- L’ETAT ET LA RÉVOLUTION OU (…)
- LE PASSAGE « À L’ADMINISTRATIO
- L’ETAT NE DISPARAIT PLUS (…)
- CE QUE VEUT DIRE DESPOTISME
- DESPOTISME D’USINE ET BUREAUCR
- RETOUR À LA RUSSIE DES ANNÉES
- DE L ’ETAT ET LA RÉVOLUTION À
- A PROPOS D’UN PRONOSTIC DE (…)
- QUELQUES REMARQUES SUR LES (…)
- LE « RÉGIME TOTALITAIRE » (…)
« Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation de celle-là en celle-ci » écrivait Marx dans la Critique du programme de Gotha, un de ses derniers textes. « A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être que la dictature du prolétariat » [1]. Ni lui ni Engels n’avaient donné d’indications très précises, comme au demeurant sur la perspective générale de dépérissement de l’Etat. En revanche, il est certain que ni l’un ni l’autre n’imaginaient, sans même parler de l’Etat stalinien, que cette période puisse se traduire par la construction d’un nouvel Etat.
C’est pourtant bien à la construction d’un nouvel Etat, « ouvrier » si l’on veut, que vont se trouver confrontés les révolutionnaires russes. Ce qui pose, quant à l’organisation de la démocratie dans un tel Etat, une série de problèmes que nous avons traités dans notre article publié dans ce même numéro, « Révolution et démocratie ». Ici, nous intéresse un retour sur les outils d’analyse dont disposaient alors les dirigeants de la révolution russe - ou qu’ils allaient créer - pour traiter ce problème non prévu par la « théorie marxiste » d’alors. En particulier en ce qui concerne le phénomène bureaucratique qui allait, rapidement, caractériser cet Etat.
Il s’agit, comme dans notre autre article, non d’analyser concrètement l’évolution de l’Etat russe, mais de rendre compte des problèmes théoriques auxquels allaient être confrontés les dirigeants de la révolution russe. Problèmes qui éclairent également des points aveugles de la tradition marxiste.
Le point de départ sera l’Etat et la révolution de Lénine et le point d’arrivée La Révolution trahie de Trotsky. Outre le fait qu’il s’agit des deux principaux dirigeants de la révolution russe, la raison en est simple : L’Etat et la révolution, l’un des textes fondateurs de la tradition communiste, contient une série de développements sur le devenir de l’Etat dans la période dite de transition auxquels fera explicitement référence Trotsky lorsque, plus tard, dans La Révolution trahie, il tente de rendre compte des phénomènes de bureaucratisation.
L’ETAT ET LA RÉVOLUTION OU L’OUBLI DU DESPOTISME D’USINE
Comme déjà signalé, malgré une légende tenace, Lénine ne dit pas un mot des soviets dans L’Etat et la révolution. Le cadre dans lequel sont pensés l’exercice de la dictature du prolétariat et la perspective du dépérissement de l’Etat est celui de la grande industrie léguée par le capitalisme.
« La culture capitaliste a créé la grande production, les fabriques, les chemins de fer, la poste, le téléphone, etc. Et, sur cette base, l’immense majorité des fonctions du vieux »pouvoir d’Etat« se sont tellement simplifiées et peuvent être réduites à de simples opérations d’enregistrement, d’inscription, de contrôle qu’elles seront parfaitement à la portée de toute personne pourvue d’une instruction primaire (...) ; ainsi (l’on peut et l’on doit) enlever ces fonctions tout caractère privilégié, »hiérarchique« . (...) Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent des employés et les ouvriers d’un seul »cartel« du peuple entier de l’Etat. (...) La société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ».
La seule condition posée par Lénine à la mise en œuvre de ces mesures qui concernent « la réorganisation de l’Etat, la réorganisation politique de la société » est « la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété sociale » [2]. C’est-à-dire leur étatisation. Le problème posé est naturellement le renvoi à la simple base léguée par la grande production capitaliste et l’oubli des analyses de Marx (je vais y revenir en détail) sur le despotisme d’usine.
Evoquant les mesures préconisées dans La Guerre civile en France (électivité et révocabilité des fonctionnaires, suppression de l’armée), Lénine explique que « la démocratie bourgeoise devient prolétarienne ; d’Etat (=pouvoir spécial destiné à mater une classe déterminée), elle se transforme en quelque chose qui n’est plus à proprement parler un Etat » [3]. Reste que cette radicalité anti-étatique présente un point aveugle de taille : celui des effets du despotisme d’usine, que ne supprime pas la seule étatisation des moyens de production, sur cet Etat devenu « un seul cartel du peuple tout entier », sur cette société transformée en « un seul bureau ».
Certes, il faut souligner que, par la suite, Lénine réajustera sa problématique pour faire des soviets la base politique de l’Etat ouvrier. Toutefois, l’oubli du despotisme d’usine réapparaîtra sans cesse. Par exemple lorsque, après la guerre civile, Lénine parlera du taylorisme comme technique scientifique neutre d’organisation de la production, dont le prolétariat russe doit faire l’apprentissage. De façon plus générale, la référence au despotisme d’usine est absente chez les dirigeants de la Révolution russe.
LE PASSAGE « À L’ADMINISTRATION DES CHOSES »
Il faut ajouter que l’approche de L’Etat et la révolution est directement permise par celle d’Engels dans l’Anti-Duhring : « Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme le représentant de toute la société - la prise de possession des moyens de production au nom de la société -, est en même temps son dernier acte en tant qu’Etat. (...) Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. (...) Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et, par suite, la domination du produit sur le producteur. L’anarchie à l’intérieur de la production sociale est remplacée par l’organisation planifiée consciente » [4].
Dans ce texte, comme dans d’autres [5], Engels oublie lui aussi les analyses de Marx sur le despotisme d’usine, pour penser le développement du capitalisme sous la forme d’un simple procès contradictoire entre, d’une part, la socialisation de plus en plus forte des forces productives et, d’autre part, le maintien de la propriété privée des moyens de production. Il suffit de supprimer cette dernière pour que puisse s’épanouir les premières et les formes de socialisation immanentes des individus dont elles sont porteuses. C’est ce qui explique cette alchimie quelque peu mystérieuse par laquelle l’Etat disparaît au moment où il s’empare des moyens de production.
« L’administration des choses et la direction des opération de production » relève alors seulement de techniques de gestion, de méthodes scientifiques, etc. Ajoutons qu’on trouve chez Marx une thématique analogue, même si elle est moins marquée. Contrairement à Engels, il ne prendra jamais l’entreprise capitaliste comme exemple de formes d’autorité révélant de simples contraintes techniques liées à la production moderne. En revanche, existe chez lui - comme perspective générale à long terme - le renvoi à un pouvoir réduit à de simples fonctions techniques. Ainsi dans ce texte de 1872 : « Le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes une fois atteinte, le pouvoir d’Etat (...) disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforment en simples fonctions administratives ». [6]
Dans les années 1920-1930, cette approche va fortement marquer ceux qui en Russie entendent maintenir et actualiser la perspective de dépérissement des catégories marchandes, du droit et de l’Etat. Pasukanis en est l’exemple type. Il distingue les normes juridiques et les normes techniques articulées à « des fonctions techniques de production » déjà à l’œuvre dans la grande industrie capitaliste.
Les normes juridiques sont liées à des « oppositions d’intérêts » générées par la propriété privée et les rapports marchands alors que les normes techniques relèvent « de la rationalité du but », de « l’unité de but (qui) représente la condition de la réglementation technique ». Comme Engels [7], Pasukanis prend l’exemple de la gestion des chemins de fer : « Les normes juridiques relatives à la responsabilité des chemins de fer présupposent des droits privés, des intérêts privés différenciés, tandis que les normes techniques du trafic ferroviaire présupposent un but unitaire, celui par exemple d’une capacité de rendement maximum » [8].
Dès lors, la disparition de la propriété privée et des rapports marchands - tout au moins dans le secteur étatisé - permettra que la gestion de la production se fasse selon les seules normes techniques qui ont déjà émergé dans l’entreprise capitaliste. Disparaissent à nouveau les problèmes de pouvoir, de domination, présents au sein des « fonctions techniques de production ». Un problème analogue - quoique moins marqué - se pose lorsque Preobrajensky fait référence à la simple mise en œuvre d’une « technologie sociale » pour caractériser la gestion de la production dans le secteur où les rapports marchands ont disparu. [9]
L’ETAT NE DISPARAIT PLUS AVEC LES CLASSES
Revenons à L’Etat et la Révolution et au passage dans lequel Lénine commente la Critique du programme de Gotha. Marx, je l’ai signalé, distingue deux phases dans la construction de la société communiste. Il précise que dans la première -où pourtant les classes sociales et les rapports marchands ont disparu - « le droit égal, donc bourgeois » se maintiendra en ce qui concerne l’accès des travailleurs à la consommation puisque cet accès sera proportionnel au travail fourni : « l’égalité consiste ici dans l’emploi d’une unité de mesure commune ». Or, nous dit Marx, « les individus sont inégaux, non pas, dans le cas considéré, à cause des distinctions de classe (elles ont disparu), mais parce qu’un individu l’emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps (...). Ce droit égal (...) est donc dans sa teneur un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit ». [10]
On voit que Marx n’a pas une vision « vulgaire », « instrumentale », du droit bourgeois (un droit manipulé par la bourgeoisie). Le droit bourgeois renvoie pour lui à l’existence d’une norme - la référence à l’égalité des individus - apparue avec le capitalisme et qui disparaîtra à long terme. L’avènement du communisme n’est pas pensé comme la mise en œuvre réelle du principe d’égalité, mais comme le dépassement de « l’horizon borné » du droit. Marx n’est donc en rien un « égalitariste », un « niveleur ». Ce statut du droit aura du mal a être pris en charge par la tradition marxiste [11]. Reste à savoir ce que veut dire la disparition du droit ainsi compris, en particulier de la référence au principe d’égalité... Quoiqu’il en soit, si dans La Critique du programme de Gotha Marx traite du devenir des formes juridiques, il affirme explicitement ne pas vouloir parler des « transformations que subira l’Etat dans la société communiste ».
En revanche, dans ses commentaires, Lénine écrit : « Le droit bourgeois en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un Etat bourgeois, car le droit n ’est rien sans un appareil de coercition capable de contraindre à l’observation de ces normes ». D’où la formule d’un « Etat bourgeois sans bourgeoisie ». Commentant cette innovation de Lénine - il est l’un des rares à le faire - Pasukanis avance une seule remarque : « Marx ne mentionne pas la nécessité d’un pouvoir d’Etat qui assure par sa contrainte la réalisation de ces normes (...) mais cela va évidemment de soi » [12].
L’appréciation est un peu rapide car, si la précision apportée par L’Etat et la révolution est - somme toute - logique du point de vue analytique, elle introduit une deuxième question. En effet, poursuit Lénine, « L’Etat s’éteint, pour autant qu’il n’y a plus de classe à mater. Mais l’Etat n’a pas encore entièrement disparu » [13].
On peut, ici encore, estimer l’argumentation logique, reste qu’elle introduit une nouvelle innovation - peu soulignée - par rapport à Marx (et Engels). La disparition des classes n’est plus synonyme de celle de l’Etat. Dit autrement, le « pouvoir public » qui existe alors, pour reprendre la formule du Manifeste du Parti communiste, ne se contente plus de remplir de « simples fonctions administratives », mais existe comme appareil de coercition visant à faire respecter des normes juridiques comme normes sociales.
D’où deux problèmes. Le premier concerne le silence sur le droit au niveau du fonctionnement de cet appareil d’Etat. Le devenir de la forme juridique est traité au seul niveau de la pratique sociale : celui de la répartition des objets de consommation. Le deuxième problème - qui nous intéresse ici - concerne l’analyse des racines de l’existence de cet Etat. Une fois encore rien n’est dit sur le despotisme d’usine. Au contraire, Lénine souligne que la propriété collective (étatique) des moyens de production permet, à ce niveau, l’abolition du droit bourgeois. Ne restent donc que les fonctions administratives.
CE QUE VEUT DIRE DESPOTISME D’USINE
Il est temps de préciser ce qu’il faut entendre par despotisme d’usine. Marx caractérise ainsi un phénomène historiquement inédit produit par le capitalisme. Schématiquement dit, dans les sociétés pré-capitalistes, le producteur direct dispose (sauf exception) d’un accès direct au moyen de production et d’une maîtrise du procès de travail qui est « son » procès de travail. Certes il existe une division du travail, mais elle n’est pas présente au sein du procès de travail lui-même qui s’organise sur la base d’un « métier », c’est-à-dire d’un procès de travail spécifique prenant ce que l’on peut appeler une forme « artisanale ».
L’avènement du capitalisme est marqué par la séparation du producteur direct d’avec les moyens de production. Marx décrit alors un double mouvement. Le capitalisme révolutionne les anciennes formes « artisanales » de production et le caractère individuel du procès de travail qui ne peut fonctionner que sous la forme d’une coopération entre individus. Mais cette coopération des producteurs directs s’organise sous la férule du capital. « Les producteurs perdent leur autonomie, l’instauration du mode de production spécifiquement capitaliste ayant pour résultat un régime de domination et de subordination au sein du procès de production », explique Marx.
En outre, l’aspect coopératif de la production non seulement échappe aux producteurs directs, mais se cristallise dans le capital puisque c’est lui qui organise cette coopération : « En régime capitaliste de production, la masse des producteurs immédiats se trouve face à face avec le caractère social de la production, sous forme d’une autorité organisatrice sévère et d’un mécanisme social, parfaitement hiérarchisé, du procès de travail ». Marx distingue cette nouvelle forme de domination des anciennes : « L’autorité du capitaliste dans le procès direct de production, parce qu’il personnifie le capital, la fonction sociale qui lui vaut sa qualité de directeur et maître de la production, diffère essentiellement de l’autorité basée sur la production due aux esclaves, aux serfs, etc. »
Analysant le bouleversement du procès de travail partant de la manufacture et aboutissant à la grande industrie, Marx caractérise ainsi cette domination : « La grande industrie mécanique achève enfin (...) la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu ’elle transforme en pouvoir du capital sur le travail. L’habileté de l’ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporé au système mécanique qui constitue la puissance du Maître » [14].
Ainsi compris, le despotisme d’usine ne décrit pas - comme on le dit parfois - des formes d’organisation de la production du XIXe siècle ou même, seulement, le taylorisme. Il désigne les conditions générales du procès de production capitaliste caractérisé par une séparation entre les tâches de conception/organisation du travail et son exécution. La sphère d’organisation de la production (les « fonctions techniques de production » dont parle Pasukanis) devient une sphère autonome par rapport aux producteurs directs pour se cristalliser dans le capital. Plus exactement dans les machines et une couche sociale spécifique remplissant ses fonctions de conception/organisation. On sait que ce mouvement ne touche pas seulement le travail dit manuel, mais également - par la suite - le travail dit intellectuel lui-même.
Le despotisme se cristallise dans une hiérarchie qui organise le travail des individus selon l’exigence d’un ordre impersonnel qui les dépasse. Non plus, comme dans les sociétés pré-capitalistes, un ordre cosmique ou religieux, mais l’ordre technico-scientifique nécessaire au procès de production.
DESPOTISME D’USINE ET BUREAUCRATIE
La légitimité de cette hiérarchie réside dans le savoir, nécessaire à l’organisation de la production, dont elle est porteuse. Il s’agit d’une « hiérarchie du savoir », selon la formule employée par Marx dans un de ses textes de jeunesse - La Critique du droit politique hégélien - pour caractériser la particularité de la bureaucratie moderne dont, à travers sa critique de Hegel, il analyse en détail les spécificités. Toutefois, par la suite, s’il dénonce en permanence le caractère bureaucratique de l’Etat bourgeois, il ne reviendra pas précisément sur l’analyse de la bureaucratie, en particulier dans ses liens avec le despotisme d’usine. Même s’il donne dans Le 18 Brumaire une indication pertinente en parlant d’un pouvoir bureaucratique « dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine ». [15].
Pour trouver une analyse cohérente de la bureaucratie moderne, il faut se tourner vers Max Weber et sa théorie de « l’Etat rationnel (...) qui est le seul dans lequel le capitalisme puisse prospérer. Il repose sur le fonctionnariat expert et sur le droit rationnel. (....) L’administration bureaucratique signifie la domination en vertu du savoir ». Son analyse est d’autant plus intéressante que sa mise en relation du développement de cet Etat bureaucratique avec celui de l’usine capitaliste est bien plus systématique que la simple remarque de Marx : « Partout le développement de l’Etat moderne a pour point de départ la volonté du prince d’ »exproprier les puissances « privées » indépendantes qui, à côté de lui, détiennent un pouvoir administratif (...). Ce processus s’accomplit en parfait parallèle avec le développement de l’entreprise capitaliste, expropriant petit à petit les producteurs indépendants." [16]
L’avènement du capitalisme se caractérise donc par un double mouvement. D’une part, à travers le despotisme d’usine, la sphère de l’organisation de la production s’autonomise par rapport aux producteurs directs pour donner naissance à une hiérarchie particulière, cristallisant en son sein « l’intelligence » du procès de production. D’autre part se construit l’Etat moderne et cette couche sociale particulière qu’est la bureaucratie dont la fonction est d’administrer la société « en vertu du savoir ». Les deux fonctionnant selon ce que Max Weber appelle la « rationalité », caractéristique du monde moderne : organisation rationnelle du travail, place occupée par le calcul et la prévision rationnelle, etc.
On comprend que certains marxistes qui n’ont pas voulu s’en tenir à un discours sur l’Etat de classe en général - tel Lénine dans L’Etat et la révolution -, pour développer une analyse des spécificités de l’Etat capitaliste se soient tournés vers Max Weber. Ainsi, expliquant que « l’évolution capitaliste a créé un droit structurellement adapté à sa structure et un Etat correspondant », Lukacs poursuit en citant Max Weber : « Tous deux sont bien plutôt de même espèce en leur essence fondamentale. L’Etat moderne, d’un point de vue sociologique, est une »entreprise« , tout comme une usine ; c’est justement ce qu’il a historiquement de spécifique. Et les rapports de domination dans l’entreprise sont aussi, dans les deux cas, soumis à des conditions de même espèce ». [17]
Reste que la société bourgeoise ne fonctionne pas comme une usine. Ce qui fait la spécificité historique de la domination bourgeoise - au plan poli-tique et non au seul niveau de la production - c’est qu’elle s’organise à travers l’Etat représentatif et la citoyenneté moderne qui dit les individus libres et égaux. Pour en rendre compte, il faut passer par l’analyse des rapports marchands et la forme spécifique d’individuation qu’ils génèrent. Max Weber ne le fait pas. Son approche de l’Etat moderne est donc unilatérale, tout comme d’ailleurs est discutable sa catégorie de « rationalité ».
Mais pour ce qui nous concerne ici - l’analyse de la bureaucratie comme une des dimensions de l’Etat moderne - les indications qu’il donne sont pertinentes. De même que le « management » de l’entreprise capitaliste cristallise en son sein les fonctions d’organisation de la production devenus autonomes, la bureaucratie cristallise en son sein la sphère d’organisation (l’administration) de la société devenue autonome. « Et les rapports de domination » générés par ces deux sphères sont « soumis à des conditions de même espèce ».
RETOUR À LA RUSSIE DES ANNÉES 1920
Non pour entrer dans l’analyse détaillée des phénomènes de bureaucratisation qui se sont développés, mais pour traiter des débats qui ont eu lieu à ce propos, et surtout des catégories d’analyse mises en œuvre pour en rendre compte. On se sou-vient que Lénine dans l’Etat et la révolution parlait d’un « Etat bourgeois sans bourgeoisie ». Dans l’après 1968, une série d’auteurs ont - souvent en opposition aux analyses de Trotsky dans La Révolution trahie - proposé de prendre cette formule comme point de départ de l’analyse. [18]
Telle ne sera pas mon approche. Tout d’abord parce que Lénine, ou d’autres dirigeants de l’époque, ne l’ont pas fait. Ensuite parce que - au delà de son aspect quelque peu mystérieux - son défaut est d’occulter la question de fond qui se pose par la façon même de poser le problème. En effet, dans ce cas de figure, il n’existe que deux catégories pour traiter de la période dite de transition et de dictature du prolétariat : d’une part, l’Etat bourgeois, d’autre part la perspective de dépérissement de cet Etat. L’approche est d’ailleurs « orthodoxe » par rapport à Marx qui n’envisageait pas que cette période puisse donner naissance à un Etat de type nouveau. C’est d’ailleurs sans doute pour cela que, dans L’Etat et la révolution, Lénine, qui innove en maintenant l’existence d’un Etat après la disparition des classes, verrouille aussitôt la brèche théorique ouverte en introduisant cette formule.
Le point de départ qu’il prend à la fin des années 1920 (lors d’un débat sur la question syndicale) me semble plus pertinent. Lénine parle alors d’un Etat ouvrier « présentant une déformation bureaucratique » [19] Le constat est certes empirique, mais son intérêt est de ne pas occulter la réalité historique inédite en train de se construire sur la base de l’expropriation de la bourgeoise et de la destruction de l’ancien Etat.
Reste que si, dans la dernière période de sa vie, la dénonciation de la bureaucratie et du « bureaucratisme » devient une constante chez lui, Lénine ne produit pas une analyse cohérente des éléments structurels - liés aux caractéristiques propres de l’Etat « ouvrier », aux conditions générales d’exercice du pouvoir politique de la classe ouvrière, dont il a par exemple traité dans L’Etat et la révolution - qui permettrait de rendre compte de cette bureaucratisation. Il renvoie toujours à des éléments extérieurs (poids du passé, niveau culturel et/ou mobilisation des masses) ou aux seuls effets de la structure sociale : « II y a chez nous une racine économique de la bureaucratie : c’est l’isolement, l’éparpillement des petits producteurs, leur misère. » [20]
Dans Cours nouveau (1923), Trotsky centre son attention sur l’appareil d’Etat, « source la plus importante du bureaucratisme », en refusant de renvoyer seulement à « l’ensemble des mauvaises habitudes des employés de bureau. Le bureaucratisme est un phénomène en tant que système d’administration des hommes et des choses ». L’inflexion est ici notable par rapport à ce que sont les analyses alors dominantes dans la direction du parti, y compris chez Lénine. En effet, quelle que soit la virulence de ses dénonciations, ce dernier a du mal dans ses formules à expliciter le « bureaucratisme » comme « système déterminé d’administration des hommes et des choses », comme un ensemble de pratiques cristallisées dans un système et le reproduisant. Il souligne bien plus souvent des comportements (routine, morgue, etc.).
Toutefois, Trotsky, outre le manque de culture des masses, souligne uniquement la nature particulière de l’Etat russe comme Etat cristallisant en son sein l’alliance avec une classe non prolétarienne : « Chez nous, la source essentielle du bureaucratisme réside dans la nécessité de créer et de soutenir un appareil d’Etat alliant les intérêts du prolétariat et ceux de la paysannerie ». [21]
Si l’on voulait analyser concrètement les déformations bureaucratiques de l’Etat soviétique des années 1920, il faudrait prendre en compte (entre autres) le poids de la petite propriété paysanne qui, comme Marx l’indique dans Le 18 Brumaire, favorise l’émergence d’un pouvoir bureaucratico-paternaliste. Mais pour ce qui nous concerne ici, il s’agit de souligner que, lorsqu’ils donnent des explications « sociologiques » à l’apparition de la bureaucratie, Lénine et Trotsky vont les chercher à l’extérieur de ce que sont les conditions générales de construction d’un Etat « ouvrier », d’érection du prolétariat en classe. Tout se passe comme s’il était impossible que ce dernier produise de par lui-même - dans ce mouvement d’érection - des phénomènes bureaucratiques.
DE L ’ETAT ET LA RÉVOLUTION À LA RÉVOLUTION TRAHIE
Pour en traiter, il faut bien sûr renvoyer aux conditions d’exercice politique du pouvoir. J’en ai traité dans l’article précédent et ferai ici deux simples rappels. En 1928, Rakovsky, membre de l’opposition de gauche, introduit une dimension nouvelle en traitant des mécanismes spécifiques à l’exercice du pouvoir politique. Il parle alors d’une différenciation interne à la classe ouvrière nécessaire à cet exercice, qui de fonctionnelle devient par la suite sociale. Mais Rakovsky raisonne dans le cadre des rapports entre la classe et son parti, sans traiter des effets de la monopolisation du pouvoir politique. Il faudra attendre les années 1935 pour que Trotsky fasse de cette monopolisation un facteur décisif de bureaucratisation. Ce en lien avec la défense du pluripartisme.
A la même époque, il introduit une autre innovation importante par rapport aux discussions des années 1920 dans lesquelles les contradictions mises à jour par Lénine dans L’Etat et la révolution ne sont jamais prises en compte comme facteurs spécifiques de bureaucratisation. Or, dans La Révolution trahie, pour traiter des conditions générales du développement du phénomène bureaucratique, Trotsky fait explicitement référence à L’Etat et la révolution, tout en introduisant une dimension « sociologique », en quelque sorte, aux analyses de Lénine sur le maintien de l’Etat bourgeois à cause des normes de répartition.
Pour rendre compte de l’existence d’une bureaucratie, il ne renvoie pas alors aux seuls facteurs « externes », mais aux effets de la nature de l’Etat de transition qui, selon lui, a un « double caractère » : socialiste par sa défense de la propriété collective, bourgeois par ses normes de distribution. « La dualité de fonction de l’Etat ne pouvait manquer de se manifester dans sa structure. (Si) la tentative du début - créer un Etat débarrassé du bureaucratisme - s’est avant tout heurtée à l’inexpérience des masses en matière d’auto-administration (...), etc., d’autres difficultés n’allaient pas tarder à se faire sentir (...). Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et fortifia grâce à l’opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule. » [22]
La référence à un aspect socialiste de l’Etat ne doit pas prêter à confusion, dans la phrase qui précède, il en donne d’ailleurs le sens : « Etat qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société ». Le mot socialiste ne renvoie pas à des rapports de production socialistes, il a le même sens que chez Lénine lorsque, par exemple, ce denier parle « d’entreprise de type socialiste proprement dite (les moyens de production appartiennent à l’Etat) » [23]. L’un comme l’autre raisonnent en termes de période de transition.
Cette référence peut néanmoins introduire une confusion. En effet, si parler, dans ce sens, d’aspect socialiste à propos de l’Etat soviétique des années 1920 n’est pas gênant, cela devient plus problématique si l’on caractérise ainsi l’étatisation des moyens de production après la contre-révolution stalinienne. Problème que nous allons retrouver.
Nous avons, faute de mieux, parlé de dimension sociologique ajoutée aux analyses de Lénine pour désigner l’introduction par Trotsky d’une dimension nouvelle dans l’analyse de l’Etat de transition, lorsqu’il souligne que les contradictions qui le traversent produisent sui generis une couche sociale aux intérêts particuliers. Reste que La Révolution Trahie reproduit les limites du cadre théorique fixé par L’Etat et la Révolution. En effet, pour rendre compte de la matérialité de la bureaucratie à travers l’analyse de la structure contradictoire de l’Etat prolétarien, Trotsky renvoie seulement à sa fonction de gendarme concernant les normes de répartition, et non à l’autre face de ce pouvoir (étatisation des moyens de production) et aux effets du despotisme d’usine ou de formes similaires reproduites par la Révolution russe.
Par exemple, l’instauration par le nouveau pouvoir (certes en partie pour des rai-sons de circonstances, mais on ne doit pas oublier les discours de Lénine sur le taylorisme) d’une discipline de production, des directions uniques de production, etc. qui transforment ce « cartel du peuple entier » dont parle L’Etat et la révolution en une forme étatique anonyme, s’opposant aux travailleurs et remplaçant la domination capitaliste (despotisme d’usine) par une domination reproduisant certains de ses mécanismes.
A PROPOS D’UN PRONOSTIC DE MAX WEBER
Il est difficile ici de ne pas se souvenir d’indications de Max Weber qui peuvent sembler prémonitoires. Ainsi, ce texte de 1918 dans lequel il explique que la suppression du capitalisme privé ne mettrait pas « en pièces la cage d’acier du travail industriel moderne (...). La conséquence en se-rait plutôt que c’est la direction même des entreprises étatisées ou organisées en une sorte d’économie collective qui deviendrait bureaucratique. (...) Si le capitalisme privé était supprimé, la bureaucratie étatique dominerait seule. Bureaucratie privée et bureaucratie publique (...) se réuniraient dans une hiérarchie unique. A peu près comme dans l’Egypte de l’Antiquité, mais dans une forme incomparablement plus rationnelle et qui donc exercerait une emprise plus totale ». [24]
Ce faisant l’auteur met l’accent sur un point aveugle de la tradition marxiste à propos de l’Etat. En revanche, concernant l’analyse de l’évolution de l’URSS, l’approche est beaucoup moins convaincante qui fait de la bureaucratie soviétique le point d’arrivée de la rationalité capitaliste. C’est largement surestimer la rationalité de cette bureaucratie, en particulier celle de l’Etat stalinien, ses conditions de reproduction, comme ses formes particulières de légitimité qui sont différentes de la bureaucratie de l’Etat capitaliste.
L’analogie faite avec « l’Egypte de l’Antiquité » montre d’ailleurs les limites de l’approche. La domination de l’Etat des pharaons (à supposer que l’on puisse parler d’Etat pour cette époque) s’articulait à des communautés paysannes de base dotées de leurs propres formes d’existence communautaire. N’existait pas alors ce que, par ailleurs, Max Weber décrit comme la condition d’existence d’une bureaucratie moderne : la séparation des producteurs directs d’avec les moyens de production et des formes d’existence communautaires des sociétés pré-capitalistes. D’où au demeurant le caractère « totalitaire » (Trotsky emploie fréquemment le terme) de l’Etat stalinien, impensable dans un Etat pré-capitaliste.
Nos critiques visent toutefois bien plus les auteurs qui feront référence à ses remarques pour, de nombreuses années plus tard, rendre compte du « socialisme réellement existant » que Max Weber, qui lui-même ne le connaissait pas et partait seulement d’une certaine vision générale de la dynamique du monde moderne. Ainsi André Gorz : « Le soviétisme présentait une sorte de grossissement caricatural des traits fondamentaux du capitalisme. (...) La rationalisation méthodique programmée érigeait (...) le règne de la Raison en dictature (...). Tout se passait comme si le système social de l’usine (le despotisme d’usine), avec sa caste de directeurs omniscients et sa hiérarchie fonctionnelle, s’étaient emparé de la société entière. » [25]
Avec une telle approche, il est difficile de rendre compte des contradictions qui ont traversé l’URSS, sa dynamique d’évolution et son insertion internationale (comme d’ailleurs son écroulement). Certes, cette société n’a pas mis « en pièces la cage d’acier du travail industriel moderne » mais, au contraire, s’est construite autour d’elle. De plus, l’étatisation des moyens de production a fortement « politisé », pour ainsi dire, certains des mécanismes de pouvoir liés au despotisme d’usine qui se sont élargis au niveau de l’ensemble de la société. Du coup, le pouvoir de la bureaucratie stalinienne a pris des formes très différentes de celui de la bourgeoisie, celui-ci étant caractérisé par une distinction entre pouvoir politique et pouvoir économique.
En revanche, il est plus difficile d’expliquer que l’organisation du travail et de la production stalinienne amplifiait la « rationalité » de l’usine capitaliste. On sait que ce fut le contraire et que c’est l’une des raisons pour lesquelles le système s’est écroulé. C’est que le despotisme de l’usine capitaliste s’intègre dans le procès plus vaste de valorisation (rapports marchands généralisés) qui n’existait pas en URSS où la circulation des principaux moyen de production et de l’essentiel de la force de travail se faisait hors marché.
Par ailleurs, les formes de légitimation (donc les conditions d’existence) de la bureaucratie stalinienne étaient très différentes de celles de la bureaucratie capitaliste. Pas seulement du fait d’une histoire - le lien à Octobre 1917 - mais en fonction des conditions de sa reproduction face au système capitaliste mondial.
A vrai dire, au delà de ses formules approximatives, une approche comme celle d’André Gorz ne peut prendre sens que dans le cadre d’une théorisation du type de celle opérée par James Burnham, après sa rupture avec Trotsky, dans un livre au grand retentissement : The Managerial révolution (La Révolution des managers). L’auteur raisonne en terme d’évolution convergente du capitalisme et du socialisme : dans les deux systèmes, une nouvelle classe dominante serait en train de se dégager, celle des directeurs, qui ne s’enracine pas dans des rapports de propriété. [26]
Cette thématique de la convergence des deux systèmes vers une « société industrielle » sera, sous des formes différentes, récurrente après la seconde guerre mondiale. Plus généralement, les problèmes posés par la caractérisation de Trotsky de l’Etat stalinien ne doivent pas faire oublier que soixante dix ans plus tard - un temps court à l’échelle de l’histoire des sociétés - l’Est et l’Ouest n’ont pas évolué de façon convergente, et l’Est n’a pas non plus donné naissance à un nouveau système d’exploitation stable. Les dictatures staliniennes se sont simplement effondrées.
QUELQUES REMARQUES SUR LES ANALYSES DE TROTSKY
Sous cet aspect, quels que soient les problèmes soulignés plus haut, l’approche développée par Trotsky semble plus pertinente. A condition de ne pas, tel Claude Lefort, qui n’est pas le seul, la résumer en disant que pour lui la bureaucratie n’était « qu’une simple caste, parasitaire et transitoire (...) superposée à une infrastructure socialiste » [27]. Ce qui à l’évidence ne correspond pas à ce que dit Trotsky dans La Révolution trahie. La seule caractérisation générale qu’il donne de l’URSS est celle d’« une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme. (...) Qualifier de transitoire ou d’intermédiaire le régime soviétique, c’est écarter les catégories sociales achevées comme le capitalisme (y compris le »capitalisme d’Etat« ) et le socialisme » [28].
L’intérêt des analyses de Trotsky réside, précisément, dans ce refus des « catégories sociales achevées » et dans sa volonté de rendre compte de l’évolution de l’Etat soviétique à partir des contradictions spécifiques de la société issue de la révolution d’Octobre 1917.
Il analyse l’URSS comme une société qui a amorcé un processus de rupture avec le capitalisme, où les rapports capitalistes ont été déstructurés, et dont l’avenir se joue à travers l’évolution des rapports de forces internationaux. Il n’existe en rien une « infrastructure socialiste », ni d’ailleurs strictement capitaliste. C’est justement l’absence de rapports de production stabilisés qui permet de comprendre l’hypertrophie d’un Etat dont la fonction est d’organiser la bureaucratie contre le prolétariat, tout en tentant de maintenir le statu quo international (une forme d’équilibre du rapport de force au niveau international) qui est sa condition d’existence.
En revanche, la catégorie d’« Etat ouvrier dégénéré » me semble difficilement soutenable, contrairement à celle d’Etat ouvrier déformé bureaucratiquement employée par Lénine dans les années 1920. En effet, dans ce dernier cas, le terme « ouvrier » renvoie empiriquement à de nombreuses données (expropriation de la bourgeoise et étatisation des moyens de production, système soviétique, caractère révolutionnaire du parti bolchevik, etc.) qui permettent globalement de dire que, malgré sa déformation bureaucratique, cet Etat reste un outil dans la lutte du prolétariat pour son émancipation.
Suite à la contre-révolution stalinienne, cet Etat n’est ouvrier, ni au plan politique (parti et appareil d’Etat ), ni au plan des rapports de production. A moins d’opérer un glissement en disant que l’étatisation des moyens de production - dont Trotsky défend l’existence contre les tentatives de restauration capitaliste - veut dire que ces rapports sont « ouvriers ». Donc l’Etat également. (Ici on retrouve, en creux, l’absence de traitement de l’effet des formes de despotisme d’usine générées par cette étatisation).
C’est un glissement que Trotsky opère à plusieurs reprises dans Défense du marxisme, lorsque, refusant de caractériser la bureaucratie de classe, il argumente en fonction de la définition classique donnée par la tradition marxiste de la catégorie et renvoie au seul niveau « économique ». Dès lors toute la discussion tourne autour de « l’infrastructure ». Ce faisant, Trotsky reste prisonnier de catégories opératoires pour l’analyse du mode de production capitaliste et de la bourgeoisie, mais mal adaptées à la nouvelle réalité sociale qu’il traite.
LE « RÉGIME TOTALITAIRE » DE STALINE
En effet, ce système est dominé non par « l’économique », mais par la « politique », au sens où l’étatisation des moyens de production donne à l’Etat un rôle déterminant. En particulier dans l’apparition de nouvelles couches exploiteuses. Si la bureaucratie stalinienne ne s’appuyait pas sur un nouveau mode de production stabilisé, elle était bien plus une proto-classe qu’une simple excroissance bureaucratique d’un Etat demeuré ouvrier. Au demeurant, Trotsky donne de nombreuses indications dans ce sens.
« L’Etat c’est moi » est presque une formule libérale en comparaison avec les réalités du régime totalitaire de Staline (qui) embrasse l’économie entière du pays« , écrit-il faisant référence à la formule de Louis XIV. Staline apparaît ici comme le point d’arrivée et la clé de voûte du système bureaucratique. Basé sur l’étatisation des moyens de production, ce dernier, explique Trotsky, n’a pas »de racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent, dans leur essence, à la technique de la domination de classe« . Certes, la remarque lui permet de caractériser l’URSS d’Etat ouvrier dégénéré (sans que, du coup, on comprenne en quoi l’Etat stalinien relève d’une technique de domination »ouvrière« ), mais elle montre bien que les conditions d’existence de la bureaucratie sont fonda-mentalement politiques. Comme le montre un autre de ses constats : »Un régime libéral sur la base de la propriété privée signifie la concentration de la richesse entre les mains de la bourgeoisie (...). Les privilèges de la bureaucratie ont une origine différente. La bureaucratie s’attribue cette part du revenu national qu’elle peut s’assurer, soit par l’exercice de sa force et de son autorité, soit par une intervention directe dans les rapports économiques« [29]
Plus concrètement, la caractérisation de l’Etat bureaucratique stalinien comme Etat ouvrier dégénéré a sans doute eu des conséquences dans la sous-estimation des éléments de rupture introduits au sein de la société soviétique avec la tradition issue d’Octobre 1917 et donc sa réactivation possible (encore que cette question se manifestera dans le mouvement « trotskyste » surtout après la seconde guerre mondiale sur la base d’une interprétation très unilatérale du ressort de la victoire de l’URSS sur le nazisme).
Toutefois, pour le dire lapidairement, les analyses de Trotsky sur le stalinisme, et l’évolution de l’URSS, tant au niveau national qu’international, n’ont pas d’équivalent dans la période antérieure à la seconde guerre mondiale. Leur qualité tient - outre le fait qu’elle s’articule à une analyse du fascisme politiquement pertinente - à ce que l’approche de la bureaucratie stalinienne est fondamentalement politique. Il ne fait jamais dériver mécaniquement l’évolution de l’Etat soviétique des seules racines « sociologiques » de la bureaucratie, l’approche de sa cristallisation et de ses conditions d’évolution est d’abord politique. Le point de départ est toujours l’analyse des rapports de force nationaux et internationaux et la façon dont ils se réfractent au sein de l’Etat stalinien.
Antoine Artous