Dans cette annexe-ci, nous reproduisons l’essentiel des parties concernant la question fort débattue du « front uni », telle qu’éclairée par trois configurations historiques successives : les années 1924-1926 (essors conjoint du PCC et du Guomindang dans le cadre d’un front uni) ; 1926-1927 (rupture du front uni et contre-révolution) ; 1936-1937 (débuts de l’invasion japonaise, après la Longue Marche, et conditions d’un nouveau front uni), avant de revenir de façon plus synthétique sur la conception maoïste des alliances politico-sociales et de l’hégémonie politique.
Réflexions sur les années 1924-1926
L’action du Comintern et la diplomatie soviétique ont activement contribué au renforcement parallèle du PCC et du Guomindang entre 1923 et 1925. Or, l’armée du Guomindang est précisément celle qui va écraser dans le sang le mouvement populaire et communiste en 1927. Comment expliquer alors ce qui peut apparaître a posteriori comme de l’aveuglement criminel ?
Il serait erroné, je crois, de rechercher avant tout une explication fractionnelle (la mainmise stalinienne sur la politique de l’IC). Le double soutien de Moscou au PCC et au Guomindang, l’entrée des communistes dans le parti nationaliste sont mis en œuvre bien avant que les luttes au sein du PC bolchevique d’URSS ne commencent à influencer directement la politique chinoise. En 1921, déjà, le Guomindang était invité à participer au Congrès des Peuples d’Orient. Les hommes qui incarnent les premiers la politique de l’IC en Chine ne sont pas des partisans de Staline. Ils deviendront même, pour les plus prestigieux d’entre eux, des oppositionnels de gauche : Adolf Joffé et Henk Sneevliet.
Il faut étudier la période 1921-1924 dans son contexte, compte tenu des motivations, des orientations d’alors, et non par analogie avec les années 1926-1927.
Les Thèses (rédigées par Lénine) et les Thèses supplémentaires (rédigées par l’Indien N.M. Roy) adoptées au deuxième congrès du Comintern ont pour ligne générale :
• le soutien à tout mouvement révolutionnaire de libération dans les colonies et semi-colonie, fût-il bourgeois ;
• l’alliance du mouvement de libération nationale avec l’URSS, contre l’impérialisme ;
• la construction, dans ces pays, du mouvement ouvrier organisé et des partis communistes ;
• la perspective d’une transcroissance de la révolution nationale en révolution socialiste grâce à l’action des PC nationaux et au rôle de l’URSS.
C’est en effet l’existence du premier Etat ouvrier qui permet à l’IC d’envisager la possibilité du « bond » au-dessus de l’étape de développement capitaliste sans avoir véritablement réglé les problèmes posés par l’analyse des formations sociales dans le monde colonial et semi-colonial d’alors.
Lors des débats en commission ou en session plénière, des divergences s’expriment : sur l’importance à accorder au soulèvement national en Orient et sur le principe même du soutien aux mouvements nationalistes (Lénine et Roy font alors front ensemble contre l’Italien Serrati) ; sur la place à accorder à l’alliance avec les forces bourgeoises nationalistes (Roy présente une critique de gauche de la politique de Lénine).
Mais l’essentiel des problèmes ne réside probablement pas là. L’orientation générale des deux séries de thèses, amendées en commission et adoptées par le congrès, est assez claire [3]. Ce qui ne l’est pas, c’est bel et bien la situation réelle dans les pays coloniaux et semi-coloniaux de l’époque. Ces sociétés ont des histoires fort différentes. L’impact du développement impérialiste est plus ou moins récent et très inégal suivant les régions. Les formations sociales considérées sont donc très diverses et en pleine transformation. Ce n’est qu’au quatrième congrès de l’IC que le mouvement communiste va tenter d’élaborer une typologie de ces pays [4].
La Russie tsariste n’était pas un pays semi-colonial. Les communistes sont donc confrontés à un problème nouveau. Il faut accumuler une connaissance, une expérience, pour élaborer plus avant. La question « qui sont les alliés, qui sont les ennemis » n’est pas une simple question idéologique. Avec quelle force sociopolitique peut-on agir à l’époque ? Dans la plupart des pays considérés, le prolétariat n’existe qu’à l’état embryonnaire. Au mieux, la classe ouvrière nationale est en voie de constitution. Les partis communistes sont rarement enracinés.
C’est dans ce contexte que le problème des alliances se pose. Car la République soviétique doit agir dans le présent pour aider au développement du mouvement anti-impérialiste et défendre le premier Etat ouvrier. C’est le rôle de la diplomatie. Mais il lui faut aussi préserver l’ave¬nir en favorisant la formation du mouvement ouvrier, paysan et communiste. C’est le rôle de l’IC. La tâche n’est pas simple et l’histoire de la politique internationale communiste en Orient est particulièrement complexe [5].
Dans un premier temps, les bolcheviques traitent des problèmes nationaux de l’Empire russe et des pays du Proche Orient, à leur frontière méridionale : le monde islamique. Bientôt, la Chine devient le théâtre d’une intense activité, engagée sur plusieurs terrains à la fois. L’IC souligne l’importance de l’alliance avec le Guomindang de même que le rôle de classe du PCC : l’organisation propre des masses ouvrières et paysannes [6]. Mais les envoyés soviétiques, dont Joffé, engagent aussi des pourparlers diplomatiques avec le gouvernement de Pékin et avec des Seigneurs de la Guerre. Diplomatie et engagement révo¬lutionnaires se combinent non sans quelques tensions dans la politique des représentants du Comintern.
En juin 1923, le Manifeste du troisième congrès du PCC accorde au Guomindang la direction de la révolution nationale [7]. Il considère néanmoins que le rôle propre du Parti communiste est de diriger les ouvriers et les paysans au sein du combat national. L’analyse que fait l’IC des rapports de force et des possibilités des communistes chinois évolue cependant rapidement. Dès mai 1923, le Comintern a annoncé dans une directive sur les relations entre le PCC et le Guomindang, que « l’hégémonie » dans la révolution nationale devait incomber au parti du prolétariat [8]. C’est cette orientation qui est entérinée au quatrième congrès du Parti communiste, en 1925.
Quand décision est prise, en 1924, d’entrer dans le Guomindang, il ne s’agit donc pas de la mise en œuvre d’une orientation « menchevico-stalinienne » de révolution en deux étapes historiquement séparées : le mouvement communiste commence en fait à postuler à la direction de la révolution nationale. L’entrée dans le Guomindang est un choix tactique qui n’est alors pas perçu comme contradictoire avec ses objectifs stratégiques.
C’est Henk Sneevliet qui a le premier proposé, en 1922, cette tactique. Il s’est heurté à de fortes oppositions au sein du PCC. Mais il s’appuie sur une expérience qu’il a menée auparavant en Indonésie : le travail entrepris dès 1916 au sein de l’organisation nationaliste Sarekat Islam. Il expliquera à ce sujet, en 1935 : « La forme lâche d’organisation du Sarekat Islam conduisit à une croissance rapide de l’influence de nos sociaux-démocrates indonésiens, javanais et malayens. Au point que des syndicats furent créés jusque dans l’armée et ce, en temps de guerre. A partir de là, vous pouvez comprendre comment mon effort pour établir en Chine ce type de coopération avec le Guomindang reposait directement sur mon expérience positive de Java » [9].
Dans cet entretien, Sneevliet minimise le rôle qui fut le sien dans les années vingt et les oppositions que sa proposition a suscitées au sein du PCC. Dans le rapport qu’il a rédigé pour l’IC en 1922, il manifeste peu de respect pour ses camarades chinois [10]. Mais l’objectif de Sneevliet n’est pas de subordonner le PCC au Guomindang. Il recherche comment le PCC peut passer d’un petit groupe propagandiste à une organisation implantée dans les masses. Dans son rapport de 1922, il conclut : « J’ai suggéré à nos camarades d’abandonner leur exclusive à l’égard du Guomindang et de commencer leurs activités politiques à l’intérieur du Guomindang par l’intermédiaire duquel on peut facilement avoir accès aux ouvriers du Sud et aux soldats. Le petit groupe n’a pas à renoncer à son indépendance ; bien au contraire, les camarades doivent décider ensemble de la tactique qu’ils utiliseront à l’intérieur du Guomindang » [11].
La politique de l’IC enregistre d’importants succès. Une alliance internationale est nouée avec le gouvernement de Canton. Les forces communistes s’enracinent progressivement dans le pays, sans pour autant mettre en cause l’alliance avec le Guomindang. C’est qu’il y a durant ces années une double convergence d’intérêts : entre les besoins de la diplomatie soviétique et la dynamique anti-impérialiste des luttes nationales en Chine, d’une part ; entre le mouvement ouvrier chinois et les composantes bourgeoises du mouvement national, d’autre part.
Extraits du chapitre 1 (ESSF article 24449), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 1 – Les années 1920 et la question du front uni PCC-Guomindang
Réflexions sur les années 1926-1927
Shanghai en février, Wuhan en mai, Canton en décembre : l’année 1927 est celle de l’écrasement sanglant de la Deuxième révolution chinoise. Le PCC est exsangue : on évalue à 38.000 le nombre des communistes physiquement liquidés.
La portée de cette défaite est considérable et les leçons qui peuvent être tirées de cette expérience amère sont de grande importance.
• Les événements de 1926-1927 éclairent d’un jour cru le rôle de la bourgeoisie dans la lutte de libération.
Cette leçon est d’autant plus claire que la bourgeoisie chinoise — commerçante, industrielle et bancaire — est alors l’une des plus dynamiques dans les pays coloniaux et semi-coloniaux et que la tradition nationaliste et populiste du Guomindang est vivace.
Le front uni ne s’est pas brisé après une défaite ma¬jeure. C’est le succès même de la lutte qui effraie la bourgeoisie. C’est au moment où le mouvement national et social est en pleine expansion que la droite du Guomindang, puis toute la direction de ce parti se retourne contre les alliés d’hier et constitue de fait un bloc avec les éléments militaristes du Nord comme avec les forces impérialistes, pour écraser le mouvement communiste.
La leçon de 1927 en Chine est ici la même que celle de 1905 en Russie. Une direction bourgeoise conduit la révolution démocratique nationale à l’impasse. Une telle révolution ne peut en effet l’emporter sans une vaste mobilisation de masse qui implique l’entrée en action des classes exploitées. La bourgeoisie se sent menacée dans sa position sociale. Elle préfère voir le mouvement populaire écrasé qu’échapper à son contrôle. L’identité et la solidarité de classe l’emportent sur l’identité et la solidarité nationales. C’est pourquoi la bourgeoisie n’est pas et ne peut pas être un allié stratégique du prolétariat dans la révolution nationale démocratique.
• L’expérience de la Deuxième révolution chinoise souligne donc l’importance du caractère de classe de la direction du mouvement national, c’est-à-dire du contenu social de la libération nationale. Mais elle éclaire aussi la possibilité et la nécessité d’une alliance sociale qui assurent, dans un pays où le prolétariat est très minoritaire, le caractère majoritaire de la révolution.
Il s’agit bien entendu avant tout de l’alliance ouvrière et paysanne. Mais il faut noter le rôle important de l’intelligentsia révolutionnaire, des étudiants, des couches semi-prolétariennes des villes comme des campagnes, des soldats et sous-officiers aussi dans ce pays sur pied de guerre. La Deuxième révolution chinoise dessine donc les contours des alliances de classe dont dépend le succès de la lutte de libération nationale.
• L’expérience des années 1921-1927 montre néanmoins aussi l’importance que peut prendre une politique de front uni sur des objectifs concrets, dans le cadre du mouvement national, avec des secteurs de la bourgeoisie.
L’écrasement de la Deuxième révolution chinoise ne doit pas faire oublier que le mouvement communiste devait participer durant ces années au mouvement national et nouer pour ce faire une alliance de combat avec le Guomindang. On ne peut comprendre sans cela la façon dont il a pu se construire si rapidement de 1924 à 1926.
Trotski lui-même n’a pas mis en cause la nécessité d’une telle tactique de front uni. Alors même qu’il réclamait la sortie du PCC des rangs du Guomindang, en 1926, il continuait à soutenir l’alliance avec ce parti-gouvernement dans le cadre de l’Expédition du Nord. Contre des éléments ultragauches au sein de la Quatrième Internationale, il a maintenu avec vigueur, dans les années trente, ce point de vue : « Les Eiffelites affirment que nous avons changé notre attitude dans la question chinoise. C’est que ces pauvres d’esprit n’ont rien compris à notre attitude de 1925-27. Nous n’avons jamais nié le devoir du Parti communiste de participer à la guerre des bourgeois et petits-bourgeois du Sud contre les généraux du Nord, agents de l’impérialisme étranger. Nous n’avons jamais nié la nécessité d’un bloc militaire entre le parti communiste et le Guomindang. Au contraire, nous avons été le premier à le prêcher. Mais nous exigions que le parti communiste garde son indépendance politique et organisationnelle, c’est-à-dire que, pendant la guerre civile contre les agents intérieurs de l’impérialisme, comme pendant la guerre nationale contre l’impérialisme étranger, l’avant-garde ouvrière, tout en restant en première ligne du combat militaire, prépare politiquement le renversement de la bourgeoisie » [12].
En matière d’alliance et de front uni, l’une des leçons essentielles de la Deuxième révolution chinoise est donc qu’il faut savoir clairement différencier les objectifs stratégiques (la direction prolétarienne, la construction du bloc social de la révolution : ouvriers, paysans, semi-prolétariat, petite-bourgeoisie paupérisée et intelligentsia révolutionnaire) des nécessités tactiques qui peuvent exiger, à certains moments, la formation d’un bloc avec des forces politiques bourgeoises. Et qu’il faut savoir préparer politiquement, au sein de ce bloc, la confrontation de classe de demain.
• L’année 1926 est en effet celle d’un tournant fondamental : l’émergence de la lutte de classe au sein du mouvement national. La période caractérisée par l’exis¬tence d’intérêts convergents entre les diverses composantes du mouvement national laisse place à un conflit majeur de direction, d’orientation. Ce tournant exigeait un changement correspondant de politique de la part des alliés temporaires. La direction Tchiang Kai-chek l’a réalisé en préparant systématiquement l’assaut anticommuniste.
Le PCC ne l’a pas fait. Au lieu de se réorganiser en vue de l’épreuve de force, en sortant notamment du Guomindang, il a modifié dans un sens opportuniste la ligne antérieure de front uni. Le Guomindang est devenu le seul cadre au sein duquel les alliances stratégiques devaient se nouer. La politique du PCC devait en conséquence se subordonner entièrement au maintien de ce cadre unitaire, et ce, au moment où l’indépendance complète des forces communistes devenait une question de vie ou de mort. C’est la cause immédiate de l’écrasement de 1927.
• Cette politique suicidaire ne peut s’expliquer par l’inattendu. Un an avant Shanghai, Tchiang Kai-chek avait clairement montré son jeu. L’épreuve de force était parfaitement prévisible et elle avait été prévue : en URSS, par l’Opposition ; en Chine, par divers cadres.
C’est en fait la direction soviétique stalinienne qui a maintenu envers et contre tout l’orientation de front uni « de l’intérieur » et lui a donné un caractère de plus en plus opportuniste. Le Bureau politique du PCC porte évidem¬ment une responsabilité dans la défaite de 1927. Mais l’orientation était déterminée à Moscou et le centre stalinien entendait bien qu’elle soit appliquée (quitte à choisir les dirigeants chinois comme boucs émissaires une fois la défaite consommée).
La Deuxième révolution chinoise offre donc un exemple majeur des conséquences qu’eut au-delà des frontières de l’URSS la montée du stalinisme. Avec la montée de la bureaucratie, derrière la phraséologie révolutionnaire, c’est le « point de vue grand-russe » (celui de la fraction stalinienne) et la diplomatie d’Etat (les accords avec les gouvernements bourgeois) qui l’emportent définitivement sur l’internationalisme. Ce qui était hier contradiction secondaire (par exemple entre diplomatie d’Etat et internationalisme militant) devient contradiction antagonique. Ce qui était hier dangereuses méthodes de fonctionnement (par exemple la façon dont des militants chinois de « retour de Moscou » se retrouvaient d’emblée à des postes de direction) devient une politique systématique visant à subordonner les partis nationaux aux intérêts de la bureaucratie russe.
• C’est dans ce contexte que l’on peut revenir sur la question de l’entrée du PCC dans le Guomindang.
A l’origine, dans la mesure où elle s’inscrit dans une perspective révolutionnaire, il ne s’agit pas d’une question de principe, mais d’un choix tactique. Ce choix pose plus de problèmes en Chine qu’il n’en a posés à Java. Quand Sneevliet propose l’entrée du PC dans le Guomindang, ce dernier est une organisation peu structurée. Mais comme il le notera lui-même en 1935, la bourgeoisie chinoise est beaucoup plus forte que son homologue javanais des années 1910 [13]. Il ne semble pas avoir pris la mesure du problème en 1922 [14].
Il était illusoire d’espérer « hégémoniser » le Guomindang comme il avait été possible de le faire avec la gauche du Sarekat Islam. Un travail au sein de ce parti devait déboucher un jour ou l’autre sur un conflit de direction, un conflit de classe. Sortir d’un tel parti ne pouvait être une mesure simple à mettre en œuvre. Si le jeune parti communiste pouvait s’enraciner dans le mouvement national, le mouvement ouvrier et le mouvement paysan directement sous son propre drapeau, c’était de loin la meilleure des solutions.
L’entrée dans le Guomindang ne pouvait se justifier tactiquement que si c’était effectivement la seule façon pour le jeune PCC de devenir un véritable parti de masse. Il fallait alors préparer politiquement la sortie, de façon à pouvoir agir vite quand s’annonçait l’épreuve de force. En 1931, Trotski a déclaré, dans une lettre à l’Opposition de Gauche chinoise que « l’entrée du Parti communiste dans le Guomindang a été une erreur dès le début. Je crois qu’il faut, dans un document ou un autre, dire cela ouvertement, d’autant plus que l’Opposition russe porte ici une grande part de responsabilité », ayant accepté sur ce point un compromis avec les zinoviévistes dans le cadre de l’Opposition unifiée de 1926 [15].
Pourtant, en 1926, dans les premiers textes personnels où il réclame la sortie du Guomindang, Trotski reconnaît que l’entrée dans ce parti pouvait se justifier auparavant. L’argument utilisé mérite d’être noté : « Dans la mesure où la Chine est concernée, la solution du problème des rapports entre le Parti communiste et le Guomindang diffère à des périodes différentes du mouvement révolutionnaire. Le principal critère pour nous n’est pas le fait constant de l’oppression nationale, mais le cours chan¬geant de la lutte de classe, à la fois au sein de la société chinoise et suivant les lignes de confrontation entre les classes et les partis de Chine et l’impérialisme.(...) ».
« La participation du PCC au Guomindang était par¬faitement correcte pour la période durant laquelle le PCC était une société de propagande qui ne faisait que se préparer à son activité politique indépendante future, mais qui cherchait, en même temps, à prendre part à la lutte de libération en cours ».
Mais cette période est maintenant dépassée et le PCC a pour « tâche politique immédiate la lutte pour la direction indépendante directe de la classe ouvrière qui s’éveille — non pas, bien sûr, pour retirer la classe ouvrière du cadre de la lutte nationale-révolutionnaire, mais pour lui assurer non seulement le rôle du combattant le plus résolu, mais aussi celui du dirigeant politique, avec hégémonie dans la lutte des masses chinoises’’ [16].
• Tous ces grands problèmes de stratégie et de tactique se retrouveront, dans un contexte, nouveau pendant la guerre sino-japonaise. Bien que de manière plus négative que positive, la Deuxième révolution chinoise a souligné le rôle irremplaçable du parti comme direction de classe dans la lutte de libération, ainsi que celui des forces armées révolutionnaires. Cette leçon dominera aussi les choix fondamentaux opérés durant la Troisième révolution chinoise.
Extraits du chapitre 1 (ESSF article 24449), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 1 – Les années 1920 et la question du front uni PCC-Guomindang
La guerre sino-japonaise
Tout au long des années trente, la pression japonaise sur la Chine s’accentue. En 1931 l’armée nippone occupe le Nord-Est. En janvier 1932, elle attaque Shanghai. En 1933, elle s’infiltre dans la plaine de Chine du Nord, occupe la province de Jehol. En 1935, elle accroît son influence au Chahar et au Hebei. La tension ne cesse d’augmenter jusqu’à juillet 1937, quand commence l’invasion générale du pays.
La guerre sino-japonaise dure jusqu’à la défaite nippone de 1945. Ces huit années durant, un front uni est noué entre le Parti communiste chinois et le Guomindang. Il ressemble, à première vue, à celui de 1923-1927. A s’en tenir aux déclarations diplomatiques, le PCC accepte une nouvelle fois d’abdiquer son indépendance et de se ranger derrière le Guomindang. L’Armée rouge est nominalement dissoute. Dès 1934, Moscou a engagé un important tournant politique sanctionné lors du 7e Congrès de l’IC, en juillet-août 1935. L’heure est à la constitution de “fronts populaires” avec des partis bourgeois contre le fascisme, à un bloc international avec les puissances impérialistes “démocratiques”. Dans bien des pays, les partis communistes se trouvent placés à la remorque de leurs alliés temporaires. Le PCC ne se contente-t-il pas de mettre en œuvre la politique du Comintern en Chine ?
Les dirigeants communistes chantent parfois les louanges de Tchiang, le bourreau de Shanghai, et du parti de la contre-révolution. Mao Zedong, dans un rapport au Comité central, ne va-t-il pas, en octobre 1938 (année d’or de la politique de front uni), jusqu’à saluer « l’histoire glorieuse » du Guomindang ? Il qualifie Tchiang Kaï-chek de « grand dirigeant ». Il affirme que, dans le front national antijaponais noué entre le PCC et le Guomindang, c’est ce dernier « qui occupe la première place », « la position de dirigeant » et qui tient lieu « d’ossature »... « A la seule condition de soutenir jusqu’au bout la guerre de résistance et le front commun, on peut prévoir que l’avenir du Guomindang sera brillant » [17].
« A la seule condition… », un petit membre de phrase qui cache un très violent conflit de direction au sein de la résistance antijaponaise. La politique de front uni de 1937-1945 diffère, en fait, profondément de celle des années 1925-1927 ; ce qui explique qu’elle ne se solde pas par un nouvel écrasement sanglant des forces populaires. En neuf ans, les forces communistes se développent spectaculairement. L’Armée rouge passe de 30 000 hommes à près d’un million. La zone sous administration communiste d’environ deux millions de personnes à 95 millions. Le PCC est bien placé, en 1945, pour emporter la guerre civile qui couve sous les braises du front uni : il lui suffit de quatre ans pour conquérir le pouvoir dans cet immense pays-continent.
La politique de front uni du PCC est loin de se réduire à la question des rapports avec le Guomindang. Elle comprend bien des facettes et s’attache, avant tout, à la constitution d’un bloc social capable d’assurer le caractère majoritaire de la révolution. Elle représente en conséquence une donnée permanente de l’orientation chinoise, une donnée stratégique : selon la formule maoïste, le parti, l’armée et le front uni constituent les trois éléments indispensables à la victoire. L’alliance entre le PCC et le Guomindang est de caractère plus conjoncturel. De 1927 à 1937, puis de 1945 à 1949, il n’y a pas eu front uni, mais guerre civile ouverte. Pourtant, cette alliance a duré longtemps et représente l’un des aspects les plus controversés de la politique maoïste. C’est pourquoi il peut être utile de clarifier d’abord ce qu’elle fut avant de revenir sur la conception d’ensemble du front uni chez Mao.
Agression impérialiste, guerre de défense nationale et front uni
La République soviétique avait déclaré symbolique ment la guerre au Japon, en 1932 et le PCC proposait bien avant 1936 la constitution d’un front uni antijaponais, mais contre Tchiang Kaï-chek dénoncé pour ses tendances à la capitulation. Cette politique visait à faire éclater les contradictions internes au Guomindang. De fortes oppositions se sont manifestées au sein du PCC quand la direction a décidé de modifier l’orientation en vigueur, proposant le front uni au Guomindang en tant que tel.
Quant à Tchiang Kaï-chek, il ne cache pas sa volonté d’en finir avant tout avec les communistes. Il a eu le temps, de 1928 à 1937, la “décennie de Nankin “ – du nom de la ville dont il a fait sa capitale – d’asseoir son pouvoir. Les derniers Seigneurs de la guerre rebelles sont mis au pas de 1934 à 1936. La légitimité de son gouvernement est reconnue dans le pays, par les classes moyennes notamment, comme en Occident. Pour Tchiang, la victoire définitive sur le PCC doit précéder l’engagement réel des forces nationalistes dans la guerre de résistance. Il aime à dire que « les Japonais sont une maladie de la peau, les communistes une maladie du cœur » [18].
Ce qui force bon gré mal gré les deux partis à nouer une fragile alliance, c’est la nature de l’enjeu et la réaction de l’opinion chinoise. Tokyo cherche à transformer le pays de semi-colonie en colonie directe ; à achever le processus engagé un siècle auparavant par la Grande-Bretagne. La Chine, nation opprimée, menacée de perdre les derniers éléments de son indépendance, se mobilise.
Chaque parti va dorénavant être jugé à son engagement dans la résistance nationale.
Le Japon tente de constituer une vaste zone d’influence en Asie orientale et dans le Pacifique. La Chine se voit ainsi intégrée, bien avant nombre d’autres pays, à la marche à la Seconde Guerre mondiale. La compétition interimpérialiste forme l’arrière-plan de ce conflit planétaire. La lutte pour l’hégémonie est engagée entre les Etats-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne et, dans les seconds rôles, la France, l’Italie.
La Seconde Guerre mondiale n’est pas pour autant un simple conflit interimpérialiste. Elle est préparée par la contre-révolution qui vise, en Europe, à mettre un terme à la dynamique ouverte par la révolution russe, et par la volonté des Puissances de renforcer leur domination dans le tiers monde. De même que 1914-1918, mais à une échelle encore plus grande, 1939-1945 il lustre « le rapport étroit entre guerres impérialistes, guerres de libération nationale et révolution » [19].
La Seconde Guerre mondiale, surtout en Orient, ne peut s’analyser simplement comme un conflit entre démocraties et dictatures. Les puissances coloniales traditionnelles (comme la France et l’Angleterre) ne sont pas, du point de vue des peuples qu’elles se soumettent, démocratiques [20] ! Le régime nippon, bien que très militariste et répressif, n’est pas le nazisme allemand. Nouvelle puissance impérialiste, Tokyo use de la terreur pour imposer sa domination. Mais il n’y a là rien d’exceptionnel comme en témoigne l’histoire coloniale européenne [21]. Enfin, les régimes asiatiques alliés à l’Occident peuvent se rapprocher du fascisme beaucoup plus que du libéralisme.
C’est précisément le cas en Chine. Pour Christopher Thorne, « si le terme de “fasciste“ doit être employé dans un contexte non européen durant les années trente, il n’est à nul autre régime plus approprié qu’au Guomindang en Chine. “Le fascisme“, a déclaré Tchiang Kaï-chek lors d’un rassemblement de ses Chemises bleues en 1935, “est un stimulant appliqué à une société en déclin... Le fascisme peut-il sauver la Chine ? Nous répondons : oui“ » [22], Question autoritarisme, le Généralissime, comme il se fait modestement appeler, ne mâche pas ses mots : « le peuple doit obéir absolument aux ordres du gouvernement et du Leader » [23]. Avec beaucoup de constance, Tchiang bloque toute tentative de réforme démocratique, brisant ce faisant les tentatives d’établir une “troisième force” entre le Guomindang et le PCC. « Une Doctrine, Un Parti, Un Chef » reste le mot d’ordre de la dictature. Au sein du Guomindang le lobby projaponais est puissant et nombreux sont les notables de ce parti qui collaboreront.
Ce qui justifie l’alliance entre le PCC et le Guomindang, ce n’est donc pas la participation au “camp international des démocraties”, mais le devoir de mener, dans un pays dépendant, une guerre “juste”, une guerre de défense et de libération nationales face à l’occupation impérialiste. Tel est alors l’avis de Trotski qui engage une très violente polémique [24] contre ceux qui ne veulent pas entendre parler de front uni avec l’ennemi de classe, qui prétendent que les révolutionnaires chinois doivent prôner le défaitisme, comme dans les pays impérialistes, et se battre simultanément contre les Japonais et le Guomindang. « Parler de “défaitisme révolutionnaire“ en général, sans distinguer entre pays oppresseur et peuples opprimés, c’est faire du bolchevisme une misérable caricature et mettre cette caricature au service de l’impérialisme [...] La Chine est un pays semi-colonial que le Japon transforme en pays colonial. La lutte de la part du Japon est impérialiste et réactionnaire. La lutte de la part de la Chine est libératrice et progressiste » [25]. Prôner le front uni n’implique en rien se faire des illusions sur Tchiang Kaï-chek : « Nous connaissons suffisamment bien Tchiang Kaï-chek comme le bourreau des ouvriers. Mais ce même Tchiang Kaï-chek est obligé aujourd’hui de diriger une guerre qui est notre guerre. Dans cette guerre, nos camarades doivent être les meilleurs combattants. Politiquement, ils devront critiquer Tchiang Kaï-chek, non parce qu’il fait la guerre, mais parce qu’il ne la fait pas assez efficacement, sans de lourds impôts sur la classe bourgeoise, sans un armement suffisant des ouvriers et des paysans, etc. » [26].
Il faut donc disputer au Guomindang le drapeau de la résistance nationale et se préparer ce faisant à l’affrontement de classe de demain : « En participant à la lutte militaire sous les ordres de Tchiang Kaï-chek – parce que malheureusement, c’est lui qui a le pouvoir dans la guerre pour l’indépendance – préparer politiquement le renversement de Tchiang KaÏ-chek. C’est la seule politique révolutionnaire » [27].
Ces lettres montrent que Trotski avait bien perçu la nature du conflit chinois et de ses enjeux. Mais, dans l’équation politique qu’il dresse, le Parti communiste est absent. Il semble être considéré comme une entité subordonnée, incapable de jouer un rôle indépendant. Or, le PCC va précisément jouer un rôle majeur durant la guerre sino-japonaise.
Extraits de la première partie du chapitre 5 (ESSF article 24492), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 5 – L’invasion japonaise : résistance nationale, guerre civile et front uni
Réflexions sur les années 1935-1936
En 1935-36, l’Armée rouge est trempée par l’épreuve ; elle est devenue une armée de cadres, colonne vertébrale du mouvement révolutionnaire. Les rescapés du Sud et du Centre de la Chine peuvent maintenant reprendre racine dans la base rouge du Nord Shaanxi [28]. Mais la situation reste très difficile. La direction maoïste doit encore se consolider et s’imposer véritablement a l’échelle nationale. Le Nord Shaanxi n’est pas seulement une zone périphérique, loin des centres politiques et économiques, c’est aussi une région socialement extrêmement arriérée.
La direction du PCC doit prendre rapidement, dans ces conditions précaires, une série de décisions politiques d’importance cruciale. La situation nationale est en pleine évolution. Le contact est rétabli avec Moscou ; le PCC est confronté aux exigences des Soviétiques. Le 1er août 1935, une déclaration solennelle est publiée à Moscou au nom du PCC avec lequel, pourtant, le contact est perdu depuis des mois. C’est “l’Appel de Maoergai” [29], attribué au Parti communiste chinois et à Mao, alors qu’il a été rédigé en Russie avec la participation de Wang Ming. Moscou, inquiète de la pression japonaise à l’Est, propose le front uni au Guomindang. Cet incident en dit long sur la façon dont la bureaucratie soviétique con sidère les organisations nationales comme des instruments dociles de sa politique.
Les pressions exercées par Moscou ont joué leur rôle dans l’évolution de la politique du PCC. Mais il serait faux d’analyser cette évolution exclusivement sous cet angle. On doit en effet tenir compte d’un ensemble de facteurs. Au milieu des années trente, « à peine établi dans des bases stables après la Longue Marche, le Parti s’est vu forcé d’entreprendre un délicat changement d’orientation alors qu’il était soumis à de fortes pressions divergentes. Moscou tentait d’imposer sa nouvelle ligne de front populaire. En Chine, la croissance des sentiments antijaponais posait le problème de l’unité nationale. Les militants de base et les paysans affamés de terre exerçaient leur propre pression vers la gauche. Chacun de ces groupes de pression exigeait l’attention d’une direction menacée par l’encerclement des forces du Guomindang et la disette – une direction où il n’y avait encore aucune personnalité ou aucun groupe absolument hégémonique » [30].
L’orientation du PCC va progressivement s’infléchir. Lors de la réunion du bureau politique de Wayaobu, fin décembre 1935, la direction chinoise a déjà connaissance de l’orientation décidée par le Comintern. Pourtant, la résolution adoptée est loin d’en être la copie conforme. Le PCC prône certes, contre les tenants de la “porte close”, l’unité avec la bourgeoisie chinoise. Le « front uni le plus large » est dorénavant « la ligne générale tactique » [31]. Mais sur la question de la guerre, la résolution du BP souligne qu’un « principe de base de la direction de la lutte révolutionnaire par le Parti est l’unification de la guerre civile chinoise et de la guerre nationale » [32]. L’objectif implicite reste d’isoler Tchiang Kaï-chek. Le programme de réforme agraire, plus modéré que celui en vigueur dans le Jiangxi, reste trop radical aux yeux de Moscou. La lutte du PCC pour gagner l’hégémonie dans le front uni est réaffirmée [33].
La prudence de la direction maoïste s’explique aisément. Elle n’a pas oublié les terribles leçons de 1927. Mao les rappelle au moment de la conférence de Wayaobu : « La cause principale de la défaite de 1927, c’est que (...) aucun effort ne fut fait pour élargir nos propres rangs [le mouvement ouvrier et paysan et l’armée conduite par le Parti communiste], et qu’on s’est contenté de s’appuyer sur un allié temporaire, le Guomindang. (...) A cette époque, le front uni révolutionnaire ne possédait pas de pilier central, pas de forces armées révolutionnaires puissantes. (...) Cette leçon, payée de notre sang, nous a enseigné que l’absence d’un noyau de forces révolutionnaires voue la révolution à l’échec. Maintenant, les choses sont différentes » [34].
La direction maoïste, fin 1935 début 1936, engage une bataille politique sur deux fronts : contre un courant dénoncé pour son sectarisme, tenant de la “porte close” vis-à-vis du Guomindang et contre un courant opportuniste, prêt à ouvrir trop vite et trop largement les portes à Tchiang Kaï-chek.
En février 1936, l’Armée rouge engage une importante offensive militaire dans la Shanxi [35], au grand dam de Moscou. En mars, Mao ouvre la possibilité d’un front uni avec le Généralissime : « Si Tchiang Kaï-chek ou n’importe quelle autre armée interrompt les hostilités contre l’Armée rouge, le gouvernement soviétique chinois ordonnera immédiatement à l’Armée rouge d’arrêter les actions militaires contre lui ou l’armée concernée. [Cependant], il va sans dire que nous ne laisserons jamais Tchiang Kaï-chek poser un doigt sur [l’Armée rouge] ». Cette combinaison d’offensive militaire et d’ouverture politique illustre bien la double politique alors poursuivie par le PCC [36].
Avec l’échec de cette offensive militaire et la montée du sentiment antijaponais dans l’opinion nationale, le PCC ouvre de plus en plus sa politique unitaire et modère encore son programme social. Mais la volonté des dirigeants maoïstes de ne pas céder sur l’essentiel, le contrôle de leurs forces indépendantes et leurs objectifs à long terme se confirme. En 1936, dans ses interviews avec Edgar Snow, Mao s’explique à l’avance sur la “dissolution” de l’Armée rouge et du gouvernement indépendant de Yan’an. Le journaliste américain raconte comment « en dehors de l’interview formelle, Mao indiqua que les communistes étaient prêts à apporter tous les changements de nomenclature qui seraient de nature à faciliter la “coopération“ sans affecter de façon fondamentale le rôle indépendant de l’Armée rouge et du Parti communiste. Ainsi, l’Armée rouge changerait au besoin son nom (...), le nom de “soviets“ serait abandonné, et la politique agraire serait modifiée pendant la période de préparation à la guerre contre le Japon » [37].
En décembre 1936, “l’incident de Xian” annonce un important tournant dans les rapports entre le PCC et le Guomindang. Lors d’un voyage à Xian (Shaanxi) durant lequel il prêche la relance des opérations contre les communistes, Tchiang Kaï-chek est arrêté par les dirigeants locaux du Guomindang, Zhang Xueliang et Yang Hu-cheng, désireux de donner la priorité à la résistance antijaponaise. Moscou dénonce violemment ce “kidnapping”, Yan’an par contre salue le patriotisme de ces généraux rebelles. Finalement, après une période d’hésitation [38], le PCC intervient pour faire relâcher Tchiang Kaï-chek. C’est l’échec de la rébellion du Nord-Ouest.
Le 19 février 1937, le Comité central du Guomindang demande officiellement le rétablissement de la coopération avec l’Union soviétique et les communistes. Le front uni se formalise durant les mois qui suivent. La première année, celle de la “lune de miel”, les détenus politiques sont libérés par le Guomindang, le PCC ouvre des bureaux en zone blanche (il gardera jusqu’au bout une délégation permanente à Chongqing [39]. Puis, rapidement, la tension croît entre les deux partis et des éléments de guerre civile émergent périodiquement au sein de la résistance nationale.
En 1936-1937, Mao a donc joué un rôle moteur dans le développement de la politique de front uni. Il polémique violemment contre ceux qui bloquent sa mise en œuvre. Mais il insiste sur les limites des concessions possibles : le maintien de l’indépendance du Parti communiste et son contrôle exclusif sur les zones libérées, sur l’Armée rouge. Dans des “thèses” présentées en novembre l937 [40], Mao Zedong renvoie par exemple à un projet de résolution du Comité central dont la conclusion est sans ambiguïté : « Il est de toute nécessité de maintenir la direction absolument indépendante exercée par le Parti communiste dans les unités qui, à l’origine, constituaient l’Armée rouge [formellement intégrée à celle du Guomindang] et dans tous les détachements de partisans, et on ne saurait admettre, de la part des communistes, la moindre hésitation quant à ce principe » [41]. Une résolution interne au PCC précisait que « même après l’établissement [éventuel] d’une République démocratique, les communistes ne devraient pas abandonner leur contrôle absolu sur les populations et les forces armées existant dans les zones soviétiques. Au contraire, le Parti devrait diriger résolument la lutte antijaponaise des masses chinoises et les luttes économiques et politiques quotidiennes et continuer à élargir et consolider ses propres forces politiques et militaires pour permettre une victoire complète de la guerre antijaponaise et de la République démocratique, de façon à lutter pour la réalisation d’un avenir socialiste » [42].
Les objectifs à long terme du front uni sont clairement rappelés à Edgar Snow par Zhou Enlai, en 1936, si clairement que ce dernier demandera au journaliste de ne pas publier son interview qui risquerait de compromettre les négociations engagées avec Tchiang. Snow raconte son entrevue en ces termes : les objectifs du PCC, comme l’explique Zhou, « visent avant tout à mettre un terme à la guerre civile et à former un “front uni“ avec d’autres armées pour résister au Japon. “Alors, vous renoncez à la révolution ?“, je lui demande. “Absolument pas. Nous faisons progresser la révolution, nous n’y renonçons pas. La révolution arrivera probablement au pouvoir par le biais de la guerre antijaponaise“. Et qu’en est-il de Tchiang Kaï-chek ? “Le premier jour de la guerre antijaponaise“, a-t-il prophétisé, “signifiera le début de la fin pour Tchiang Kaï-chek“. Les communistes l’emporteront, expliqua Zhou, parce qu’ils savent comment organiser et armer les paysans dans une guerre patriotique. Tchiang ne le sait pas » [43].
Extraits de la première partie du chapitre 5 (ESSF article 24492), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 5 – L’invasion japonaise : résistance nationale, guerre civile et front uni
Retour sur la conception maoïste du front uni
Il est temps de revenir sur la conception d’ensemble du front uni chez Mao Zedong.
Durant la guerre de défense nationale, la conception maoïste du front uni avec le Guomindang s’articule au tour de deux pôles : offrir l’union la plus large contre l’occupation impérialiste en acceptant pour ce faire de modérer considérablement le programme du parti ; gagner la direction de la résistance nationale en préservant l’indépendance et en renforçant les forces communistes, maintenant pour ce faire une action démocratique concrète (politique et sociale) suffisante pour assurer sa base de masse. L’armée révolutionnaire constitue le pivot de cette politique ; sans elle, le PCC n’aurait jamais pu gérer comme il l’a fait les aspects contradictoires de son orientation.
La politique d’alliance large n’exclut pas la lutte, au contraire elle l’intègre comme un de ses fondements. L’alliance avec le Guomindang implique dans la conception maoïste un conflit de direction, de ligne. Le mot d’ordre “Unité et Lutte” est opposé aux tenants de l’Unité ou de la Lutte seules. La politique d’alliance est évolutive. La guerre civile se résorbe un temps au sein du front uni et laisse place à un combat d’influence au sein du mouvement national ; ce combat s’aiguise jusqu’à déboucher sur une nouvelle guerre civile. Le front uni est alors retourné contre le Guomindang.
Dans sa formulation la plus générale, la politique d’alliance maoïste vise à unifier et élargir le camp sous direction révolutionnaire, à diviser et réduire le camp sous direction contre-révolutionnaire. Elle opère sur le plan politique et social. Elle poursuit conjointement des objectifs à court et long terme [44]. On peut tenter de la résumer en ces termes : assurer la direction du parti (au nom du prolétariat), consolider l’alliance de base (ouvrière et paysanne), rallier les forces intermédiaires (représentant notamment les couches moyennes), neutraliser les éléments hésitants, diviser les rangs adverses, isoler l’ennemi le plus dangereux du moment, concentrer contre lui les coups, adapter la tactique à chaque étape de la lutte de façon à éliminer une par une les forces de la contre-révolution, s’assurer ainsi de la victoire finale.
Ces objectifs ne sont pas particulièrement originaux. Mais ils sont systématisés et adaptés au cadre de la guerre prolongée chinoise. La politique de front uni de Mao va se heurter à des difficultés particulières et accuser des traits propres.
La capacité d’adaptation
La politique de front uni doit s’incarner dans la réalité locale. Or, elle tend à répondre à des exigences à la fois complémentaires et partiellement contradictoires, ce qui exige de très grandes qualités de la part de ceux qui doivent la mettre en pratique.
Il suffit, pour prendre la mesure du problème, de lire la passionnante étude de William Hinton, Fanshen, sur les heurs et malheurs du travail communiste dans un village du Nord de la Chine, durant la Troisième Guerre civile [45]. Le pays est très pauvre. Les premières mesures de réforme agraire ne suffisent pas à satisfaire les paysans les plus démunis. Radicaliser encore la politique de redistribution, pour répondre à leurs besoins réels, c’est s’attaquer aux paysans moyens et risquer de faire basculer une partie significative du village du côté de la contre-révolution. Le PC doit à la fois consolider sa base sociale et éviter de redonner, dans le village, une base politique au Guomindang. Il n’y a pas de solution universelle à un tel dilemme. La réponse ne peut qu’être concrète.
Une autre étude, d’Elizabeth Perry [46], montre le caractère fluctuant des alliances nouées entre les communistes chinois et les associations traditionnelles de paysans dans la région septentrionale d’Hua-pei, connue pour ses révoltes paysannes et pour le mouvement des Piques rouges, importante société secrète qui a soulevé l’enthousiasme d’un Li Lisan comme d’un Chen Duxiu [47].
La réalité s’avère, à l’expérience, plus complexe que l’idée que les communistes s’en faisaient. Divers mouvements de dissidence populaire existent dans la région, bandits sociaux recrutant des paysans déracinés telle la Société de l’Œuf pelé, qui peuvent s’opposer aux Piques rouges. Mouvement de défense villageois, les Piques rouges sont aussi contrôlées par les notables, la gentry. Les communistes se trouvent confrontés à la complexité des rapports villageois où le lien de clan, la protection collective contre la menace extérieure, créent des solidarités interclassistes qu’il est difficile de rompre en dehors de périodes exceptionnelles [48].
Des cadres comme Chen Yi, Lui Shaoqi, Peng De huai sont mis à contribution à l’occasion d’un intéressant débat. Finalement, la politique fluctue en fonction des périodes, l’alliance avec la Société de l’Œuf pelé laissant place, par exemple, durant la résistance antijaponaise, à une nouvelle politique de “réorganisation” des Piques rouges. Là encore, il n’y avait d’autre réponse que concrète et évolutive.
Le travail d’alliance et de front uni présente de multiples facettes et doit s’adapter à des milieux variés, des circonstances changeantes. Le rôle des cadres locaux est tout aussi important que celui de la direction centrale. La “ligne de masse” maoïste prend d’ailleurs ce problème en compte, prônant la “centralisation idéologique”, relevant de la responsabilité nationale, et la “décentralisation opérationnelle”, relevant de la responsabilité des cadres de terrain.
La base sociale de la résistance et le danger droitier
Mao note en 1948 que « l’histoire de notre parti montre que des déviations de droite risquaient de se produire lorsque notre parti formait un front uni avec le Guomindang, et que des déviations “de gauche“ risquaient d’apparaître lorsqu’il y avait rupture entre notre parti et le Guomindang » [49]. Durant la guerre sino-japonaise, ce danger de droite ne se manifeste pas seulement quant au degré et à la forme du front uni avec le Guomindang, mais aussi sur le terrain social, dans la base même du PC.
Pour préserver l’alliance offerte aux “propriétaires fonciers patriotes”, le Parti communiste suspend sa politique de distribution de la terre. Dans une résolution du 28 janvier 1942, la direction précise les mesures à prendre dans les bases situées sur les arrières japonais : la réduction du taux de location de la terre et du taux d’intérêt de l’argent d’un coté (mesure favorable aux paysans), de l’autre, la garantie du paiement de ces taux (mesure de protection à l’égard des propriétaires). Elle s’inquiète des erreurs gauchistes et, surtout, des déviations de droite. Elle résume les trois principes de l’orientation du moment : les paysans forment la « force de base » de la résistance antijaponaise, or, sans la réduction des taux, elle ne pourra être mobilisée durablement ; les droits des propriétaires patriotiques et de la gentry éclairée doivent être reconnus au nom du front uni antijaponais ; la paysannerie riche et la bourgeoisie agraire constituent une « force indispensable dans la guerre » comme pour l’économie, car « le mode de production capitaliste est la méthode la plus progressiste dans la Chine d’aujourd’hui » [50].
La suspension de la politique de distribution des terres n’a pas été sans poser de graves problèmes. Jack Belden note, dans son très intéressant reportage, La Chine ébranle le monde, que « cette guerre nationale était révolutionnaire en elle-même et agitait souvent les esprits davantage et plus rapidement que n’eut pu le faire la réforme agraire. […] Néanmoins, le programme communiste attira l’hostilité de paysans pauvres, de tenanciers [louant la terre] et d’ouvriers, D’amères expériences avaient appris au paysan à se méfier de tout intellectuel venant au village avec de belles promesses. Ce n’est que lorsqu’on lui donnait la terre que le paysan prenait la chose au sérieux. Quand les communistes renoncèrent à la confiscation de la terre et annoncèrent aux tenanciers et aux cultivateurs qu’ils devaient oublier les grands propriétaires et combattre les Japonais, ces hommes dépossédés ne virent derrière ces belles promesses que l’ancienne duperie. ‘Fang ku o pi’ (‘il souffle un vent de chien’), murmuraient-ils tout bas et passaient leur chemin ».
« Aux yeux de tous, cela assimilait les communistes au Guomindang » dont le programme défendait aussi, officiellement, la baisse du loyer de la terre. « La différence cependant, entre le fonctionnaire Guomindang et le cadre communiste était que le cadre, lui, essayait de faire respecter la loi sur la réduction des baux. Quand le paysan s’en aperçut, il s’arrêta pour écouter. Il voyait devant lui un officiel d’un type différent » [51].
Même modéré, le programme du Parti communiste porte en effet sur des questions très importantes pour le paysan comme le coût de la terre et le problème crucial de l’usure, de l’endettement. Il s’inscrit dans une politique de mobilisation socio-économique active qui vise à assurer la production de guerre et à modifier les comportements sociaux, les rapports de pouvoir au sein du village : taxation des riches ; saisie des terres des collaborateurs ; développement d’une industrie rurale, des équipes d’entraide, de coopératives, des Associations paysannes ; campagnes d’éducation ; établissement d’une administration sous contrôle communiste [52]... Le nationalisme seul n’explique pas, tant s’en faut, le soutien que la paysannerie apporte au PCC [53].
Le parti devait, durant la guerre sino-japonaise, élargir le mouvement de résistance et pour cela faire des concessions, et mobiliser les masses en répondant à leurs besoins. Il devait combiner dans une même orientation des éléments partiellement contradictoires. Le dangereux fossé existant entre ses positions “diplomatiques” (de tonalité très “unanimiste”) et sa politique réelle (renforcer sa direction propre) a dû, dans ces conditions, nourrir les pressions droitières.
La leçon de la résistance chinoise à l’occupation japonaise est néanmoins claire. Son efficacité – comme la continuité du combat révolutionnaire – a tenu à la mobilisation de masse et à la capacité du PCC de l’organiser. Sans la mise en œuvre de la réduction du loyer de la terre et de l’argent, la guerre de défense nationale n’aurait pu rester une guerre populaire. Sans la relance ultérieure de la réforme agraire, on le verra, les forces accumulées de 1937 à 1938 n’auraient pu être réinvesties dans la lutte révolutionnaire de pouvoir. Si l’armée révolutionnaire constitue le pivot de la politique de front uni avec le Guomindang, le travail de masse est le pivot de la politique d’alliance sociale.
L’alliance sociale fondamentale des classes populaires forme le socle permanent d’une politique de front uni révolutionnaire. Les alliances politiques larges jouent souvent un rôle très important, mais doivent s’inscrire dans le cadre durable des alliances stratégiques.
La conception du pouvoir dans le front uni et le danger sectaire
Malgré ce qui vient d’être étudié et à l’encontre de certaines idées reçues, je pense que le principal danger inhérent aux conceptions maoïstes du front uni n’est pas d’ordre opportuniste, mais d’ordre sectaire [54].
La conception maoïste des alliances peut se représenter graphiquement à l’aide d’une série de cercles concentriques (voir le schéma ci-dessous). Au centre, le parti communiste. Un premier cercle concentrique représente l’alliance de base ou l’alliance de classe fondamentale ; un deuxième l’alliance large (nationale ou antifasciste) conflictuelle ; un troisième, les forces ennemies que l’on cherche à isoler. Ce schéma peut à volonté se compliquer de cercles concentriques intermédiaires.
Représentation de la conception du front uni du PCC comme composante de sa théorie des contradictions.
« Le chiffre 1 indique la frontière de l’alliance fondamentale ouvrière et paysanne, dirigée par le PCC ; le 2 indique la frontière extérieure du “peuple”, c’est-à-dire la limite extérieure du front uni et la limite au sein de laquelle les contradictions sont non-antagoniques. Les flèches indiquent les pressions et influences agissant sur le groupe intermédiaire ; noter que le groupe intermédiaire peut soit rester du côté du “peuple”, soit passer à “l’ennemi”. L’identité de ceux qui composent les deux anneaux extérieurs (intermédiaire et ennemi) change selon les circonstances ; toutes les parties de cette structure sont toujours présentes ; l’ennemi ne doit pas englober plus de 10% de la population, de préférence, moins. » (Lyman P. Van Slyke, Enemies and Friends : The United Front in Chinese Communist History, Stanford, California, Stanford University Press, 1967, p.250.)
Cette démarche de base est étrangère à une conception des alliances où le PC occuperait une place subordonnée. Elle place au centre du front uni le parti, son action dirigeante, ses mécanismes de contrôle. Elle peut par contre nourrir des conceptions sectaires et manipulatoires, à caractère gauchiste.
La théorie maoïste du front uni implique un présupposé selon lequel il n’y a et il n’y aura qu’un seul parti “prolétarien” digne de ce nom, dans un pays donné. Le schéma “concentrique” ne laisse en effet aucune place à un second parti révolutionnaire. Les autres forces politiques doivent représenter des couches sociales intermédiaires (petites bourgeoises... ) ou ennemies. Elles sont placées dans un rapport de subordination ou d’antagonisme.
Cette conception est de fait partagée à l’époque par de nombreux courants communistes (et non seulement par le courant stalinien). Le pluralisme marxiste n’est alors qu’une réalité très marginale, représentée par exemple par le courant trotskyste qu’il est facile d’ignorer, de décrier ou de réprimer. Depuis, les choses ont bien changé. Le mouvement communiste international est durablement divisé. Dans la plupart des pays, plusieurs organisations révolutionnaires coexistent et l’unité entre elles, sur le plan national comme international, est devenue un problème de prime importance [55]. La conception “cercles concentriques” du front uni ne permet pas de l’aborder, car il suppose, pour être résolu, de reconnaître l’existence de plusieurs organisations qui peuvent se réclamer de la classe ouvrière, de la paysannerie pauvre, de la révolution.
La division du mouvement communiste a été aggravée par le stalinisme soviétique, mais elle exprime aussi des facteurs plus profonds : l’hétérogénéité des classes sociales et des expériences nationales, la complexité du processus de clarification politique au sein de l’avant-garde politique (confrontation entre théorie et expérience), le poids d’une histoire déjà longue du socialisme... Le pluralisme marxiste est une donnée politique majeure. Pour ne pas provoquer la fragmentation nationale et internationale des forces révolutionnaires, elle doit être consciemment intégrée à une conception contemporaine du front uni ; cela exige un dépassement de la tradition maoïste (et de bien d’autres).
Plus profondément, le schéma “concentrique” du front uni fait du parti le véritable centre de pouvoir politique et social. Le système administratif des “Trois Tiers“ [56] mis en vigueur durant la guerre sino-japonaise a permis au PCC d’associer les représentants des “organisations de salut national” à la gestion des affaires et de neutraliser des adversaires potentiels. Il n’avait pas pour fonction de partager le pouvoir de décision réel. Il y a un lien évident entre cette conception du front uni dans la société et la position que le PCC occupera dans l’Etat au lendemain de la victoire [57].
Le travail urbain
Durant la guerre sino-japonaise, le PCC déploie un important travail urbain. La direction maoïste prend progressivement le contrôle d’un secteur d’activité où l’on trouvait beaucoup de responsables appartenant à la fraction Wang Ming. Elle assigne certains de ses principaux cadres au travail en zone blanche, qu’il soit public (à Chungqing, avec Zhou Enlai) ou, plus généralement, clandestin (avec Liu Shaoqi). Ce travail se poursuit dans le cadre de la politique de front uni. Il permet au PCC de toucher l’opinion nationale urbaine, de mener et souvent de gagner la bataille de propagande contre le Guomindang. Au fil des années, le PCC renoue une alliance avec les milieux étudiants, les intellectuels, des secteurs de la petite bourgeoisie. En 1938, l’autorité du régime Tchiang était à son zénith. Dès 1939, avec l’avance des troupes japonaise, elle décline. Peu à peu, le PCC s’impose comme le parti de la résistance nationale. Son audience croit dans les universités ; des étudiants rejoignent en grand nombre Yan’an. La bataille politique engagée dans les villes porte aussi des fruits plus tardifs, mais décisifs. L’épreuve de force de 1946-1949 ne sera, en effet, pas seulement militaire et rurale. Elle sera aussi politique et urbaine : le PCC, après les années de guerre, apparaît comme une alternative quand le régime Tchiang, miné par son incurie, perd sa propre base sociale.
Le travail urbain joue un rôle plus important que ne le laisse croire le caractère militaire du conflit chinois. Le PCC l’a poursuivi dans des conditions fort difficiles et ce n’est pas le moindre de ses succès. Pourtant, la réorganisation du travail communiste dans les entreprises ne suit pas, ce qui donne au front urbain, un front “politique’, un caractère essentiellement “démocratique” : la continuité de la mobilisation de classe ne s’affirme pas de la même façon que dans les campagnes.
L’alliance avec les “forces intermédiaires” (intellectuels, étudiants, éléments démocratiques et nationalistes) se réalise dans des conditions de guerre, de répression, de clandestinité. Le secret favorise la manipulation que conforte à son tour la conception “concentrique” du front uni. C’est un rapport instrumental qui se constitue ainsi entre le parti qui dirigera demain l’Etat et ses alliés du moment. Or, le rôle de ces forces “intermédiaires” ne s’épuise pas avec la victoire. Ils ont leur place dans la reconstruction de la société. Après 1949, ce rapport instrumental, manipulatoire, nourrit une amertume, une dissidence chronique qui s’expriment brutalement en 1956, au moment de la campagne des Cent Fleurs. L’instrumentalisation des milieux intellectuels, payante à court terme, prépare, à plus long terme, une crise très difficile à surmonter.
Une négation radicale de la théorie du “bloc des quatre classes”
La tradition stalinienne a figé dans une formule rigide la politique de front que doivent suivre les partis communistes des pays dépendants durant toute la période de révolution démocratique : le “bloc des quatre classes” comprenant le prolétariat, la paysannerie, la petite bourgeoisie urbaine et la bourgeoisie nationale. Le PCC a utilisé plus d’une fois cette formule. L’expérience chinoise du front uni antijaponais dément pourtant radicalement la pertinence de cette théorie, ce que confirme l’analyse maoïste elle-même.
La période de révolution démocratique (avant la prise du pouvoir de 1949) a connu la guerre civile et non seulement une alliance avec le Guomindang. Elle n’a jamais donné naissance à un rapport harmonieux entre les deux partis, ni même à une organisation stable de front uni, tellement les tensions étaient fortes. Durant la guerre sino-japonaise, le PCC à ouvert sa politique d’alliance à des secteurs qui ne rentrent dans aucune des catégories du “bloc des 4 classes” et qui, toutes, se retrouvent au sein du Guomindang : la propriété foncière (qualifiée de féodale ou semi-féodale), la bourgeoisie compradore et “bureaucratique”. Les grandes familles qui dirigent le parti de Tchiang Kaï-chek (déjà bien différent de celui de Sun Yatsen) ne méritent en rien la dénomination de “bourgeoisie nationale”. Elles sont liées à l’impérialisme (américain ou britannique quand ce n’est pas japonais) est forment précisément ce que les maoïstes qualifient, à raison, de bourgeoisie bureaucratique ; elle utilise systématiquement son contrôle sur l’appareil d’Etat à des fins de pouvoir économique et d’enrichissement.
Il n’est pas besoin de peindre le Guomindang aux couleurs nationalistes pour justifier le front uni. L’alliance s’impose non pour des raisons structurelles, mais pour des raisons politiques (l’invasion du pays), c’est pour cela qu’elle est si instable et conflictuelle, que les contradictions de classe émergent si souvent au sein de la guerre de défense nationale, que la défaite nippone annonce la relance de la guerre civile.
Mao Zedong ne dit rien d’autre dans son entretien de 1956. « Parmi les compradors, les uns émient pro-britanniques, d’autres, pro-américain et d’autres encore, projaponais. Durant la Guerre de résistance contre le Japon nous avons précisément tiré profit des contradictions entre la Grande-Bretagne et les Etats Unis d’une part, et le Japon de l’autre, pour abattre d’abord les agresseurs japonais ainsi que le groupe de comprador qui en dépendait. Puis, nous avons engagé la lutte contre les forces d’agression américaines et britanniques et renversé les groupes compradors pro-américains et probritanniques ».
Quant à la bourgeoisie nationale, Mao note qu’elle « est pour nous un adversaire. (...) Celle-ci est en opposition aussi bien avec la classe ouvrière qu’avec l’impérialisme. (…) Nous devons nous efforcer de rallier à nous la bourgeoisie nationale pour lutter contre l’impérialisme. Cependant, intimement liée à la classe des propriétaires fonciers, elle ne s’intéresse pas à la lutte contre le féodalisme. Qui plus est, elle opprime les ouvriers. C’est pourquoi nous devons lutter contre elle. Mais pour l’amener à s’opposer avec nous à l’impérialisme, nous devons imposer à cette lutte certaines limites (...). En d’autres termes, quand nous engageons une lutte, nous devons le faire pour des raisons valables, être sûr de vaincre et user de modération après avoir remporté une certaine victoire (...) A l’égard de la bourgeoisie nationale, il convient d’appliquer une politique “et d’union et de lutte“ » [58].
Le concept même de bourgeoisie nationale me semble, surtout dans les pays dépendants d’aujourd’hui, sujet à discussion. L’interpénétration des divers secteurs économiques laisse peu de place à une telle catégorie qui suppose une indépendance structurelle à l’égard du marché impérialiste. Même dans la Chine des années trente et quarante, la bourgeoisie nationale n’apparaît pas comme une force politique définie, dynamique et indépendante. Il vaut mieux, je crois, parler de moyenne bourgeoisie qui peut avoir des liens avec le marché impérialiste comme avec la propriété foncière, mais qui, du fait de sa faiblesse économique, peut composer plus durablement avec la révolution [59] que la grande bourgeoisie, bastion contre-révolutionnaire.
L’expérience chinoise de front uni est intéressante. Elle permet de distinguer les alliances sociales fondamentales pour la lutte révolutionnaire d’ensemble, des alliances politiques temporaires et conflictuelles. Elle met en lumière la force, mais aussi les limites et les dangers de la conception maoïste. En ce domaine comme dans les autres, la mise en garde de Mao à ses interlocuteurs latino-américains ne doit pas être oubliée : « L’expérience chinoise, qui consiste à établir des bases d’appui rurales et à encercler les villes à partir de la campagne pour s’emparer finalement des villes, n’est pas forcément valable pour nombre de vos pays, mais elle peut vous servir de référence. Gardez-vous bien, je me permets de vous le conseiller, de la transplanter telle quelle. Toute expérience de l’étranger ne peut être prise que comme référence et non comme un dogme. Il faut donc unir la vérité universelle du marxisme-léninisme avec les conditions concrètes de chaque pays » [60].
Extraits de la seconde partie du chapitre 5 (ESSF article 24549), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 6 – Retour sur la conception du front uni dans la stratégie maoïste
Pierre Rousset