Les groupes musulmans canadiens qui militent en faveur de la reconnaissance de l’arbitrage religieux pour statuer sur les questions de droit de la famille, notamment en Ontario, ne devraient pas compter sur l’appui du mufti de Marseille, la grande métropole du midi de la France, un pays qui se décrit volontiers comme un phare de la laïcité.
« Cela n’existe pas là où il y a des lois positives élaborées par les représentants de tous, y compris les musulmans, pour être appliquées à tous, y compris les musulmans. Et la boucle est bouclée », tranche Soheib Bencheikh, un partisan de la laïcité.
Le chef de la mosquée de Marseille, une région qui compte une forte concentration de musulmans, participe cette semaine à une conférence sur « les conséquences du fondamentalisme sur les droits humains » organisée par Droits et Démocratie. Cet organisme a déjà dénoncé le rapport de la commission Boyd qui, en Ontario, ouvre la voie à des tribunaux d’arbitrage religieux se substituant aux tribunaux civils de première instance pour les musulmans qui acceptent d’y soumettre leurs litiges.
« Si de tels tribunaux d’arbitrage existent déjà pour d’autres religions au Canada, l’anomalie vient du pays et non pas de la demande des musulmans », glisse Soheib Bencheikh en référence aux arbitrages rabbiniques qui existent au sein de la communauté juive.
Toutefois, ces instances, contrairement à ce qui pourrait être créé en Ontario, ne se substituent à aucune juridiction civile.
« L’autre problème concerne le droit musulman lui-même. De quel droit s’agit-il, puisque le mot « charia » est très vague ? C’est un concept [...] spirituel, donc synonyme en quelque sorte d’un cheminement personnel mais qui, à travers l’histoire, couvre le travail juridique des écoles [juridiques, malékite au Maghreb, hanafite en Turquie, hanbaliste en Arabie Saoudite], si bien que le droit musulman est varié. Il n’a aucune sacralité et souffre de n’avoir pas été mis à jour. [Alors] de quel droit musulman parle-t-on ? »
Trop souvent, ce sont les interprétations les plus rétrogrades qui s’imposent, constate M. Bencheikh. « L’espace cultuel dans les pays à minorité musulmane semble plus ou moins rongé par certains archaïsmes. Je ne sais pas s’il y a au Canada des écoles qui forment des théologiens, des imams capables de répondre aux interrogations des croyants musulmans. »
Or une mosquée qui n’a pas d’imam compétent est comparable à une clinique qui n’a pas de médecin qualifié : « Elle devient un lieu dangereux », croit-il.
« L’imam qui répond aux interrogations d’un Québécois ne doit pas être formé au Pakistan ou en Arabie Saoudite », précise-t-il.
Le problème se pose également en France, où la communauté musulmane est forte de plus de cinq millions de membres, note le mufti : « Nous n’avons eu que des bricolages pour mettre en place des écoles capables d’encadrer la spiritualité des musulmans. »
Pour les populations musulmanes, qu’elles soient majoritaires ou minoritaires dans le pays où elles habitent, l’islam a remplacé les idéologies de gauche ou nationalistes depuis une trentaine d’années, explique-t-il. Résultat, il existe « une grande demande de connaissance religieuse et peu d’offre ».
Dans les pays d’émigration, les imams formés par la mosquée al-Azhar du Caire ont été supplantés au cours de cette même période par d’autres imams, venus d’Arabie Saoudite et « dotés d’une vision très étroite de la religion musulmane ».
Le voile islamique
Soheib Bencheikh, qui prône un « islam de France », a appuyé la loi qui interdit en France les symboles religieux (dont le « voile islamique ») dans les écoles publiques.
Cette loi a été fortement critiquée dans les pays musulmans « parce qu’on y connaît mal l’histoire de la France, où on a libéré les consciences et les connaissances de la mainmise cléricale. Les musulmans, même en France, méconnaissent l’histoire de la laïcité de l’école, qui s’est faite au prix d’un grand combat contre l’avancée temporelle de la religion ».
Or le salut des jeunes musulmans en France, souvent confrontés à des problèmes de pauvreté et d’exclusion, « viendra d’un enseignement neutre et aconfessionnel », croit le mufti de Marseille.
Est-il à contre-courant par rapport à ses coreligionnaires ? D’une petite partie seulement, croit-il. « Je souhaite que mes propos reflètent le souhait d’une majorité qui veut s’épanouir dans notre monde. »
D’autre part, Soheib Bencheikh est très critique de la façon dont le gouvernement français tente de normaliser ses relations avec l’islam. « Malheureusement, on découvre que l’islam est une proie politique non seulement dans les pays musulmans mais aussi dans des pays démocratiques comme la France. »
Il reproche ainsi au ministre de l’Intérieur, responsable des cultes, « de favoriser ce qu’on appelle le communautarisme » en faisant, pour des considérations électoralistes, des « clins d’oeil, des gestes, à l’endroit des extrémistes ». Il critique en particulier la décision de Nicolas Sarkozy d’avoir reconnu au sein du Conseil français du culte musulman « des groupes qui n’ont rien à voir avec le culte mais qui militent pour des idéologies politiques utilisant l’islam », dont l’Union des organisations islamiques de France, liée aux Frères musulmans égyptiens.
« Je suis étonné, lorsque certains mouvements idéologiques et politiques sont devenus comptables, dans certains pays musulmans, du malheur de ces sociétés, lorsqu’ils ne peuvent même pas y constituer des partis politiques, de voir que dans la France laïque et moderne, ils trouvent pignon sur rue au nom d’une certaine liberté religieuse. »
Claude Lévesque