Comment se déroule une ascension médiatique, en République sarkozienne ? Très simplement. A ciel ouvert. Le cas de Laurence Ferrari, sa vie, son œuvre, ses traumatismes d’enfance, ayant été exploré comme il convenait par la totalité de la presse française et francophone, attardons-nous sur un autre, plus discret : celui de Claude Askolovitch, nouvel embauché du groupe Lagardère. Scénario : un journaliste (de talent) que les hasards de la carrière ont envoyé dans un hebdomadaire étiqueté à gauche ( le Nouvel Obs) s’y ennuie. Il s’y sent bloqué. Il y suit les activités de José Bové, les oscillations de Clémentine Autain, et les forums de Porto Alegre, ce qui peut lasser à la longue. Il trompe l’attente en répétant à longueur d’émissions, d’articles, de blog, que la candidate de la gauche est d’une nullité crasse ; il rédige à la chaîne des livres de discussions avec un socialiste passé à l’adversaire (Eric Besson), avec un socialiste raisonnable (Manuel Valls), avec une ministre sarkozyste (Rachida Dati), mais l’ennui persiste. C’est terrible, l’ennui.
Au début de l’été, le Destin lui sourit : il vole soudain à la radio défendre courageusement le fils du président de la République, cible d’une infâme agression antisémite, dans une chronique que personne n’avait lue, en page 19 d’un hebdomadaire satirique. Bingo ! L’affaire prend. La France s’embrase. Insultes, polémiques, pétitions. Et à la fin de l’été, abracadabra, on le retrouve dirigeant les pages politiques du Journal du dimanche (groupe Lagardère), et en charge de l’éditorial politique de la radio Europe 1 (groupe Lagardère), réussissant l’exploit d’en avoir déboulonné l’indéboulonnable Catherine Nay. Il est devenu une pièce centrale du dispositif. Venant de la gauche, il incarne l’ouverture médiatique.
Reste une inconnue - de taille. Sa Majesté a-t-elle explicitement donné consigne de faire nommer Askolovitch au firmament du groupe de son ami Arnaud Lagardère, pour service rendu à la famille ? Ou bien, dans l’état-major de Lagardère, a-t-on précédé ses désirs ? La simultanéité des deux nominations laisse irrésistiblement penser que la décision a été prise au sommet du groupe, et pas seulement dans chacun des deux médias. Le groupe en question est d’ailleurs habitué aux nominations « conseillées ». L’an dernier, l’ex-patron Elkabbach avait déjà consulté Sarkozy sur la nomination du chef du service politique. Et puis, qu’importe ? Qu’on ait cédé aux désirs du prince ou qu’on les ait précédés, le résultat est le même : l’accession de la personne adéquate au poste qui l’attendait.
Et voilà le sarkozysme, après un an de règne, doté de son Commynes radiophonique, tout frais transfuge de chez le Téméraire. La première semaine est éblouissante. Ah, pouvoir enfin célébrer le nouveau-Sarkozy-entré-dans-ses-habits-de-président-grâce-aux-dix-morts-de l’embuscade (lundi), et le Stratège-Génial-qui-a-embarrassé-le-PS grâce-au-financement-du-RSA-par-une-taxe-sur-le-capital (mercredi). Ah, stigmatiser la ringardise dessocialistes restés socialistes (mardi), et pointer le dérèglement de leur logiciel (vendredi). Certes, il ne faut pas oublier de critiquer, on est un journaliste indépendant : on épingle donc rudement la ministre des Sports, de s’être laissée porter sur les épaules des athlètes français, de retour de Pékin. Pas digne de vos fonctions, Madame la ministre ! Diantre. L’Excellence ne s’en relèvera pas.
Reste, au-delà du cas particulier, la question centrale. Quelle est l’efficacité de cette injection matinale de sarkozysme, à l’heure du café et du jus d’orange ? Il ne faut pas la sous-estimer. L’heure matinale désarme les vigilances. Dans le ronronnement du presse-agrume, dans le doux glou glou de la cafetière, l’oreille s’accroche aux morceaux qui surnagent, ringard, brillant, bug, bravo, etc. Le cerveau est disponible aux « en hausse » et « en baisse » auxquels se réduit, finalement, l’exercice. Il aura, pour la journée, sa dose de gentils et des méchants. Il n’en demande parfois pas davantage.
Mais tout n’est pas noir dans l’opération. Avantage connexe (il faut bien se consoler) : on aura désormais accès chaque matin à un condensé de la rumeur de la Cour. Les socialistes sont ringards (sauf les ralliés, ou les ralliables à Sarkozy), Sarkozy est moderne, les talibans sont des nazis, Obama est bien plus moderne que les socialistes français, Sarkozy est habile, les nazis étaient des talibans qui s’ignoraient, la guerre d’Afghanistan est dure mais nécessaire, Sarkozy est courageux, etc. Cela évitera de lire, ou d’écouter, beaucoup d’autres journaux ou émissions.
* Paru sous le titre « L’ascension d’un journaliste » dans le quotidien Libération du lundi 1 septembre 2008.
« La nomination d’Askolovitch au JDD est plus importante que celle de Ferrari sur TF1 »
Les chats de Daniel Schneidermann
LIBERATION.FR : mardi 26 août 2008
Anamaywong. Que pensez-vous d’Europe 1 qui a pris Claude Askolovitch comme éditorialiste et du retournement des journalistes de gauche en promoteurs de la Sarkozie" ?
Daniel Schneidermann. J’ai précisément consacré à ce sujet ma petite chronique quotidienne sur le site d’Arrêt sur images. L’ascension d’Askolovitch est en effet fulgurante. Simple journaliste au Nouvel Observateur, il devient non seulement rédacteur en chef du Journal du dimanche, mais également éditorialiste politique quotidien d’Europe 1. Ces deux nouveaux médias appartiennent tous deux, comme nous le savons, au groupe Lagardère, ce qui signifie que les décisions concernant la nomination d’Askolovitch ont été prises au niveau du groupe et non pas de chacun des médias. C’est un poste d’influence considérable. C’est une nomination de rentrée aussi importante, sinon plus, que celle de Ferrari sur TF1, même si on en parle moins. Ne préjugeons pas de ce qu’il fera de sa chronique, mais je constate simplement que sa première, lundi, a été consacrée à démolir le PS, tandis que la deuxième détaillait comment Sarkozy avait formidablement endossé son manteau présidentiel à l’occasion de la mort de dix soldats en Afghanistan. Ça commence bien...
Anamaywong. Comprenez-vous que le journal Libération ferme ou censure les commentaires (à propos de votre article), à la façon du Figaro, ne supportant aucune critique ? Et enfin pensez-vous que le Libération de Joffrin soit un journal de gauche ?
Sur la fermeture des commentaires, je n’ai pas d’infos particulières. J’ai constaté qu’ils étaient ouverts sous plusieurs de mes chroniques, et fermés sous d’autres chroniques. J’imagine que cela tient à des raisons matérielles. Je ne peux imaginer d’autres raisons. Et pour vous faire une confidence, je ne les lis pas avec l’assiduité qu’ils mériteraient. J’ai déjà beaucoup à faire en lisant les forums sur le site d’Arrêt sur images (qui ne subissent pas les mêmes variations d’ouverture). On ne peut pas être partout.
Sur la deuxième partie de votre question, il n’y a pas de réponse en un mot. Sur certains sujets oui, sur d’autres c’est moins clair. Sur la question des sans-papiers, Libé continue d’apporter au sujet une attention qui est dans sa tradition historique. Sur d’autres sujets, le journal ne s’oppose pas aux initiatives du pouvoir. Le premier exemple qui me vient est celui de la réforme de la Constitution avant l’été. Les éditos de Libé étaient plutôt sévères avec les socialistes qui refusaient de la voter. Moi, je n’étais pas d’accord, je pensais qu’ils avaient raison de s’opposer politiquement à Sarkozy. Mais c’est mon point de vue personnel. Ce n’est pas moi qui décide de la ligne du journal.
Chino. Que pensez-vous du fait que BHL, actionnaire de Libé, puisse intervenir en page « Rebonds ». N’y a-t-il pas un problème déontologique ?
A partir du moment où sa qualité d’actionnaire est signalée aux lecteurs, cela ne me choque pas. En tout cas, cela me choque moins que l’attitude du Monde qui a récemment publié un reportage de BHL en Géorgie, et qui, dans les jours suivants, n’a pas dit un mot de la contre-enquête de Rue89 qui établissait que BHL n’avait pas vu personnellement ce dont il témoignait.
Duncan. Au vu des récentes péripéties concernant BHL , pensez-vous que l’Internet signe la fin de la figure de l’intellectuel médiatique ?
J’irai à la fois plus loin et moins loin que vous. Moin loin, parce qu’il me semble que les intellectuels médiatiques ont encore de beaux jours devant eux, au moins aussi longtemps que dureront les médias traditionnels. Mais plus loin que vous, car c’est précisément le modèle des médias traditionnels qu’Internet condamne. Je veux parler d’un modèle qui se borne à délivrer son message et qui ensuite ne tient aucun compte des objections, des enrichissements ou des réfutations du public. Quelle est la situation aujourd’hui ? Ceux qui s’informent exclusivement dans le Monde, ne savent pas que BHL a bidonné une partie de son article. Ceux qui s’informent sur Internet sont surinformés sur le sujet. Cette situation pourra-t-elle durer indéfiniment ?
Bielsa. Ne trouvez-vous pas honteuse la façon dont pas mal de médias montraient des images de Tschinkavili qui fut bombardé en disant que c’était Gori qui fut bombardé par les Russes, reprenant tout simplement ce que dit le gouvernement géorgien.
J’ai lu en effet que les Russes ont accusé les Géorgiens de cette manipulation-là. Mais je ne sais pas exactement quelle ampleur ont revêtu ces détournements d’images ni dans quelle mesure ils étaient intentionnels de la part des médias qui s’y sont livrés.
Kat. Avec Internet, n’y a-t-il pas justement une « déstarisation » des médias ? On accède à l’information sans un PPDA, ou un Pujadas par exemple : ainsi l’information vient d’un site et moins d’une personne ?
Oui et non. Car au total ce sont bien toujours des personnes qui fabriquent les sites.
O. Selon vous, le JT de France 2 ouvrait pendant les JO sur les résultats de « la France » par conscience du haut intérêt prioritaire face la Géorgie ou pour rentabiliser leur investissement en droit d’images ?
Il faudrait leur poser la question. Sans doute les deux raisons se rejoignaient-elles.
Salade. Dans quelle mesure la défense française peut-elle influencer les médias français ?
C’est un phénomène traditionnel en temps de guerre. Il devient mécaniquement très difficile pour les médias de critiquer l’armée. Dès qu’ils le font, ils prêtent le flanc à l’accusation de saper le moral des troupes, et de leur tirer dans le dos. Cela s’est vu en 14-18, pendant la guerre de 40, et encore pendant les guerres coloniales. En regardant et en écoutant ce qui se lisait et s’écrivait après la mort des dix soldats français, j’étais frappé de voir à quel point les mêmes causes peuvent reproduire les mêmes effets. Evidemment, on n’en est pas encore là. Mais si par malheur la guerre d’Afghanistan devait faire davantage de morts français, je suis prêt à parier que les comportements de censure et d’autocensure qui s’observaient au cours des guerres précédentes réapparaîtraient exactement de la même manière. J’espère ne pas avoir à vérifier l’exactitude de la prophétie.
Don diego. Les journalistes sportifs du service public de télévision, à Pékin, étaient habillés avec des chemises chinoises au logo France 2 ou France 3. Pensez-vous que quand les Jeux olympiques se dérouleront en Laponie, Gérard Holtz sera vêtu de phoque ?
A mon avis, cette question fondamentale devrait recevoir un élément de réponse plus tôt : j’ai hâte de les voir tous coiffés de chapeau melon en 2012.