- La Russie, rempart contre (…)
- Ni putsch ni coup d’État
- Une extrême droite russophile
- Place à la politique et (…)
- Pravy Sektor, une fabrication
- « Guerre contre son propre (…)
- Lourdement armés
- Mini-coups d’État
- Un soutien populaire difficile
- Ouvriers hostiles à Kiev
- Ethniquement russe
- La famille, la nation, le (…)
Dans chaque guerre, un des fronts est celui de l’information et de la désinformation. Dans la crise que vit l’Ukraine actuellement, il y a un discours de l’État russe, exprimé par le ministère des Affaires étrangères, relayé par le monde politique, diffusé par des médias qui sont de plus en plus aux ordres de l’État, ainsi que par les milices pro-russes de l’est de l’Ukraine. Son but est de délégitimer le gouvernement et l’État ukrainiens, et de légitimer l’ingérence russe dans les affaires du pays. Ce discours a un impact sur des secteurs importants des populations de l’est, méfiants à l’égard de Kiev et influencés par les médias russes. Il rencontre parfois même un certain écho dans les médias occidentaux et, ce qui est beaucoup plus grave, dans une partie de la gauche en Europe. Il semble important de contester la version russe des événements en Ukraine.
Résumons cette vision des événements. Victor Ianoukovytch était/est le président légitime de l’Ukraine. Le mouvement de masse qui l’a renversé est réduit à des groupes manipulés et financés (le chiffre de 5 milliards de dollars est avancé) par l’Occident. Qui plus est, ces groupes étaient et sont toujours fascistes, néonazis, antisémites. Le renversement de Ianoukovytch relevait d’un coup d’État. Le gouvernement ukrainien actuel, caractérisé comme une junte fasciste/nazie, est non-élu, illégitime et le produit de ce coup d’État.
Les forces armées ukrainiennes mènent dans l’est du pays une guerre contre leur propre peuple. La Russie est, comme il y a 70 ans, un barrage contre le fascisme. Le but de la Russie est de combattre le fascisme et de favoriser une solution par la négociation, en protégeant les populations russophones supposées être discriminées.
Ce discours est globalement faux. Il ne sert qu’à déstabiliser et affaiblir le gouvernement ukrainien pour maximiser l’influence russe sur le pays. Le discours, arme de l’État, est bien sûr modulable : il peut être durci ou adouci suivant les circonstances. Il convient de le décortiquer pour le combattre.
La Russie, rempart contre le fascisme ?
Moscou propose un dialogue d’égal à égal entre le gouvernement et les insurgés de l’est, avec comme préalable l’arrêt des opérations de l’armée ukrainienne. De son côté, le gouvernement ukrainien sera prêt à arrêter les opérations à condition que les rebelles se désarment et quittent les lieux qu’ils occupent. La différence entre les deux démarches est de taille. Car toute négociation est menée sur fond des rapports de forces, et ils ne seront pas les mêmes dans les deux cas.
Moscou veut une Ukraine fédérale. Mais les mots comme fédéral, fédéralisme, fédéralisation peuvent signifier des choses différentes. Les partisans d’une centralisation accrue de l’Union européenne se font appeler fédéralistes. Et puis des pays dits fédéraux recouvrent des réalités tout à fait différentes – États-Unis, Allemagne, Russie, ex-Yougoslavie, URSS… Dans le cas ukrainien, ce que veut le gouvernement russe est une forme de fédéralisation / confédéralisation très poussée, avec le droit pour les régions de mener leur propre politique économique et de conclure des accords internationaux. Il veut en effet démembrer le pays pour pouvoir se tailler une sphère d’influence à l’est, et en même temps affaiblir le pouvoir central.
Nous allons considérer :
– la version russe des événements ;
– la réalité des insurgés à l’Est ;
– la prétention de la Russie d’être un bastion contre le fascisme ;
– les liens de Moscou avec l’extrême droite en Europe.
Commençons par la moindre des choses. Le gouvernement actuel de Kiev est décrit comme étant « non-élu » et illégitime. Mais qui élit un gouvernement ? Pas les citoyens directement, mais le Parlement, lequel est élu par les citoyens. Après la fuite de Ianoukovytch, le Parlement ukrainien a nommé un président par intérim et un gouvernement. Ce Parlement avait été élu en 2012 : il est donc aussi « légitime » que le président déchu, qui avait été élu en 2010. En attendant de nouvelles élections, ce Parlement est la seule instance légitime, car issue du suffrage universel, au niveau national.
Le Parlement élu en 2012 avait 450 membres, dont 33 étaient absents le jour de la nomination du gouvernement, le 27 février ; un certain nombre d’entre eux étaient sans doute en fuite avec Ianoukovytch. La nomination d’Arseni Iatseniouk comme Premier ministre a obtenu 371 voix, la composition du gouvernement 331. Ni putsch ni coup d’État, donc, et le vote n’a pas eu lieu sous la menace d’hommes armés, contrairement à ce qui s’est passé le lendemain en Crimée. En revanche, la composition du gouvernement avait été soumise la veille à l’approbation de l’assemblée sur le Maïdan. La même assemblée qui avait rejeté au soir du 21 février le misérable « compromis » négocié et imposé par les ministres des affaires étrangères occidentaux, et qui aurait laissé Ianoukovytch au pouvoir jusqu’en décembre ; c’est ce rejet qui a précipité la fuite de celui-ci dans la nuit qui suivit.
Ni putsch ni coup d’État
Constater ces faits n’implique évidemment aucune approbation du gouvernement actuel, ni de sa politique. Comme l’écrit un militant de la gauche ukrainienne, Zakhar Popovytch, « Nous n’avons jamais soutenu ce gouvernement. Nous pouvons le supporter temporairement, mais pas le soutenir » (1). Il s’agit simplement de ne pas tomber dans le panier de ceux qui veulent à tout prix délégitimer le gouvernement, sans d’ailleurs proposer une alternative, dans le seul but de déstabiliser le pays. Cela n’implique pas non plus de banaliser la présence de ministres d’extrême droite, simplement de la mettre en perspective.
Ensuite, il y aurait à Kiev un « gouvernement/junte fasciste » (ou parfois nazi). Passons sur le terme « junte » qui est simplement utilisé pour faire plus sinistre et pour mieux coller au concept de « coup d’État ». Le parti qui domine très largement ce gouvernement est Batkivshchina, le parti de Ioulia Timochenko. Un parti qu’on peut caractériser comme étant de droite, nationaliste, libéral, mais ni fasciste ni nazi. Reste le parti Svoboda. Qu’on peut certainement caractériser comme parti fasciste, en attendant une analyse plus fine. Quel est le rôle de Svoboda dans le gouvernement ? Il a l’un des trois vice-premiers ministres et dirige deux ministères, ceux de l’Ecologie et de l’Agriculture. En plus, le Procureur général par intérim est un membre de Svoboda.
Le poids de l’extrême droite est moins lourd qu’en Autriche en 2000, où le FPÖ avait la Justice, les Finances et la Défense. La présence de Svoboda au gouvernement est une réalité qu’il faut constater, mais sans l’exagérer (2). L’influence de l’extrême droite est nuisible et doit être combattue, mais c’est au peuple ukrainien de le faire. Sans recevoir de leçons d’une gauche occidentale dont la vision de la réalité ukrainienne est parfois superficielle et caricaturale. Et surtout pas avec « l’aide » de la Russie.
Une extrême droite russophile
La réalité est que ce gouvernement est néolibéral, largement composé de vieux routiers de la classe politique, fortement lié aux oligarques. Et qu’il est prêt à appliquer tout ce qu’on (le FMI, l’Union européenne) lui demande en matière de mesures d’austérité et de réformes structurelles. C’est à partir de cette réalité qu’il doit être combattu, pas en se lançant contre les moulins d’une soi-disant junte fasciste. Or, il ne manque pas de méfiance à l’égard de ce gouvernement parmi ceux qui ont fait le mouvement qu’on appelle maintenant Maïdan. Quand un journaliste du « Financial Times » demandait récemment pourquoi les Maïdan étaient encore là, il a reçu la réponse : « Pour s’assurer que le nouveau gouvernement ne vole pas l’argent qui vient du FMI ». Ce que le journaliste trouvait « assez raisonnable ». C’est un sentiment qui pourrait être partagé par ceux de l’est qui ont été majoritairement – mais pas unanimement – extérieurs à ce mouvement.
Car eux aussi sont contre la corruption et le régime des oligarques. Seulement, pour les partisans d’une Ukraine unie, il est difficile de se mobiliser contre le seul gouvernement qui existe quand le pays est confronté au danger d’une intervention russe et à la réalité des agissements des milices paramilitaires à l’est. Et pour les populations de l’est, il est aussi difficile de se mobiliser, prises entre les milices et la campagne « antiterroriste » du gouvernement. C’est une des raisons pour lesquelles il faut démilitariser le conflit, laisser le champ libre à l’action politique, syndicale, associative. Une deuxième raison est qu’un tel conflit civil, au-delà des victimes immédiates, laisse toujours des traces longtemps après.
Place à la politique et aux travailleurs !
On entend aussi que le pays en général, et Kiev en particulier, serait sous le règne d’une terreur fasciste, nazi, antisémite. Pourtant, les premiers à réfuter cette caricature sont les organisations juives. Elles sont si nombreuses qu’il devient fastidieux de les énumérer, la dernière déclaration datant du 16 mai. La réaction de l’oligarque juif et gouverneur de Dnipropetrovsk, Ihor Kolomoïsky, fut assez succincte : « It’s bullshit » (« C’est des conneries »). Et puis, il y a plein de témoignages de ceux et celles qui ont été à Kiev. Dont, notamment, Nadia Tolokonnikova des Pussy Riot (3).
Evidemment qu’il y a de l’antisémitisme en Ukraine. Il y en a partout en Europe. Evidemment qu’il y a des actes antisémites en Ukraine. Mais pas plus que les actes racistes et antisémites en Russie, et avec beaucoup moins de morts (4).
Un rôle de choix dans cette supposée vague d’antisémitisme est attribué au Pravy Sektor (Secteur de droite), qui est par ailleurs rendu responsable par les médias russes de tout méfait en Ukraine, à tel point que s’il n’existait pas (5) il faudrait bien l’inventer. Comme l’a demandé l’écrivain russe Dimitri Glukovsky, « Qui a transformé le “Secteur de droite” d’une bande de désaxés de la rue, qui n’avait même pas un vrai nom auparavant, en force centrale du nationalisme ukrainien ? ». C’est surtout le gouvernement et les médias russes. Comme le dit Zakhar Popovytch, « Le Pravy Sektor est un parti très petit qui existe principalement sur des chaînes de télé russes ». Pour chiffrer, pour le mois d’avril, le Secteur de droite a été cité dans les médias russes 18 895 fois, presque autant que la Russie unie, le parti de Poutine (19 050 fois), et presque quatre fois plus que Batkivshchina, le parti qui dirige le gouvernement à Kiev. Svoboda n’arrive même pas dans les sept premiers, donc avec moins de 2 700 mentions. Etrange pour la composante vraiment fasciste d’un gouvernement qui est censé l’être.
Pravy Sektor, une fabrication ?
Au-delà de sa taille, quel est le caractère du Secteur de droite ? Presque inconnu jusque-là, il est monté en première ligne à partir de la mi-janvier, quand le régime a fait le choix de la répression et que la question de l’autodéfense du Maïdan est devenue centrale. Il semble pourtant qu’il y a de nombreuses zones d’ombre concernant ses liens avec le régime Ianoukovytch, y compris dans les derniers jours avant sa chute. Il n’est pas impossible que le régime ait essayé d’utiliser ses membres comme provocateurs, mais qu’ils s’en soient affranchis. Aujourd’hui, ils sont censés être partout, sans qu’on puisse toujours faire la différence entre leurs agissements réels et leur utilité comme épouvantail. Le Secteur de droite est habituellement décrit comme étant néonazi.
À l’origine, il s’agissait d’une fédération dont la colonne vertébrale était l’Organisation panukrainienne Tryzub, dont le dirigeant est Dmytro Yaroch. Parmi ceux qui s’y sont agrégés, il y avait en effet quelques groupuscules néonazis. Maintenant que le Secteur de droite est devenu un parti, la situation n’est pas claire. Mais il semble bien que Yaroch et Tryzub sont avant tout des nationalistes de la tendance la plus dure, tout à fait prêts à utiliser la violence dans la poursuite de leur révolution nationale. Mais pas forcément néonazi ou antisémite.
On a entendu Lavrov, ministre des affaires étrangères russe, expliquer qu’il n’est pas normal de tenir des élections avec des combats qui se déroulent dans l’est. Certes, on peut douter de l’efficacité du déploiement de l’armée contre les milices pro-russes, déploiement qui peut aliéner davantage les populations dans les zones de combats. Il s’agit quand même d’une réponse à des actions armées qui ont été soutenues et encouragées par le gouvernement auquel Lavrov appartient. En appelant l’Ukraine à retirer ses forces armées de l’Est, le Russie insiste beaucoup sur la notion de « guerre contre son propre peuple ». On aurait donc l’impression que les forces ukrainiennes tirent contre des civils.
« Guerre contre son propre peuple »
Il y a en effet eu quelques morts parmi les civils. Mais on ne peut pas qualifier de civils des hommes en treillis militaire armés de Kalachnikov, de lance-roquettes et d’armes lourdes. Un des problèmes pour les forces ukrainiennes est précisément qu’elles essaient d’éviter au maximum des victimes civiles. Si elles n’avaient pas cette contrainte, elles auraient déjà pris Slaviansk, mais en faisant beaucoup de pertes parmi la population. De la même façon que les Russes quand ils ont pris Grozny.
Qu’est-ce qui se passe à l’est ? D’après le gouvernement, il s’agit d’actions de terroristes et de séparatistes. Le gouvernement russe les caractérise comme fédéralistes, et les prises de bâtiments comme étant le fait de simples citoyens qui refusent l’autorité d’un gouvernement de Kiev qu’ils jugent illégitime.
Parmi les insurgés, il y a un noyau dur, qu’il n’est pas faux de caractériser comme terroriste, de nationalistes russes – qu’ils soient de nationalité russe ou ukrainienne – qui sont partisans du rattachement de ces régions à la Russie. Ce sont eux qui mènent la danse. Là-dedans il y a des gens qui sont venus de Russie. On peut spéculer sur leur statut exact ; il y a certainement des agents des services russes, mais aussi des ex-militaires francs-tireurs et des mercenaires. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une aide de la Russie. Financière sans doute, mais aussi militaire. On ne trouve pas d’armes lourdes dans les caves des commissariats occupés. Et ceux qui descendent des hélicoptères avec des missiles sont des professionnels. Il ne faut d’ailleurs pas un grand nombre d’agents russes : un certain nombre pour encadrer, des saboteurs, des provocateurs.
Lourdement armés
Au-delà du noyau dur, la plupart des miliciens sont des hommes de la région, souvent avec une certaine expérience militaire. Et puis il y a la partie de la population qui les soutient, ou qui a pour le moins de la sympathie pour eux. Les assimiler aux terroristes et décrire l’intervention de l’armée comme « Opération antiterroriste » est pour le moins une maladresse.
La façon d’agir des milices paramilitaires semble très bien planifiée. Ils commencent, au moins dans les villes importantes, par ce qu’il faut bien appeler des actions de commando, des prises de mairies, de sièges régionaux, de commissariats, menées d’une manière très professionnelle. Une fois installés, ils s’autoproclament maires et gouverneurs « populaires ». Ensuite, là où il y a des émetteurs de télévision, ils cherchent à les prendre. S’ils réussissent, ils coupent tout de suite les chaînes ukrainiennes et branchent celles de la Russie, comme ce fut déjà le cas en Crimée. Ensuite, ils mènent une campagne d’intimidations, d’enlèvements, de tortures et d’assassinats dont les cibles sont les partisans d’une Ukraine unifiée, mais aussi des journalistes, de là-bas ou d’ailleurs, qui n’acceptent pas de censurer leurs reportages.
Un de leurs derniers faits d’armes était d’interpeller devant ses élèves et d’emmener menottée une directrice d’école qui avait refusé que son établissement soit utilisé pour leur référendum du 11 mai. Ils s’en sont pris aux fonctionnaires chargés d’organiser les élections du 25 mai, avec violences, menaces, saisies des listes électorales et de bulletins de vote. Les méthodes utilisées sont les mêmes partout – pour l’instant, après la Crimée, dans les oblasts de Donetsk et Lougansk. Ils aimeraient bien étendre leurs actions aux autres régions du sud et de l’est, mais ils y rencontrent davantage de résistance.
Mini-coups d’État
La propagande russe parle de coup d’État à Kiev. Mais ce que nous venons de décrire, c’est le déroulement de mini-coups d’État, ville par ville. Écoutons encore Zakhar Popovytch : « La junte n’est pas à Kiev, mais à Slaviansk. À Kiev, vous pouvez facilement manifester avec des drapeaux rouges et diffuser toutes sortes de tracts. Ceci a été montré clairement à l’occasion des manifestations du 1er mai. Toutes les libertés libérales existent à Kiev, mais pas dans la République populaire de Donetsk ». À Donetsk, le 28 avril, un millier de manifestants défilaient pour l’unité de l’Ukraine, pacifiquement, sans service d’ordre (ce qui était, par ailleurs, imprudent). Ils ont été attaqués et battus à terre par 300 miliciens armés de matraques et de barres de fer.
Ces méthodes rappellent celles des milices, serbes surtout, qui se formaient au début des années 1990 en Yougoslavie. Ou celles des milices protestantes en Irlande du Nord. Y compris dans le type de personnel dirigeant : un mélange d’aventuriers, de marginaux, de criminels, d’anciens militaires, de militants d’extrême droite et d’agents de l’État. Le personnage de Vyacheslav Ponomaryov, « maire populaire » de Slaviansk, est particulièrement intéressant. À la lecture d’une interview publiée par gazeta.ru (6), il émerge comme un véritable psychopathe. Même la journaliste est manifestement interloquée. Quant à son comparse Strelkov/Girkin, ancien (ou pas…) militaire russe et chef militaire des milices de Donetsk, il serait, d’après Popovytch, monarchiste et grand admirateur du général blanc Denikine (7).
Un soutien populaire difficile à juger
Il est difficile de juger du degré de soutien populaire pour le rattachement à la Russie ou pour les « républiques indépendantes ». Quant aux référendums du 11 mai, on ne peut pas prendre au sérieux les chiffres de participation dans les deux oblasts (régions) – 81 % et 75 %. Le gouvernement et des observateurs russes indépendants avancent des chiffres nettement moins élevés. Mais ce sont des estimations, sans base empirique. En revanche, tous les sondages qui ont été menés depuis trois mois, de sources ukrainiennes ou étrangères, donnent une majorité nette pour l’unité ukrainienne, y compris dans les oblasts de Donetsk et Lougansk (autour de 70 %).
On est frappé par le caractère squelettique des manifestations de soutien « populaire » aux milices. Il s’agit de manifestations d’un ou de deux milliers de personnes dans une ville comme Donetsk avec une population d’un million. Le 1er mai, ils étaient un millier de personnes à défiler dans cette ville en criant « Russie, Russie », « le Donbass avec la Russie », dans un faible écho de ces dizaines de milliers qui défilaient à Moscou sous des mots d’ordre chauvins. Une honte pour la fête internationale des travailleurs. À Donetsk, les syndicats de la ville ont boycotté la manifestation. Par ailleurs, le mouvement ouvrier organisé du Donbass (notamment les mineurs et les sidérurgistes) est assez peu intervenu en tant que tel. Il y a des exemples d’opposition aux séparatistes et de défense de l’unité ukrainienne, et plusieurs qui vont dans l’autre sens. Mais les choses ne sont pas encore claires. Sans doute, comme le reste de la population, les ouvriers sont, en tout état de cause, assez hostiles au gouvernement à Kiev.
Ouvriers hostiles à Kiev
Quant à l’idéologie et la composition du mouvement prorusse, c’est un mélange de tout ce qu’il y a de réactionnaire. « Admirateurs de Staline et fans du tsar-père, nazis russes et Cosaques ruritaniens, fanatiques orthodoxes et vieilles dames nostalgiques du temps de Brejnev – plus ceux qui sont contre la justice pour mineurs, le mariage gay et la vaccination contre la grippe », c’est ainsi que Sergei, un militant de gauche qui a fait un des meilleurs comptes rendus (8) des événements du 2 mai à Odessa, les décrit.
Dans le monde que décrivent les partisans de la Russie, les partisans du gouvernement sont antisémites et sèment la terreur à Kiev. Dans le monde réel, le mémorial de l’Holocauste à Novomoskovsk a été profané pour la deuxième fois en six semaines, avec une inscription « Mort aux Juifs-bandéristes » (9) et des grossièretés à l’égard du gouverneur juif Kolomoïsky. La terreur est à Donetsk et Louhansk, et surtout à Slaviansk. On pensera à ces mots de Winston Churchill : « Les fascistes de demain s’appelleront antifascistes ».
Au-delà de l’Ukraine, il y a la Russie. Poutine et ses acolytes et les médias à leur service dénoncent à volonté la « junte fasciste » et les néonazis en Ukraine, tout en utilisant en Ukraine des mercenaires qui viennent souvent des milieux d’extrême droite (10). Et en Russie, même l’extrême droite se porte bien. Passons sur l’idéologie eurasienne d’Alexandre Douguine (11). Et même sur le passé de certains membres du gouvernement. En Russie, les groupes néonazis agissent en plein jour et apparemment sans être inquiétés, comme le montrent ces photos du 1er mai 2014 à Moscou (12). De telles manifestations ont également eu lieu à Saint-Pétersbourg et dans une vingtaine d’autres villes.
Et ce n’est pas seulement en Russie et en Ukraine que l’extrême droite sert les intérêts de la Grande Russie. Car voici une chose intéressante. Vu que l’Ukraine est censée avoir un gouvernement fasciste et/ou est terrorisée par des bandes fascistes ou nazies, on aurait pu s’attendre à ce que l’extrême droite ukrainienne reçoive le soutien de ses pairs ailleurs en Europe. Mais pas du tout. Déjà au moment du référendum en Crimée, les résultats ont été vérifiés par des observateurs dont l’essentiel venait de l’extrême droite. Il y avait notamment des représentants du Front National (France), du FPÖ et BZ (Autriche), de Jobbik (Hongrie), du Vlaams Belang (Flandre), de la Ligue du Nord et de Fiamma Tricolore (Italie) et d’Ataka (Bulgarie) : le tout coordonné par le néonazi belge Luc Michel. Il va sans dire que leur vérification ne vérifiait rien. En fait, il y a nombre d’analyses de la réalité de ce référendum qui contestent les chiffres invraisemblables de participation (83,1 %) et des « oui » (96,77 %).
Le chiffre sans doute le plus impressionnant vient du très officiel Conseil pour les droits humains en Russie : lequel estime que, si dans la ville de Sébastopol l’écrasante majorité de votants était pour rejoindre la Russie (avec un taux de participation entre 50 % et 80 %), en Crimée même le taux de participation se situait entre 30 % et 50 %, et seulement 50 % à 60 % ont voté « pour ». Ces chiffres ont été rapidement enlevés du site du Conseil.
Mais les liens entre le régime russe et l’extrême droite européenne vont bien au-delà de tels services ponctuels. Ce sont des liens réguliers et structurés. Marine Le Pen, qui vient de se féliciter des « valeurs communes » défendues par Poutine, est elle-même un visiteur régulier à Moscou. Elle y était en août 2013 et en avril 2014, et a été reçue par le vice-premier ministre Dimitri Rogozine (ancien du parti d’extrême droite Rodina), ainsi que par le président de la Douma, Sergueï Narychkine. Un rôle clé dans les rapports entre le FN et le régime russe est joué par Aymeric Chauprade, conseiller auprès de Marine Le Pen pour les questions géopolitiques et tête de liste du FN en Île-de France aux élections européennes (il vient d’être élu au Parlement européen).
Le dirigeant de Jobbik, Gabor Vona, a tenu une conférence à l’Université d’État de Moscou, à l’invitation de l’idéologue d’extrême droite Alexandre Douguine. Le leader du parti d’extrême droite bulgare Ataka, Volen Sidorov, a lancé la campagne européenne de son parti à Moscou. Beaucoup plus de détails concernant les liens entre l’extrême droite européenne et Moscou sont fournis par Anton Shekovtsov (13). Dans cet article, on trouve une liste des partis d’extrême droite en Europe. Parmi eux, treize sont considérés comme « engagés » avec Moscou (dont, à part ceux déjà cités, Aube dorée de Grèce, le BNP britannique et le NPD allemand), quatre comme « ouverts » (dont le PVV de Wilders aux Pays-Bas), deux comme « neutres » et trois comme « hostiles ». Ces derniers sont les partis finlandais, letton et roumain.
Ethniquement russe
Le soutien de l’extrême droite en Europe à Poutine n’a en fait rien de surprenant. D’abord, sur le plan idéologique, qu’est-ce qu’il y a à ne pas aimer ? Il y a le culte de la nation, et pas n’importe quelle nation : il s’agit clairement d’un nationalisme ethnique, de sang. En langue russe, il y a deux mots pour russe : « Rossiyane », qui signifie citoyen ou sujet russe, et « Russkiye » qui signifie « ethniquement russe ». On peut par exemple être citoyen de la Fédération russe, mais pas « russkiye », et se faire massacrer en Tchétchénie ou lyncher par une meute raciste à Moscou. On peut être résident d’Ukraine, de Lettonie ou du Kazakhstan, et même citoyen de ces pays, et être considéré comme « russkiye », donc susceptible d’être « protégé » par Poutine, ou plutôt instrumentalisés pour ses projets géopolitiques. Le parti néonazi hongrois Jobbik apprécie particulièrement cette vision de la nation.
Car en Hongrie aussi, le gouvernement Orban donne volontiers des passeports aux Hongrois des pays voisins, qui peuvent maintenant même voter en Hongrie. Derrière cette générosité se profile l’ombre de la Grande Hongrie d’avant 1920. Jobbik dit clairement d’ailleurs que la Crimée est russe et que la Carpatho-Ukraine est hongroise, comme avant 1920 et de 1939 à 1945.
Jobbik se réclame ouvertement de cette Grande Hongrie, et ce que Jobbik dit tout haut, Orban le pense tout bas. Au fait, pas si bas que ça. Lui, il exige maintenant que l’Ukraine autorise la double nationalité et accorde des « droits communautaires » et le « droit à l’auto-administration » à la minorité hongroise d’Ukraine. De manière prévisible, cette « doctrine Poutine » commence déjà à faire des émules. C’est une vraie boîte de Pandore que Poutine a ouverte.
La famille, la nation, le divin
À la conception ethnique de la nation on peut ajouter la sacralisation de l’autorité de l’État, la notion d’une idéologie nationale imposée, la répression de toute dissidence, le contrôle des médias, le culte du leader autoritaire, le droit des pays forts à dominer les faibles et une idéologie globalement réactionnaire qui vante les valeurs chrétiennes et le rôle central de l’Église orthodoxe, les lois homophobes. Cela fait penser au « Travail, famille, patrie » du régime de Vichy. Ou comme le dit Aymeric Chauprade, « la famille, la nation et le divin ». Le régime russe et ses amis de l’extrême droite en Europe partagent beaucoup de ces idées. Ils ont même pu s’indigner ensemble après la victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision.
En plus de l’idéologie, il y a un aspect géopolitique. De manière générale, l’extrême droite européenne est anti-américaine et anti-UE. Il faut une alternative autre que l’autarcie. La notion d’un axe Paris-Berlin-Moscou n’est pas exclusive à l’extrême droite, mais elle y est très présente. Marine Le Pen s’en réclame notamment.
On ne peut évidemment pas exclure un soutien financier de la Russie, sans qu’il y en ait des preuves pour l’instant. Mais les autorités hongroises commencent une enquête concernant le financement de Jobbik. Elles ont par ailleurs demandé la levée de l’immunité parlementaire du député européen de Jobbik, Béla Kovacs, soupçonné d’espionnage au profit de la Russie.
Du côté russe, les avantages sont évidents. Contrairement à son antifascisme affirmé, Poutine n’a absolument aucun problème à travailler avec des partis d’extrême droite, à partir du moment où ils sont prêts à défendre sa politique. C’est ce qu’ils font, très activement pour certains, sur la question ukrainienne et, plus largement, en défense de son projet d’Union eurasienne. Et comme nous le savons, l’extrême droite dispose d’un bloc désormais plus important au Parlement européen. C’est une bonne nouvelle pour Poutine. ■
Murray Smith
Notes
1. Z. Popovych, « What happened in Odessa ? Maidan, the Governement, the Movement on the East », http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31899
2. Le candidat de Svoboda à l’élection présidentielle du 25 mai 2014, Oleh Tiahnybok, a obtenu 1,2 % des suffrages exprimés.
4. D’après l’ONG russe SOVA, il y a eu en Russie, entre 2004 et 2012, 509 morts à la suite d’agressions à caractère raciste.
5. Le candidat de Svoboda à l’élection présidentielle du 25 mai 2014, Dmytro Yaroch, a obtenu 0,7 % des suffrages exprimés.
6. L’original en russe : http://www.gazeta.ru/politics/2014/04/23_a_6003217.shtml ; traduction anglaise : http://euromaidanpr.com/2014/04/24/interview-with-self-proclaimed-mayor-of-sloviansk-vyacheslav-ponomariov/
7. Ajoutons, que l’actuel « premier ministre » de la « République populaire de Donetsk », Aleksander Borodaï, a été importé de Russie. Il a été (est encore ?) un agent du FSB, comme il l’explique dans ses interviews. Borodaï fait partie de l’extrême droite russe, est un cofondateur de la TV « patriotique » « Den-TV », a été « conseiller » du gouvernement auto-proclamé de Crimée préparant l’annexion « officielle », puis après le « référendum » du 11 mai est devenu « premier ministre » à Donetsk.
8. L’original en russe sur le web de l’Opposition de gauche ukrainienne : http://gaslo.info/?p=5211 ; la traduction anglaise : http://peopleandnature.wordpress.com/2014/05/05/darkness-in-may-a-socialist-eye-witness-in-odessa/
9. « Bandériste » vient du nom de Stepan Bandera, dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens – fraction révolutionnaire (OUN-R) et un des fondateurs de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) qui mènera une guérilla contre les occupants allemands et contre les partisans polonais et soviétiques, puis contre l’URSS jusqu’en 1953-1954 et dont les partisans sont également accusés d’avoir liquidé des populations polonaises et juives en Ukraine occidentale. D’abord allié aux Allemands et organisateurs de deux bataillons ukrainiens de la Wehrmacht, S. Bandera a participé à la proclamation le 30 juin 1941 à Lviv d’un nouvel État ukrainien, non reconnu par Hitler, qui l’a fait emprisonner dans le camp de concentration de Sachsenhausen jusqu’en septembre 1944, puis l’a libéré en tentant – sans succès – de l’intégrer dans une « alliance » contre l’URSS. Il a été assassiné en 1959 à Munich par un agent du KGB. En Russie et en Pologne, le terme « bandériste » est employé par les chauvinistes en tant qu’insulte à l’encontre des Ukrainiens. En Ukraine occidentale – où UPA avait eu sa plus forte implantation – ce terme est au contraire revendiqué par ceux qui se considèrent nationalistes.
10. Voir (en anglais) : http://euromaidanpr.com/2014/05/17/russian-mercenaries-in-the-donbas/
11. Alexandre Douguine (née en 1962 à Moscou), a commencé comme dissident traditionnaliste et mystique à la fin des années 1970. En 1993 il participe à la formation du Parti national-bolchévique, dont il devint l’idéologue, puis dirigeant de sa fraction « Révolution conservatrice ». En 1997 il publie Osnovy Geopolitiky (« Les Fondements de la géopolitique »), une sorte de traité de l’idéologie eurasiste (ou néo-eurasiste), qui eut un grand succès dans les milieux politiques et militaires russes. Cette idéologie oppose la civilisation « thalassocratique, anglo-saxonne, protestante, d’esprit capitaliste » à la civilisation « continentale, russe-eurasienne, orthodoxe et musulmane », l’Occident (où le soleil se couche, le déclin) à l’Eurasie (censée représenter la renaissance, le pays des dieux, car le soleil s’y lève !). En 1998 Douguine devint conseiller de la présidence de la Douma, en 1999 directeur du Centre d’expertises géopolitiques (entité consultative de la Douma), s’exprime régulièrement sur des sites internet du gouvernement russe et anime des émissions de télévision. Parallèlement, il crée le Mouvement social et politique panrusse Eurasia, transformé en parti politique en 2002, puis le Mouvement international eurasien. Il influence l’entourage de Poutine et le président russe lui-même a repris les thèses « eurasistes ».
12. Ces photos et d’autres peuvent être consultés sur le blog d’Anton Shekhovtsov, universitaire analysant l’extrême droite et les mouvements racistes en Europe centrale et orientale : http://anton-shekhovtsov.blogspot.fr/2014/05/nazis-and-stalinists-thrive-on-may-1-in.html
13. Anton Shekhovtsov, « The Kremin’s marriage of convenience with the European far right » : http://www.opendemocracy.net/od-russia/anton-shekhovtsov/kremlin’s-marriage-of-convenience-with-european-far-right