a presque complètement disparu et, en dehors de la gauche radicale, pendant très longtemps, personne n’est sorti dans la rue pour protester ou exiger un autre horizon.
Vingt ans plus tard, plus d’Israéliens et de Palestiniens ont été tués en quelques jours qu’au cours de ces cinq années. La position de l’opinion publique s’est encore plus radicalement déplacée vers la droite, si c’était possible. Comme l’a écrit ma collègue Orly Noy le 11 octobre [voir la traduction ci-dessus], même de nombreuses personnes de gauche réclament vengeance et appellent à « effacer » Gaza.
Au cours des conversations que j’ai eues avec des dizaines d’habitants la semaine dernière, je n’ai pas pu déterminer clairement ce qui était le plus fort : la colère contre le gouvernement, y compris de la part des partisans du Premier ministre Benyamin Netanyahou, ou le désir de vengeance. Quoi qu’il en soit, le gouvernement a décidé d’agir sur ce dernier aspect. La fumée qui s’échappe de Gaza rappelle la terrible guerre de 2008-2009, mais le nombre de morts dans la bande a déjà atteint celui de cette guerre. Avec la peur que suscite chaque sifflement de roquette et notre course aux abris, il est impossible de ne pas penser à ceux qui, de l’autre côté de la barrière – sans abris, sans sirènes, sans électricité – paient le prix de crimes qu’ils n’ont pas commis.
Oren Ziv