Une amende de près de 193 millions d’euros infligée à un cartel de l’industrie laitière pour entente sur les yaourts. « De nombreux éléments du dossier montrent que les entreprises aujourd’hui sanctionnées se réunissaient et avaient de très nombreux échanges téléphoniques afin de se mettre d’accord sur les prix et se répartir les volumes dans le secteur des produits laitiers en marque de distributeur », détaille, dans son communiqué, l’Autorité de la concurrence. Au banc des onze accusés : Lactalis-Nestlé, Senagral, Novandis-Andros, Yoplait (exempté pour avoir vendu ses copains). En 2014 c’était Bonduelle qui était condamné à une amende de 30 millions pour entente dans les champignons en conserve. Vers la même époque, plus 950 millions d’euros d’amende étaient réclamés par l’Autorité de la concurrence aux champions mondiaux des biens de consommation, de Procter & Gamble à Unilever, Beiersdorf ou L’Oréal. Ce dernier a écopé de la plus lourde sanction, avec 189,5 millions à verser au budget de l’Etat (avant appel). Au total, treize groupes ont été mis en cause pour des accords passés entre 2003 et 2006 dans le secteur des produits d’entretien. Etc.
Que ce soit pour contrôler les prix à la consommation ou pour peser sur les prix de cession aux grandes enseignes de la distribution, des affaires comme celles-ci se multiplient chaque année et laissent penser qu’un certain nombre réussissent à se faire malgré les enquêtes. Il faut y ajouter les ententes au niveau financier, comme dans le cas du calcul du Libor (taux d’intérêt étalon au niveau mondial). L’affaire est publique mais non encore débouclée. Les noms déjà mentionnés sont UBS, Crédit Suisse, Deutsche Bank, Société Générale, Barclays, Citigroup… Pour quels intérêts ? Soit ces banques avaient intérêt à ce que le Libor reste bas pour ne pas paraître vulnérables elles-mêmes, soit les traders avaient intérêt à manipuler les cours pour s’assurer des plus-values dans leurs portefeuilles. L’enquête le dira.
La majorité des secteurs ont été concernés au cours des quinze dernières années, dans l’industrie et les services, ainsi que tous les grands pays industriels, y compris la Chine. En Allemagne en 2014, entre autres cas, une vingtaine de producteurs, dont Herta, se sont entendus sur les prix pratiqués durant des années. Les autorités ont condamné ce « cartel de la saucisse » à payer 338 millions d’euros.
Un phénomène s’aggravant, si l’on considère que le total des amendes infligées reflète à la fois le nombre d’infractions et l’ampleur de l’entente : 7,5 milliards d’amende décrétés par la seule Commission européenne de 2000 à 2004 ; 13,7 milliards de 2005 à 2009, dont l’essentiel concerne des infractions aux règles de la concurrence.
Capitalisme théorique et capitalisme réel
Toutes ces multinationales sont évidemment des fans de l’économie de marché… mais jusqu’à un certain point. Pour elles, la notion de concurrence libre et non faussée relève de la macroéconomie, pour définir les grandes lignes du libre-échangisme. Ensuite c’est « business as usual » : ententes, coups tordus, secteurs contre secteurs, distorsion du marché pour s’assurer un meilleur partage de la marge.
Les institutions ont beau faire la chasse aux infractions, comme la Commission européenne, elles n’en représentent pas moins un capitalisme très théorique. Comme le dit benoitement le rapport de la Direction générale de la concurrence de l’Union européenne : « La politique de concurrence fait progresser la compétitivité dans un contexte international. Une saine concurrence dans le marché intérieur permet aux entreprises européennes d’exercer leurs activités avec succès à l’échelle mondiale. Elle constitue aussi le fondement de toute politique industrielle moderne, comme illustré par les dispositions du traité de Lisbonne relatives à l’industrie, qui précisent que l’Union et les États membres agissent « conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels » [1]. Belle profession de foi qui omet de dire que le gendarme européen reste tout de même sous la pression des lobbys multiples à Strasbourg et à Bruxelles.
Le capitalisme réel, lui, reste celui de la concentration, sous forme capitalistique ou sous forme d’ententes, de monopoles ou d’oligopoles. La concurrence porte en elle ces accords de cartels comme le froid porte la neige, car elle n’est pas simplement une concurrence par les parts de marché mais d’abord une concurrence dans le partage de la valeur ajoutée et les taux de profit. Ces complicités peuvent même aller jusqu’à freiner l’innovation collective pour éviter ses effets globaux sur les coûts. Une enquête est d’ailleurs en cours au niveau européen à l’encontre de constructeurs de poids lourds (Daf Trucks, Daimler, Iveco, Scania, Volvo et MAN) qui se seraient entendus pendant près de quatorze ans pour ralentir la mise au point de technologies permettant une diminution des émissions polluantes. Le marché oui mais le marché distordu par les cartels !
Troubles de la personnalité multiple
S’il n’y a jamais deux discours différents pour des raisons politiques évidentes, il y a par contre deux réalités différentes, la théorique et la pratique. Le marché instrument de régulation vertueux est une galéjade. Non pas qu’il soit dépourvu d’indicateurs utiles, mais l’économie de marché généralisée ou la concurrence généralisée ne peuvent que conduire à une négation de cette part théorique. Cohabitent alors la thèse et l’antithèse : les réorganisations ayant des effets sociaux négatifs sont justifiées par la concurrence (réelle) mais la construction du profit se réalise souvent par des ententes anti-concurrentielles (réelles aussi). Cette authentique maladie du capitalisme n’est pas soignable par de simples amendes. Les profits sont souvent suffisamment élevés pour en assurer l’amortissement. Si l’on veut des relations d’échange vertueuses, ce n’est pas dans le capitalisme qu’il faudra les chercher.
Claude Gabriel