Depuis la Conférence de La Haye (2001), le débat sur l’après Kyoto est gelé par suite de l’allergie étatsunienne à toute idée de réduction obligatoire des émissions. Mais le vent tourne. Neuf propositions de loi en faveur d’une réduction obligatoire des émissions ont été déposées au Congrès. La plupart sont basées sur la mise en place d’un dispositif analogue au système européen d’échange de droits (« cap and trade system »). La proposition Warner-Lieberman est considérée comme la plus susceptible de servir de base à une future législation, après les présidentielles de 2008 (d’ici là, il est peu probable que le dossier se débloque). Elle envisage de stabiliser les émissions de trois secteurs (production électrique, transport, industrie manufacturière) au niveau actuel jusqu’en 2012, de les réduire de 2% par an de 2012 à 2020 (15% de réduction par rapport à 2005), puis de continuer vers 70% de réduction en 2050.
Les gouvernements ne peuvent plus se contenter de petits pas, à la Kyoto (5,2% de réduction pour les pays industrialisés à réaliser sur la période 2008-2012). Les scientifiques le répètent : le Protocole, c’est des peanuts, les émissions doivent diminuer de 80% d’ici 2050 au niveau mondial. L’opinion publique est inquiète. Le monde des affaires veut savoir à quoi s’en tenir, et que les mesures soient homogènes. C’est devenu une question de crédibilité politique : les gouvernements doivent sortir un plan à court, moyen et long terme, et frapper l’opinion avec un objectif qui semble ambitieux. Angela Merkel, au G8, proposait 50% en 2050. Warner-Lieberman surenchérissent : 70%. D’autres chiffres seront lancés. Pour ne pas se laisser abuser, il faudra (se) poser chaque fois quelques questions : réduction par rapport à quelle année de référence ? dans quels secteurs d’activité ? étalées comment ? Car la présentation peut être trompeuse : 15% de réduction en 2020 par rapport à 2005, c’est moins que ce que les USA auraient dû réaliser en 2012, s’ils avaient ratifié Kyoto. Un « objectif ambitieux » pour 2050 peut représenter moins que des peanuts à court et moyen termes.
Derrière ces chipotages, on retrouve la préoccupation exprimée par Nicholas Stern, dans le rapport sur l’économie du changement climatique remis au gouvernement Blair (oct. 2006). L’économiste en chef de sa Gracieuse Majesté y conseillait discrètement, au détour d’une page, « de ne pas en faire trop, ni trop vite ». Car « une grande incertitude demeure quant aux coûts de réductions très importantes. Creuser jusqu’à des réductions d’émissions de 60 ou 80% ou plus requérra des progrès dans la réduction des émissions de processus industriels, de l’aviation, et d’un certain nombre de domaines où il est difficile pour le moment d’envisager des approches effectives en termes de coûts ». Voilà la méthode : on commence par endormir la galerie avec de belles paroles sur la gravité de la menace puis, quand les micros sont coupés, on discute entre gens responsables. Alors que des millions, voire des centaines de millions de gens sont en danger, alors que les parades existent, on mégote pour ne pas égratigner les profits de ceux qui nagent dans le fric et sont responsables du gâchis : les pétroliers, l’industrie automobile, l’aéronautique, la pétrochimie, les transports… Croissance oblige !
Ceci dit, « ils » vont faire quelque chose. « Ils » y sont contraints. Même si « leurs » 70%, tels qu’ils les calculent, ne représentent que la moitié de l’effort qu’il faudrait fournir, il s’agit néanmoins d’une réduction substantielle. Comment espèrent-ils y arriver et sur le dos de qui ? Telle est la question clé. De déclaration en rapport, la réponse apparaît de plus en plus nettement. De façon synthétique, elle s’articule autour de cinq éléments :
1°) une extension très considérable des mécanismes de flexibilité du protocole de Kyoto, en particulier du « Mécanisme de Développement Propre ». Ce MDP permet au Nord d’obtenir des droits de polluer en échange d’investissements dans le Sud si ceux-ci réduisent les émissions (par rapport à un niveau de référence hypothétique). C’est principalement par ce biais, sans doute, que les pays en développement seront insérés dans le nouveau dispositif.
2°) une extension similaire des possibilités d’utiliser les droits d’émission générés par les « puits de carbone ». De plus, non seulement des plantations d’arbres mais aussi la sauvegarde de forêts existantes pourrait être considérée comme un moyen d’absorber le carbone de l’atmosphère, donc de compenser les émissions. On donnerait ainsi un lustre écologique à une politique qui n’a aucun caractère structurel et qui implique l’appropriation de la forêt et de ses ressources ;
3°) la détermination d’un prix mondial du carbone censé intégrer les coûts des dégâts futurs du réchauffement. La place manque pour expliquer ici les problèmes théoriques, éthiques et pratiques que cette intégration implique. Ce qui est clair par contre, c’est que les pauvres et le monde du travail paieront la note. Historiquement, les pays du Sud ne sont responsables du réchauffement qu’à hauteur de 25% ; un prix mondial du carbone signifie évidemment qu’ils paieront 100% des coûts, au prorata des marchandise qu’ils achètent. Par ailleurs, ils seront incités à se procurer les technologies « bas carbone » (nucléaire, par exemple), sans quoi leurs propres produits coûteront plus cher à l’exportation. Par ici, les contrats pour les multinationales ! Quant au monde du travail dans les pays développés, outre la hausse des prix, on lui concocte une sécurité sociale « climatisée » (réduction des cotisations patronales compensée par une taxe carbone, par exemple) ;
4°) le recours accru à des technologies d’apprenti-sorcier : plus de centrales nucléaires, plus d’agrocarburants, plus d’OGM (plantes de culture résistant à la sécheresse, arbres à croissance rapide pour stocker le carbone) ;
5°) la culpabilisation des citoyens, couplée à une politique de primes, de taxes, de quotas, etc. Dans ce domaine, l’imagination néolibérale semble sans limites : quotas de carbone individuels échangeables, octroi à l’entrée des grandes villes (8 £ pour entrer en voiture à Londres : la circulation est plus fluide, isn’t it ?).
C’est une guerre qui se prépare. La préparation médiatique bat son plein. L’attribution du Nobel de la Paix au GIEC, soit dit en passant, en fait partie : le GIEC est en effet primé non seulement pour son travail
scientifique –admirable- ou pour la collaboration entre spécialistes de toutes nations –exemplaire-, mais aussi pour avoir défini « les fondements des mesures à prendre ». Comme si le prix du carbone était fixé par la physique, comme si le choix entre les camions et les trains, entre l’atome et le soleil, découlait d’une loi naturelle !
Plus de cent mille personnes ont manifesté en Australie, le 11 novembre, pour que le pays réduise ses émissions de 30% d’ici 2020. Que ce soit une source d’inspiration. Le 8 décembre, à l’occasion de la conférence de Bali, Bruxelles sera le théâtre de la première vraie manifestation de rue sur ce thème en Europe continentale. La manifestation va au-delà de la simple exigence d’une réponse à la hauteur du défi écologique : elle exige une politique climatique respectueuse de la justice sociale. Les syndicats y participeront. La construction d’un mouvement de masse mondial, analogue aux mouvements contre la guerre, doit être mise sérieusement à l’ordre du jour.