La gauche radicale est confrontée à une situation complexe. Une bonne partie de la dynamique populaire repose sur l’unité entre des forces hétéroclites mais qui s’accordent sur la nécessité de construire un rapport de force dans la rue face au pouvoir et sur une plateforme immédiate qui, pour des raisons diverses, fait consensus. Cette dynamique avec ses hauts et ses bas, s’est installée sur la durée. Le poids spécifique des organisations dans ce processus ne fait aucun doute. Nous ne sommes pas dans une configuration où existe une confrontation de masse avec une forte composante spontanée ou inorganisée. Dés lors la question de l’unité, de ses formes, de son contenu n’est pas un détail ou une question secondaire. Deuxième difficulté, la gauche radicale est confrontée à une mouvance islamiste qui a un poids et une légitimité populaire incontestable en raison de son refus de toute compromission institutionnelle avec le pouvoir. Mouvance qui dispose de capacités organisationnelles et matérielles sans commune mesure avec ce que représente la gauche radicale toute composantes confondues, et qui est par ailleurs entrée dans la bataille de manière très divisée.
Au-delà des rapports « sur le terrain » entre la gauche radicale et Al adl, c’est la question de la direction politique du processus dans son ensemble et des articulations entre les choix tactiques et les objectifs stratégiques qui sont posés. Dit autrement plusieurs questions se posent : Est-ce que l’unité avec des forces qui ont un projet radicalement différent est de nature à bouleverser le rapport de force global ? Dans la construction de ce rapport de force comment la gauche radicale peut renforcer son influence et ses capacités d’action ? ou encore quel lien entre unité et construction de l’indépendance politique du mouvement sur des bases de classes ?
Commençons par éviter deux faux débats. La question d’accords pratiques avec Al adl ou même sur un autre plan, avec les réformistes est incontournable. On ne peut reprocher par exemple à la Voie Démocratique d’avoir une politique qui vise à rendre possible des initiatives communes sur le terrain de l’action entre tous ceux qui s’opposent au régime à partir du moment où cette opposition se fait sur des bases démocratiques et sociales. On ne choisit pas non plus « les partenaires de luttes » indépendamment des rapports de forces objectifs et de la réalité sociale et politique. Et indépendamment des composantes qui interviennent, le M20F est un mouvement qui a un caractère social et démocratique et ne se construit pas sur des bases religieuses. On ne peut non plus suspecter la VD de chercher une alliance politique ni sur le terrain de déclarations politiques communes, ni dans l’élaboration d’une plateforme politique visant des conciliations programmatiques. Le problème est ailleurs.
L’unité oui mais laquelle ?
La conception de l’unité vise en réalité à aboutir un bloc des organisations bien plus qu’à unifier les mobilisations populaires. Certes, parfois l’unité des organisations peut être le levier et le catalyseur de mobilisations de masses qui dépassent les sphères respectives de chaque organisation. Et c’est en partie le cas. Mais en même temps, on voit bien que cette unité devient à son tour un obstacle à l’élargissement de la mobilisation. Pour deux raisons : les « partenaires » n’ont pas le même rapport aux luttes de masses. La mouvance islamiste cherche à délimiter sa sphère d’influence sans être dépassé par un mouvement de masse qui acquiert une dynamique propre, réellement indépendante, où elle n’aurait plus de prise, tant sur les formes de lutte que les mots d’ordre. La mouvance réformiste, dans sa version politique et syndicale participe aux mobilisations tant qu’elle n’est pas contradictoire avec une stratégie de pression sur le régime et l’exigence d’une monarchie parlementaire et tant qu’elle ne perturbe pas le front social et syndical. Or la lutte pour le renversement du régime implique un dépassement pratique des orientations islamistes et réformistes et donc une lutte contre elle. Elle nécessite une orientation pour qui l’unité ne se réduit pas aux organisations, avec pour horizon politique un socle de revendications et de propositions d’action et de coordination qui préservent l’unité à tout prix. Ce type d’unité aboutit à une limitation politique et sociale du mouvement au lieu de l’armer pour une confrontation populaire généralisé.
C’est à partir de là qu’il faut juger de la pertinence des alliances et de leurs modalités concrétes. A cette étape de la lutte, les accords pratiques scellés sur le terrain aboutissent en réalité à une limitation politique de fait : en rester à la plateforme initiale du mouvement et aux mobilisations hebdomadaires, geler toute apparition ou travail de masse et politique qui risque d’entraver l’unité, cela est particulièrement visible et limpide sur le front syndical, éviter toute défense publique à l’intérieur du mouvement de notre projet démocratique qui n’est ni celui de la monarchie parlementaire, ni celui de l’état théocratique. Et cet accord pratique ou cette coordination sur le terrain aboutit en réalité à figer non seulement les rapports de force face au pouvoir mais aussi à l’intérieur du mouvement. Il aboutit aussi à cristalliser des formes d’organisations du mouvement où les courants réformistes et islamistes, et en particulier ces derniers, constituent une direction de fait, en tous cas incontournable, compte tenu des rapports de forces organisationnels et matériels.
Fait révélateur, dans toutes les manifestations, les cortèges d’Al adl sont délimités et le mélange des genres n’est pas permis. Implicitement se banalise la séparation hommes/femmes sans que rien ni personne n’y retrouve à redire même si a été « rajouté » dernièrement une revendication portant sur l’égalité homme/femmes dans la plateforme démocratique du mouvement. Mais d’une manière plus large, c’est l’idée qu’à l’étape actuelle, face à l’ennemi principal, les divergences qui existent au sein des composantes qui soutiennent le mouvement sont de l’ordre de contradictions secondaires. En réalité, cette approche sert les intérêts des islamistes, ouvre un espace aux réformistes, sans être un appui à la lutte générale contre le pouvoir.
Il est de l’intérêt même de Al adl de jouer la corde de l’unité. L’intervention d’un de ses représentants au débat organisé par la coalition pour la monarchie parlementaire est très claire : Aucune concession sur le fond stratégique du mouvement et le cœur de son projet politique mais un chantage au risque de division. Si l’unité intéresse au plus haut point Al adl, c’est parce qu’elle lui permet de s’imposer dans le champ politique national et de sortir de son isolement et que cette unité n’implique aucune critique de son orientation générale dans le mouvement et ne la prive pas de possibilités de mener une politique indépendante. Nul n’ignore que Al adl mobilise son réseau social et les mosquées pour développer son travail d’implantation en s’appuyant sur le rôle et l’espace qu’elle occupe dans le mouvement du 20 février.
La discussion sur le fait de savoir s’il fallait impulser une coordination nationale allant de l’extrême gauche aux islamistes « reconvertis » à la lutte démocratique peut aussi être l’objet d’un bilan. L’argument avancé par le camarade Younes Abir dans sa contribution sur les alliances est que l’intégration d’Al adl a permis de poser un cadre de contrôle mutuel, ce qui est mieux que si Adl manifestait à l’extérieur et sur la base de ses propres mots d’ordre. Par contre ce que ne dit pas ce camarade est que cadre est aussi contraignant pour la gauche qui elle est aussi sous ce contrôle mutuel, et sans doute encore plus. La question de savoir si ces accords pratiques ont besoin d’être formalisés sur le plan organisationnel dans le cadre de coordinations nationales et locales a été sans doute trop vite tranché.
En Egypte, pas plus qu’en Tunisie, au moment où les processus révolutionnaires ont commencé, il n’ y a pas eu de coalitions ouvertes, permanentes associant toutes les forces d’opposition mais plutôt des coalitions multiples, indépendantes les unes des autres, mais qui pouvaient s’accorder sur des mobilisations communes. Et à la différence de la gauche, Al adl sait jouer sur le rapport de force organisationnel et matériel et sur sa discipline pour travailler à son profit l’unité.
Cette forme de coordination n’a par ailleurs joué aucun rôle en réalité dans l’animation, la structuration et le développement de la lutte. Par contre, elle a rendu extrêmement difficile les possibilités que se développent des formes d’organisations propres au mouvement et qui ne se réduisent pas au cartel des organisations. Ce « cadre unitaire » est en réalité assez contradictoire avec l’émergence d’une direction propre au mouvement Le fait aujourd’hui de vouloir associer plus étroitement la coordination nationale aux comités locaux va aboutir non pas au renforcement de la mobilisation mais accentuer la maîtrise des « appareils » sur la dynamique globale. Non seulement ce cadre n’a pas vocation d’assurer la construction d’organes de luttes de masse à la base ni même l’extension, la généralisation et la convergence des luttes. Il n’est pas issu d’une représentation démocratique du mouvement, même si figurent pour le décor des éléments inorganisés.
Front des classes populaires ?
Chez les camarades, ce front vise a rassembler toutes les forces sociales et politiques qui sont objectivement en contradiction avec le pouvoir et le bloc de classe dominant. C’est la condition selon eux pour isoler la maffia makzenienne et construire le rapport de force global permettant d’imposer un changement démocratique. On peut partager l’idée, en rupture avec toute forme d’ouvriérisme, de la nécessité d’un large front contre les classes dominantes et qui permet de tisser des alliances de combat entre les secteurs exploités, les travailleurs, la paysannerie pauvre, les opprimés et des couches de la petite et moyenne bourgeoisie déclassée, au moins dans une première phase de la lutte.
Les camarades d’Alternative socialiste notaient dans d’autres écrits que la dynamique même de la mondialisation capitaliste et de sa crise met en avant non seulement la surexploitation, l’aggravation de la contradiction capital/travail mais aussi, d’une manière plus large et combinée, la contradiction entre la logique du profit et de marchandisation extrême de l’accumulation du capital mondialisée relayée par des couches dominantes parasitaires et la satisfaction des droits et besoins élémentaires de la grande majorité de la population. Il y a donc bien une nécessité objective d’un front des classes populaires ou plus précisément d’un front ouvrier et populaire. Mais là où il y a débat et sans doute divergence est dans la définition des tâches de ce front et de ses modalités de construction et d’alliance.
Chez les camarades de la VD, en réalité ce front semble se traduire par une unité sur une base minimale démocratique et donner lieu à une alliance permanente jusqu’à la réalisation du changement démocratique. La réalisation de la démocratie est prioritaire et c’est seulement après, que la lutte ouverte où s’exprime les divergences en termes d’intérêts de classe au sein du peuple, pourront se développer et être tranchées. Dans le processus actuel, cela revient à privilégier l’unité avec les courants réformistes libéraux et le courant islamiste oppositionnel, supposés représenter des forces sociales qui, à défaut d’être prolétarienne, ont également intérêt à mettre fin au système makhzen.
Nous ne partageons pas ce point de vue dont la conséquence est de construire un cadre permanent d’alliance pour toute une étape de la lutte. Nous ne le partageons pas pour les raisons suivantes :
– Le fait que ces forces soient en opposition au régime ne signifie pas que cette opposition revêt le caractère d’une contradiction antagonique. Si nous ne pouvons exclure dans l’absolu qu ces forces ou une partie d’entre elles, dans un contexte de radicalisation et d’affrontement de masse, soient poussées plus loin qu’elles ne le souhaitent, la pratique réelle de ces courants est plutôt une canalisation du mouvement sur des objectifs partiels et d’évitement de la crise politique. C’est pourquoi pour nous, le front des classes populaires doit reposer d’abord sur la construction d’un mouvement populaire indépendant, auto-organisé et dans lequel les travailleurs jouent le rôle d’une force dirigeante et non pas, en priorité sur un cartel d’organisations et un bloc inter-classiste.
La faiblesse des camarades n’est pas dans le constat qu’existent des contradictions entre ces forces et le régime et de l’intérêt politique de les exploiter mais dans l’absence d’analyse de leurs limites, y compris pour la bataille sur des revendications immédiates. Cet absence aboutit à surévaluer le degré de radicalisation de ces courants et des points de convergences. Elle ouvre au fond l’espace à l’idée que l’ennemi de mon ennemi est mon ami, quitte à ne pas voir que ces forces ne tiennent pas à ce que se développe une révolution politique et sociale. Elle tend à minimiser les différences de nature entre leur volonté de changement et leur « anti-impérialisme » comme si ce n’est que sur la question du type de société et de régime politique qu’existent des divergences (et pas sur la stratégie de lutte) et comme si ces divergences n’ont aucune signification concrète dans les batailles d’aujourd’hui et les tactiques de luttes et seront résolus (démocratiquement ?) demain.
Cette approche présente en réalité plusieurs problèmes. Celui d’une part d’éviter une caractérisation de classe de l’opposition islamiste (qui va plus loin que la qualification de réactionnaire de son projet de société), diluée dans la notion large de front des classes populaires, mais aussi de façonner des prises de position politiques sur la base des contradictions principales/contradictions secondaires en évacuant… la contradiction fondamentale. Pourtant, même si la mouvance islamiste est opposée au régime, il serait peut être bon de rappeler que dans la lutte des classes et au niveau de ses aspirations, elle est du coté de la bourgeoisie et non pas de la classe ouvrière. Qu’elle est née de l’extérieur et en opposition au mouvement ouvrier pris au sens large. Et il faut l’analyser et la caractériser à partir d’une vision globale de sa praxis et de son positionnement pratique dans le mouvement concret de la lutte des classes.
Réduire un parti à une base sociale est largement insuffisant et peut s’avérer faux. On a pu avoir ici ou ailleurs des partis sociologiquement ancrés dans les secteurs populaires et bourgeois dans leur orientation. De ce point de vue, ce qui compte ce n’est pas unilatéralement leur base sociale ou ce que ces partis disent d’eux mêmes ou ce qu’ils prétendent représenter, ce qui est déterminant sur la durée est le rapport politique et pratique institué par rapport à l’ensemble des classes en luttes. Le rapport réel aux institutions de l’Etat et patronat, de dépendance ou non, tout comme le type de relations concrètes tissées avec les classes populaires, leurs revendications et mobilisations est un élément décisif d’appréciation de la nature de ces forces. Or la mouvance islamiste est organiquement hostile à toute mobilisation sociale et ouvriére indépendante et à toute expression revendicative qui porte un contenu de classe réel. Elle ne rejette en aucun cas la collaboration de classe.
Le niveau actuel de confrontation qui ne met pas au centre de gravité la classe ouvrière et ses propres formes de lutte et où le mouvement populaire n’a pas encore franchi un seuil qualitatif, lui ouvre des marges de manœuvres mais « ce masque » est conjoncturel. Elle représente bien plus qu’un adversaire stratégique, car elle peut être le cheval de Troie de la réaction si s’affirme un mouvement ouvrier et populaire indépendant. A moins d’avoir des illusions sur la nature de sa radicalité et des intérêts de classes qui structure politiquement sa direction et son programme.
– L’adhésion de secteurs de la petite bourgeoisie, la neutralisation de secteurs de la classe moyenne ne viendra pas, au nom de l’unité démocratique, de recherche d’un consensus avec l’opposition parlementaire et islamiste mais de l’essor des luttes des masses laborieuses et de leur capacité à polariser autour de leurs propres perspectives de vastes secteurs sociaux. Or le choix de ces alliances actuels semble traduire une vision étroite de la lutte des classes et des contradictions sociales qui sont analysées uniquement ou principalement à travers les contradictions et positionnements qui agitent les appareils syndicaux et politiques, les forces organisées. Il ne s’agit évidemment pas de faire comme si elles n’existaient pas mais l’erreur est d’oublier que les forces fondamentales de la lutte sont pour l’essentiel extérieures à elles et de croire que l’unité suffira à les mobiliser. La limite principale des camarades est de penser que la radicalisation politique et sociale, au sens d’entrée en politique de larges secteurs populaires à partir de leurs propres aspirations, est surdéterminée par la recherche d’un accord unitaire entre organisations.
La question de l’indépendance de classe et des rapports de forces
Ce qui pose problème ou du moins mérite une débat réside dans l’absence (ou l’insuffisance ?) d’articulation entre la question des alliances et la bataille pour le maintien et le développement l’indépendance politique du mouvement sur la base d’un contenu de classe. Mais là encore il faut préciser pour éviter de faux débats. La voie démocratique a toujours défendu ses propositions politiques publiquement sur la laïcité, les droits des femmes, la démocratie populaire ouverte sur une perspective socialiste, y compris sur cette dernière période. Ce qui fait débat (et question) se situe à d’autres niveaux :
– L’absence d’une politique autonome en direction des classes populaires et des travailleurs visant à dessiner les convergences de luttes quitte à s’affronter plus fermement aux bureaucraties sur le terrain syndical mais aussi pour rendre possible l’intégration des organisations de masses dans le M20F. L’indépendance dans ce sens est prise dans le sens, de construire le camp social de la gauche dans la mobilisation, et pas seulement faire en sorte que le M20F adopte des slogans sociaux. C’est la voie de l’unification des masses populaires bien plus que l’unité des organisations qui sera déterminante.
– L’absence de revendications concrètes, au-delà de slogans généraux qui déterminent des objectifs et campagnes de luttes précises sur l’augmentation des salaires, l’interdiction des licenciements, le droit à la terre et une réforme agraire, la renationalisation et gratuité des services publics, l’embauche immédiate des chômeurs et pas seulement d’ailleurs les diplômés et plus largement l’ensemble des revendications qui traduisent, au niveau des aspirations immédiates, les contradictions de classes...
– L’absence de batailles politiques (et pas seulement d’explications politiques) ouvertes, prolongées dans le mouvement sur les conditions réelles d’un changement démocratique : à savoir la nécessité d’intégrer les luttes des travailleurs, d’aller vers des grèves de masses en appelant ouvertement à leur extension et généralisation, de tendre vers l’occupation de l’espace public. Et de revendiquer au-delà de la constitution démocratique, la perspective d’un gouvernement des travailleurs et masses populaires issus de leurs mobilisations.
– L’absence d’une politique concrête en direction des autres groupes de la gauche radicale pour développer un pôle radical indépendant visible au-delà des confrontations nécessaires et divergences réelles, pour aboutir au minimum à des « accords pratiques », pourquoi ce qui est possible avec les islamistes ne le serait pas avec les autres courants radicaux ?) et au mieux à la défense commune d’un certain nombre de propositions politiques.
L’autre élément qui nous paraît problématique tient dans la compréhension de la lutte et des éléments nécessaires à la construction d’un rapport de force. L’esprit du régime est de ne jamais céder, à plus forte raison sous la pression, et si il le fait, ce n’est que pour mieux se rattraper. Bien sur on peut envisager que dans le cadre de développements significatifs de luttes de masse bouleversant les rapports de force, le régime politique connaîtra une crise ouverte et prolongée. Mais cette crise du pouvoir débouchant sur une crise de domination et de légitimité globale ne peut être que le fruit de confrontations d’ampleur indiquant que le camp populaire a pu accumuler des forces significatives et avancer dans son autonomie politique, idéologique et organisationnelle, mettant à l’ordre du jour, sous une forme ou une autre, la question de son renversement. Et s’il ne le fait pas c’est le pouvoir qui trouvera le moyen de se ressaisir et de passer à la contre offensive. Et dans cette situation, ce sera le degré d’organisation, d’expériences et les capacités d’initiatives centralisées de chaque camp qui sera l’élément décisif, déterminant dans un sens ou un autre, de la situation politique.
C’est pourquoi la lutte pour un changement démocratique radical doit être mené par un mouvement ouvrier et populaire indépendant qui non seulement lie les revendications démocratiques aux revendications sociales (condition de sa base de masse et d’un lien organique avec les travailleurs) mais aussi se donne pour objectif, au cœur des luttes de masses, de développer les structures propres des exploités pour diriger leurs luttes et faire aboutir leur revendications. Ce n’est pas tant l’unité des organisations qui sera décisive que l’unification et convergences des luttes englobant les secteurs majoritaires de la population non organisé. Car ce qui tranchera la question du pouvoir, c’est le degré d’organisation indépendante et l’auto-organisation du camp populaire et sa volonté de lutte pour le conquérir.
Notre critique essentielle est là : tant par ses alliances, ses revendications que ses formes de structurations et de lutte, acceptées comme telles par la gauche radicale, ce mouvement ne peut préparer les classes populaires à investir la lutte politique révolutionnaire, ni à tremper la volonté des masses pour une confrontation centrale. Il ne peut non plus devenir la colonne vertébrale de la convergence des luttes, de l’alliance ouvrière populaire, le creuset à partir duquel se construit l’autonomie politique, idéologique, organisationnel et pratique des travailleurs. Les camarades par exemple insistent sur la nécessité de construire dans le processus actuel les éléments d’un contre ou double pouvoir et de renforcer les instruments de défense organique des masses populaires sans que l’on sache comment ils comptent mener cette politique dans le cadre du mouvement tel qu’il est.
L’approche telle qu’elle est développée depuis plusieurs mois par la VD ne permet pas d’une manière principale d’organiser la bataille concrète pour l’indépendance politique, au sens d’indépendance de classe et pas seulement d’autonomie par rapport au makhzen. Bataille nécessaire, à la fois pour transformer les rapports de force à l’intérieur du mouvement mais aussi pour préparer les conditions d’une confrontation victorieuse. Et pas seulement pour le devenir stratégique du processus actuel. Et l’ensemble des taches que cela implique ne peut se faire dans le cadre des alliances actuelles mais repose d’abord sur la gauche radicale. C’est pourquoi l’erreur fondamentale serait de penser (et d’agir) en fonction des alliances établies jusqu’à la chute du régime. C’est pourquoi il est nécessaire pour reprendre les termes d’un vieux révolutionnaire de 1) Ne pas mélanger les organisations. Marcher séparément, mais frapper ensemble. 2) Ne pas renoncer à ses propres revendications politiques. 3) Ne pas cacher les divergences d’intérêt. 4) Suivre son allié comme on file un ennemi. 5) Se soucier plus d’utiliser la situation créée par la lutte que de préserver un allié. »
Ce positionnement implique l’élaboration d’une politique et d’une alliance qui part des intérêts fondamentaux et à long terme des masses populaires plutôt que de l’adaptation tactique aux exigences de l’unité aux directions actuellement dominantes. Elle signifie contrairement à ce qui peut être compris, que la gauche peut sur la base de sa propre politique, jouer un rôle décisif dans le processus en cours. Elle signifie ne pas figer les tactiques de lutte en fonction des alliances et avoir une politique qui vise à consolider les axes politiques, revendicatifs, organisationnels d’un mouvement de masse indépendant. Il s’agit bien ne pas cacher pour cela, « la diversité des intérêts » et de « suivre son allié comme un ennemi » et de ne pas lier « les accords pratiques » à aucune obligation politique.
La force numérique et l’intelligence tactique d’Al adl ne doivent pas masquer sa faiblesse stratégique. Le caractère social et démocratique du mouvement est objectivement contradictoire avec la nature politique concrète de ce mouvement. Cette contradiction n’apparait pas à ce niveau encore limité de confrontation sociale mais elle ouvre un espace politique objectif à la gauche radicale. L’enjeu est maintenant, sans nier la nécessité d’accords strictement pratiques, de sortir du carcan unitaire pour élargir les fronts de lutte et le soutien aux luttes populaires qui émergent à l’extérieur du Mouvement 20F, de défendre un programme social et démocratique radical qui condense les revendications urgentes des masses populaires, d’ouvrir un débat tourné vers l’action sur les formes de luttes et les modalités d’implication du peuple du 20F dans la lutte qui concerne son avenir. La contradiction qui ne doit pas empêcher des mobilisations communes, mais qui ne doit pas conditionner la possibilité de mobilisations à l’accord systématique d’autres forces, doit se porter sur les revendications sociales urgentes qui doivent être satisfaites, condition de la justice sociale, sur la nécessité d’en finir avec le despotisme patronal et quasi feodal dans les villes et les campagnes, condition de la justice sociale et de la dignité, sur la défense absolue d’ un gouvernement démocratique et populaire imposant la liberté, toutes les libertés et le pouvoir constituant et révolutionnaire du peuple.
Il faut gagner en autonomie d’action et visibilité politique, sans affaiblir la dynamique populaire et lui permettre de porter une vraie radicalité sociale et politique. De construire en somme le mouvement populaire sur des bases de classes. C’est dans ce processus que la gauche radicale peut qualitativement se renforcer et mener, dans des conditions infiniment plus favorables, la lutte pour la direction politique des luttes actuelles et y compris gagner de nouvelles couches à son projet et déstabiliser la base sociale des oppositions tant réformistes qu’islamistes.
Chawqui Lotfi