« Je peux être abattue sur le tarmac dès ma descente d’avion. » Benazir Bhutto n’exagère pas. Huit ans après avoir choisi l’exil pour éviter la prison, la « Sultane » vient prendre sa revanche. Et ses innombrables ennemis, à commencer par les hordes de « soldats » d’Al-Qaida au Pakistan, fourbissent leurs armes.
Des coupe-gorge de Karachi aux grottes inaccessibles de l’Hindu Kuch, refuge, croit-on, de Ben Laden ; de Peshawar la tribale à Lahore l’impériale, 160 millions de Pakistanais, éplorés d’admiration ou dégoûtés du jeu politique international qui leur ramène « l’héritière », retiennent leur souffle.
Benazir Bhutto ne manque pas d’estomac. La mort rôde autour de cette femme depuis si longtemps. Père exécuté, frères assassinés : la fille adulée du flamboyant Zulfikar Ali Bhutto, premier ministre populiste, déchu puis pendu sur ordre d’un dictateur, est l’ultime atout de la plus célèbre dynastie politique et féodale du « pays des purs ».
Deux fois, la « présidente à vie » du Parti du peuple pakistanais (PPP) a remporté les élections. Deux fois, elle a dirigé le gouvernement central à Islamabad. Deux fois, elle a été renversée à mi-parcours pour « incompétence et corruption ».
Remise en selle par l’administration Bush, prise de court par l’impopularité de son allié local, le général-président Pervez Musharraf, « l’héritière » est censée former avec le putschiste un tandem modéré capable d’affronter la montée islamiste et, surtout, de garder l’arme nucléaire nationale à l’abri des tentations.
« ÇA VA TANGUER »
Washington souhaite que le général, au pouvoir depuis 1999, reste à la tête de l’Etat, tandis qu’elle redeviendrait premier ministre. Pour Benazir, c’est la troisième manche qui s’engage. Quelle qu’en soit l’issue, prévient un confrère pakistanais, « ça va tanguer ».
Voici l’histoire de « Pinkie », belle enfant rose pâle née en 1953 avec une cuiller en or à la bouche, des bataillons de serviteurs enturbannés à son service et des régiments de serfs et métayers disséminés sur un domaine familial vaste comme un département français. « Pinkie », comme l’appelait son père, est l’aînée de la couvée.
Zulfikar la nomme Benazir, « l’incomparable » dans la langue du Sind, berceau de la famille. Benazir Bhutto évoque parfois des ancêtres moghols et une « filiation » politique avec Raziya, la sultane turkmène de Delhi, la seule musulmane à avoir régné (1236-1240) sur les Indes.
L’arrière-grand-père Bhutto, déjà, était un « zamindar », un « seigneur de la terre ». Son fils sera anobli par le colonisateur britannique, et le domaine élargi. Zulfikar saura utiliser ce pedigree dans sa fulgurante carrière.
Député, ministre, président de la République, chef du gouvernement, charismatique et souvent démagogue, l’enfant chéri des masses pauvres, séduites par un discours égalitaire et socialisant, dominera la vie politique de son pays pendant une décennie. Pour le meilleur et pour le pire.
A 9 ans, Benazir déjeune avec lui en compagnie de Zhou Enlai, dauphin de la Chine maoïste. A 16 ans, elle côtoie Henry Kissinger. A 18, elle bavarde avec Indira Gandhi, l’inflexible « impératrice » des Indes. Elle dit souvent qu’elle n’a « pas choisi [sa] vie ». Vrai. Mais, même dans un pays aux trois quarts illettré, où les votes s’achètent encore par villages entiers sur ordre du « zamindar » local, il ne suffit pas d’appartenir à une riche dynastie pour mettre la main sur le pouvoir suprême. Il y a de la concurrence.
Et puis il y a l’armée. Quelque 580 000 militaires de carrière, 40 % du budget national, un empire industriel et agricole de 10 milliards de dollars (7 milliards d’euros), un Etat dans l’Etat, la seule institution nationale organisée.
MUSIQUE ROCK, DÉCAPOTABLE...
En soixante ans d’existence, le Pakistan, république islamique issue de la très sanglante partition des Indes en 1947, a connu trois guerres contre son grand voisin, quatre Constitutions et autant de coups d’Etat militaires – avec trente ans de dictature à la clé. Alors oui, pour prendre le pouvoir à Islamabad et s’y maintenir, il faut des moyens.
Il faut aussi une détermination sans faille, de la ténacité, beaucoup d’énergie, une bonne dose de cynisme, pas de scrupules et du courage. « BB », comme on la nomme dans les gazettes locales, a été pourvue de tous ces ingrédients.
Le père est sunnite, la mère chiite. Mais comme tous les rejetons de haute caste, « Pinkie » est éduquée dans un couvent chrétien. A 16 ans, bonne élève, intelligente et travailleuse, elle part dans un collège d’Harvard aux Etats-Unis. Jean, cheveux au vent et musique rock au volant de sa décapotable, la jeune fille mène une vie insouciante, entre soirées enfumées et « manifs » agitées contre la guerre au Vietnam.
« Je ne me destinais pas à la politique, dit-elle, je voulais être diplomate, ou peut-être journaliste. » En 1973, papa est élu chef du gouvernement. Deux ans plus tôt, il a joué un rôle dans la perte du Pakistan oriental – qui deviendra Bangladesh –, une véritable tragédie nationale. Benazir a 20ans, elle prend le chemin d’Oxford.
En 1977, elle rentre dans un pays au bord du gouffre. Le désordre est général. Manifestations, meurtres et assassinats se succèdent. Zulfikar Ali Bhutto a trop promis, à trop de gens, à trop d’intérêts divergents. Il a dit « oui » aux islamistes qui s’éveillent à la politique et ne cesseront plus de croître et multiplier.
Au grand dam de Washington, il a aussi lancé un programme nucléaire national. Mais le riche propriétaire terrien qu’il est n’a pas mis en œuvre la grande réforme agraire promise. Benazir ne la fera pas non plus, mais on n’en est pas là.
Dix jours après le retour de sa fille adorée, le premier ministre est arrêté, l’état d’urgence et la loi martiale proclamés. Benazir et sa famille sont assignés à résidence. On connaît la suite. Le procès, la condamnation à mort, la pendaison. Benazir a 26 ans. Pour éviter le cachot, ses deux frères cadets et sa jeune sœur ont fui à l’étranger. Elle, elle connaîtra des séjours plus ou moins longs, plus ou moins durs, en détention.
Elle a pu revoir son père quelques jours avant l’exécution. Il lui a dit : « Sois courageuse, Pinkie, on se reverra dans l’autre monde. » Elle a la rage au ventre. « Je n’avais plus le choix, tant de gens réclamaient que je reprenne le flambeau de mon père. »
LE CHARME, L’UN DE SES GRANDS ATOUTS
Elle part à son tour en exil à Londres, réorganise le PPP à distance et revient, triomphale, en avril 1986. Un million de Pakistanais énamourés hurlent son nom, la couvrent de pétales de roses.
Deux ans plus tard, elle touche enfin au but. En 1988, elle est la première femme élue à la tête d’un pays islamique, qui compte alors 140millions d’âmes. Elle est jeune, belle, intelligente, cultivée. Elle fait la« une » de tous les magazines de l’univers et vampe la planète.
Parmi ses illustres « victimes », François Mitterrand, ébloui par son port altier sous ce voile de soie blanche dont elle ne se départira plus, et dont, dira le Français, « elle jouait si joliment ». Le charme a toujours été l’un des grands atouts de Benazir.
En exil, elle s’est fait retoucher le nez, les yeux, la mâchoire. Mais la beauté ne suffit pas pour gouverner une nation aussi tourmentée, pauvre et hétérogène « L’Incomparable » commet les mêmes erreurs que son père, s’entoure d’une cour d’incapables et de profiteurs, promet tout et son contraire.
En décembre 1987, elle a épousé l’élégant Asif Ali Zardari, play-boy patenté. Le 6 août 1990, sous la pression de l’armée, elle est limogée de ses fonctions de premier ministre après vingt mois de pouvoir. On parle « d’incompétence ». Elle hurle au « complot » et repart au combat.
En octobre 1993, Nawaz Sharif, son vieux rival politique, lui aussi issu de la caste des riches, est à son tour démis de ses fonctions. « Corruption caractérisée ». La « Sultane » revient. Mais elle n’a rien appris. Plus autocrate que jamais, elle essaie d’éliminer ses adversaires les uns après les autres, étend sa cour, dépense sans compter, nomme son mari ministre des investissements.
Surnommé « Mister 10% », Asif est né riche. Il devient richissime. Le Wall Street Journal estimera en 2007 que le « couple royal » aurait accumulé « entre 100 millions et 1,5 milliard de dollars » de commissions et bakchichs divers sur toutes sortes de contrats. Des procès pour détournement sont ouverts au Pakistan, une procédure pour blanchiment est toujours en cours en Suisse.
Benazir Bhutto dément tout en bloc, dénonce une « manipulation politique ». En septembre 1996, son frère Mir Murtaza, qui s’est allié, contre elle, avec sa mère la bégum Nusrat – ni l’un ni l’autre ne supportent la corruption d’Asif et les méthodes autoritaires de la « Sultane » –, a été assassiné par balles.
Benazir avait affirmé qu’une réconciliation familiale avait eu lieu quelques jours avant. Shah Bhutto, le cadet, ayant été mystérieusement empoisonné dix ans plus tôt à Cannes, Benazir s’est retrouvée seule. Sa jeune sœur ne fait pas de politique. Deux mois après la mort de Mir Murtaza,la « Sultane » est à nouveau limogée. Asif est jeté en prison. Il n’en sortira, malade et affaibli, qu’après six ans.
Aujourd’hui, pour prix de son retour, Benazir a obtenu le retrait de toutes les accusations lancées contre elle et son époux. Elle dit qu’elle a changé. Qu’elle a « beaucoup réfléchi ». Et « beaucoup compris ». A 54 ans, mère de trois enfants et « accro » au chocolat, elle a perdu la longue et mince silhouette de princesse orientale qui avait tant contribué à son adulation planétaire. La volonté de revanche, elle, est toujours là.