Une fin spectaculaire pour une mission au cours de laquelle la sonde a parcouru plus de 8 milliards de kilomètres après son lancement en mars 2004 par une fusée Ariane depuis l’astroport de Kourou et dont le bilan scientifique, non définitif, est déjà marquant pour l’exploration du système solaire comme pour l’étude de l’émergence de la vie sur Terre.
Jean-Pierre Bibring, professeur à l’Université d’Orsay et chercheur à l’Institut d’Astrophysique spatiale, a participé à cette aventure, comme coordinateur scientifique du robot Philae qui s’est posé sur la comète au terme d’une cabriole cosmique imprévue. Dans une interview accordée à Sciences², il explique le crash suicide de Rosetta. Et développe son opinion sur le bilan scientifique provisoire que l’on peut tirer des observations des deux engins – en particulier sur l’apport à la recherche des scénarios d’émergence de la vie sur Terre – ainsi que sur les leçons à tirer des technologies utilisées pour cette cette mission.
Sylvestre Huet : L’Agence spatiale européenne a décidé de rapprocher la sonde Rosetta de la surface de la comète « Tchoury » puis de l’y projeter le 30 septembre. Qu’attendez-vous de cette opération spectaculaire et quelle en est la raison ?
Jean-Pierre Bibring : Rosetta suit la comète dans son périple autour du Soleil, laquelle s’éloigne à présent de celui-ci et s’en trouve aujourd’hui à près de 4 fois la distance Terre-Soleil. Dans quelques mois, la comète sera au-delà de l’orbite de Jupiter, et Rosetta ne recevra plus suffisamment d’énergie pour survivre, ni même hiberner. En outre, la sonde n’a plus d’ergols lui permettant de quitter la comète et partir explorer un autre objet du système solaire. Rosetta atteint donc la fin de sa mission, qui en vérité était prévue bien plus tôt pour la fin 2015. Comment utiliser au mieux ses dernières ressources ? La communauté scientifique a proposé à l’Agence spatiale européenne de s’approcher du noyau jusqu’à y tomber, pour y réaliser des mesures et des observations qui n’ont jamais été effectuées de si près. C’est ce qui sera réalisé le 30 septembre prochain.
Par-delà l’aspect spectaculaire de cette opération, nous espérons en particulier acquérir des images avec une résolution millimétrique dans une région qui présente des puits actifs (voir image ci-dessus). Ces derniers pourraient révéler, sur leurs flancs, des structures directement liées aux processus de formation et d’évolution des comètes. Outre des images, des mesures du gaz, des grains et du plasma devraient être acquises et transmises en temps réel, jusqu’à l’impact final.
Alors que la mission de Rosetta et du robot Philae s’achève, qu’est-ce que les astrophysiciens ont appris sur la formation des comètes et donc du système solaire ?
Jean-Pierre Bibring : Si la mission, du point de vue opérationnel, touche à sa fin, le travail sur les données acquises est loin d’être achevé. Il est donc beaucoup trop tôt pour en effectuer un bilan définitif, alors que nous espérons pouvoir effectuer des mesures critiques jusqu’à la fin. Pour autant, je ne crois pas exagéré de dire que cette mission nous offre des comètes une vision extrêmement différente de celle que nous avions auparavant, des processus qui ont façonné le système solaire, et surtout du rôle que des objets semblables ont pu jouer dans l’évolution des objets planétaires comme notre Terre. D’importants paradigmes sont en train d’être sérieusement bousculés.
Les noyaux cométaires sont des objets de faible densité globale (la moitié de celle de la glace d’eau), et de très grande porosité. Contrairement à l’image que l’on en avait généralement, ils ne semblent pas être constitués principalement de glaces, faites d’eau et de CO2. Celles-ci sont bien présentes, mais en abondance inférieure à celle des grains qui sont, eux, très majoritairement, des grains organiques, c’est-à-dire constitués de composés chimiques carbonés, sombres et réfractaires. Cette matière organique, vraisemblablement très complexe, constitue la matrice même des comètes, dans laquelle glaces et minéraux sont piégés. Finies les « boules de neige sale » : ce sont des « organIcEs », où des glaces (ices) sont piégées dans une matrice carbonée (organics). Les images acquises par Philae donnent une représentation spectaculaire de ces grains carbonés. Le site où Philae s’est finalement arrêté, est, comme en témoignent les images prises récemment, un trou assez profond, très peu affecté par les processus qui prennent place à la surface. Du point de vue opérationnel, ce site fut malheureux, en ce qu’il ne nous a pas permis de travailler sur la durée, faute de soleil suffisant pour réchauffer Philae et alimenter ses panneaux solaires. En revanche, du point de vue scientifique, ce fut un site extraordinaire, car le matériau que Philae a observé et analysé pendant 60 heures, grâce à ses piles, est probablement le plus primordial – au sens de l’histoire du système solaire – que nous pouvions rêver d’atteindre !
Depuis la sonde Rosetta, l’imageur spectral VIRTIS a montré que la surface du noyau est dépourvue de glace. Elle est presque entièrement recouverte de matière organique, tout comme les parois des structures d’affaissement créées par l’activité cométaire. Ce matériau est donc vraisemblablement constitutif du noyau dans sa masse. Il proviendrait de molécules synthétisées dans l’effondrement du nuage de gaz et de poussières qui a donné naissance au système solaire, mais à grandes distances du Soleil naissant, par une chimie très spécifique, puis intégrées aux objets accrétés dans ces régions externes du nuage proto-solaire.
La composition de la partie la plus volatile de cette matière carbonée a été analysée, dans la coma (la « chevelure ») par le spectromètre ROSINA principalement, et au sol par deux instruments de Philae (COSAC et PTOLEMY). Les mesures montrent des différences importantes et révèlent que les observations de la coma, comme celles qui sont effectuées depuis la Terre par des télescopes et des radiotélescopes, ne donnent pas une vision globale du matériau cométaire organique, dont une partie importante est sous la forme de grains et non seulement de gaz.
Tchoury est une comète, mais est-elle représentative de toutes les comètes du système solaire où ces dernières sont-elles à classer dans différentes catégories ?
Jean-Pierre Bibring : Lorsque cette comète a été choisie comme cible pour la mission Rosetta, nous ne disposions d’aucune donnée permettant de préférer telle comète plutôt qu’une autre, pour sa composition, ou l’une quelconque de ses propriétés physiques. Sans que nous n’imaginions qu’il puisse y avoir une certaine diversité parmi ces objets, rien ne nous permettait réellement de la caractériser. C’est la trajectoire de cette comète qui la rendait accessible à la mission Rosetta, dont l’objectif était d’effectuer un rendez-vous cométaire, c’est-à-dire de ralentir au voisinage de la comète au point de suivre ensuite une même trajectoire, pour l’accompagner dans son périple autour du Soleil – ce qui n’avait jamais été réalisé auparavant. Pour les objectifs scientifiques, toute comète, semblait-il, ferait l’affaire : représentative d’une même classe d’objets formés à partir d’un même matériau d’origine et en ayant préservé l’essentiel. Avec Rosetta, une certaine diversité se fait jour, qui pourrait refléter la dynamique collisionnelle du système solaire dans ses premières phases, ainsi que les gradients thermiques présents au sein du disque protosolaire. La composition isotopique de quelques éléments chimiques en est exemplaire. Une faible différence de température, quelques degrés de plus ou de moins, suffisent à modifier considérablement, pour les atomes d’hydrogène, la proportion de ces derniers qui se présentent sous la forme du deutérium (l’hydrogène « lourd » doté d’un neutron en plus) au sein des molécules synthétisées à partir de ces éléments, telles l’eau. Or, nos instruments nous permettaient d’analyser ce fameux « rapport D/H » si instructif. En revanche, il semble acquis qu’un grand nombre des propriétés cométaires sont génériques, en particulier en ce qui concerne le contenu organique. Cela provient de ce que tous les noyaux cométaires ont été formés et maintenus à des températures très froides, tant pendant leur accrétion que tout au long de leur histoire ultérieure, piégés dans des réservoirs très lointains du Soleil. C’est pourquoi ils contiennent encore de la glace d’eau, qui se sublime lorsque, après que leur trajectoire ait été modifiée au point de passer près du Soleil, ils deviennent des comètes, en développant comas et queues caractéristiques. A des températures si basses, quelques dizaines de degrés kelvin au plus, très peu de réactions chimiques prennent place, et malgré des différences de quelques degrés, on peut s’attendre à ce que l’essentiel des molécules présentes soient similaires d’une comète à l’autre.
Les planétologues et les géologues se demandent quel fut l’apport du bombardement cométaire à la formation des océans terrestres. Rosetta et Philae ont-ils répondu à cette question ?
Jean-Pierre Bibring : Il est généralement admis que la Terre et les autres planètes internes ont été formées à partir d’un matériau qui, pour l’essentiel, était lui-même interne au système solaire. Donc proche du Soleil naissant et trop près, trop chaud pour que des grains de glace y aient été stables. L’accrétion planétaire s’est donc principalement effectuée à partir de grains anhydres. D’où vient alors l’eau présente sur (et dans la) Terre – et, également, sur Mars ? Elle a dû être apportée grâce à la turbulence qui régnait dans le disque protosolaire, dès l’accrétion, par des grains contenant de la glace, c’est-à-dire formés dans des régions externes, plus éloignées de l’étoile et où la glace était stable. Les noyaux cométaires actuels sont vraisemblablement de bons représentants de ce matériau primordial, constitutif du disque externe. Toutefois, quoique la température y ait été partout très basse, elle n’était pas strictement uniforme, si bien que selon la région spécifique de formation, l’eau de ces objets s’est trouvée dans des rapports D/H variables. Les océans terrestres ont mélangé des grains issus de régions distinctes du disque externe, et leur rapport D/H reflète ce mélange. De ce point de vue, une comète particulière ne peut prétendre reproduire l’ensemble des apports initiaux. Les résultats de Rosetta, qui indiquent dans la comète Churiumov Gerasimenko un rapport D/H supérieur à celui des océans terrestres, ne contredisent pas l’origine extraterrestre de l’eau terrestre, mais impliquent que les comètes qui y ont contribué se sont formées dans une zone assez étendue des régions externes du disque protosolaire.
Cette mission a souvent été présentée comme la recherche des « briques de la vie », les molécules organiques complexes de la biochimie. Rosetta et Philae les ont-ils trouvées au-delà de l’exemple de la glycine, un acide aminé détecté plusieurs fois dans la chevelure de la comète ?
Jean-Pierre Bibring : Philae et Rosetta ont détecté une très grande variété de composés, au-delà de ce qui a été déjà publié. Une fois dûment validés par les équipes responsables, de nouveaux résultats vont être rendus publics dès les mois qui viennent.
Il demeure toutefois une vraie frustration, comme c’est le cas de toutes les grandes missions spatiales. Certaines mesures, que les instruments à bord de Philae auraient permis, n’ont pu être effectuées car, dans la position et à l’endroit où Philae s’est finalement posé, il a manqué d’énergie solaire pour recharger les batteries. Nous n’avons pas pu relancer de nouvelles opérations scientifiques au-delà des premières 60 heures, comme nous l’espérions. Au premier rang de ces mesures non effectuées, celles de la phase organique la plus réfractaire, contenue dans les grains qui ne révèlent leur composition que lorsqu’ils sont chauffés jusqu’à de hautes températures, et relâchent alors des composés qui sont analysés, par chromatographie et spectrométrie de masse. Nous ne possédons que des indications de ces constituants, qui ont pénétré nos instruments lorsque des grains, soulevés lors des rebonds, ont pu y être analysés directement. En revanche, l’expérience de chauffage progressif, qui était la première que nous avions programmée au cas où nous parviendrions à redémarrer des séquences scientifiques, n’a pas pu être réalisée. Nous travaillons donc maintenant à extraire des informations acquises juste après le premier contact avec le sol la connaissance la plus poussée de ce dont sont constitués ces grains organiques.
Du coup, l’apport des comètes au processus d’émergence de la vie sur Terre doit-il être reconsidéré alors qu’un article vient de confirmer des traces de vie il y a 3,7 milliards d’années ?
Jean-Pierre Bibring : La découverte de traces de vie terrestre il y a 3,7 milliards d’années n’exclut pas que la vie ait pu émerger antérieurement, ni n’indique le processus par lequel ces structures vivantes se sont formées. Résultat d’une chimie ayant pris place sur Terre à partir de molécules relativement simples, d’un ensemencement par des composés complexes extraterrestres, de type cométaire, ou d’un mélange de ces deux possibilités ? L’une des hypothèses que Rosetta et Philae semble justifier (le conditionnel est vraiment de rigueur), est que les molécules nécessaires à l’évolution du vivant font partie du contenu organique observé par nos instruments. Elles étaient donc présentes avant même la formation de la Terre, synthétisées lors de l’effondrement du nuage protosolaire, bloquées dans des objets de type cométaire, puis introduites dans les océans terrestres par impact. Le « passage de l’inerte au vivant » sur Terre ne consisterait pas en la synthèse de molécules spécifiques, à partir d’un mélange primordial de molécules simples et en présence d’une source d’énergie. Il s’agirait du processus par lequel des molécules complexes, contenant déjà l’essentiel des propriétés requises, mises ensemble, pourraient interagir, en présence d’eau liquide chargée d’ions (eux-mêmes apportés par exemple par le lessivage de terrains continentaux), et évoluer, de manière auto-catalytique, vers des structures douées des propriétés particulières, qualifiées de « vivantes ».
Le matériau qui entoure Philae, protégé du Soleil dans ce trou profond, n’a été que très peu affecté par l’activité cométaire. Ce qui apparait sur les images des caméras CIVA, ce sont les constituants les plus primordiaux que l’on pouvait rêver d’observer. Ils pourraient contenir l’ensemble des ingrédients permettant, une fois immergés dans les océans terrestres, l’émergence de formes vivantes… Les analyses effectuées à partir des grains levés par Philae et analysés, pourraient étayer cette hypothèse – mais les équipes en charge ne sont pas encore au bout du traitement de ces données !
Philae, par ses rebonds multiples, nous apprend quelque chose de plus. Quoique de très faible densité, le noyau cométaire est recouvert en surface d’une croûte plus résistante, comme « frittée », résultat probable des stress thermiques induits par les passages successifs près du Soleil. Cette croûte a pu jouer un rôle protecteur lors de l’arrivée d’objets de ce type dans les atmosphères planétaires primordiales, leur permettant d’atteindre la surface en facilitant l’ensemencement par des constituants carbonés dans les océans…
Si ces molécules organiques et les comètes sont si abondantes dans l’Univers, cela signifie-t-il que de nombreuses planètes de notre Galaxie sont susceptibles d’accueillir la vie ou que cette condition initiale nécessaire est loin d’être suffisante ? La question de l’unicité ou de l’ubiquité de la vie dans l’Univers est-elle à reposer différemment ?
Jean-Pierre Bibring : Notre système solaire procède de l’effondrement d’un nuage de gaz et de grains interstellaires, comme tous les autres systèmes stellaires dans la Galaxie. Est-ce à dire que tous possèdent le même contenu moléculaire, et qu’une fois immergés dans des océans planétaires, ces molécules pourraient avoir évolué de manière semblable vers des formes vivantes ? Nous ne connaissons évidemment pas la réponse à ces questions. Mais nous pouvons avancer des suggestions, qui déboucheraient sur des prédictions observationnelles et de nouvelles mesures à effectuer, pour valider ou infirmer ces propositions.
Les observations des nuages moléculaires par la radioastronomie mettent en évidence une très grande variété de composés, essentiellement similaire d’un nuage à l’autre. Il faut toutefois réaliser qu’il s’agit de nuages en début d’effondrement, lorsque les densités demeurent suffisamment faibles pour permettre la caractérisation de leur composition par spectroscopie, même en ondes radiométriques. Les comètes, en revanche, échantillonnent l’un de ces nuages en fin d’effondrement, après qu’une chimie très particulière en ait transformé le contenu moléculaire. C’est alors que la diversité des produits synthétisés pourrait s’être manifestée. Prenons le moment particulier où apparait l’étoile centrale. Ses caractéristiques propres, et en particulier son rayonnement à grande énergie (UV et Extrême UV), éventuellement polarisé, pourrait avoir affecté les propriétés de certaines des espèces et molécules du disque environnant. Par exemple en y induisant des excès énantiomères (lorsqu’une molécule peut présenter deux formes non superposables dans un miroir et qu’elles ne sont pas produites à égalité) très particuliers, modelant leur chiralité et favorisant leur évolution, une fois immergée dans des océans planétaires, vers des structures « vivantes ». Il se trouve que nous avons, à bord de Philae, une expérience qui aurait permis de mettre en évidence une éventuelle chiralité de la matière organique cométaire. Mais nous n’avons pas pu la réaliser, faute de Soleil suffisant… En supposant que de telles expériences démontrent un jour que le matériau cométaire ait déjà intégré de telles propriétés, cela renforcera l’idée que l’essentiel des ingrédients du « vivant » était déjà disponible avant même la formation des planètes. Dans quelle mesure s’agit-il du résultat d’une spécificité de notre propre système, et des caractéristiques de son effondrement, ou à l’inverse d’une propriété générique du cosmos, cela bien sûr demeure une question. De même, les conditions et propriétés particulières des océans terrestres, au moment de ces apports de type cométaire, pourraient renforcer les aspects contingents. A l’évidence, les questions de l’ubiquité ou non de la vie dans l’Univers se posent en des termes très nouveaux ! La notion même « d’habitabilité » doit être totalement repensée à mon avis.
Dans quelle mesure cette démarche modifie-t-elle la manière dont il faudrait explorer la planète Mars ?
Jean-Pierre Bibring : Comme nous venons de l’évoquer, quand bien même les ingrédients carbonés du « vivant » auraient été présents, pour l’essentiel, dans le disque protosolaire externe, et introduits par des impacts de type cométaire dans les planètes du système interne, d’autres conditions semblent requises pour que l’évolution de formes vivantes prenne place. Ces conditions sont en particulier liées à la présence d’eau liquide à leur surface, stable sur de longues périodes, et de leur contenu en catalyseurs, en ions et en radicaux spécifiques. On déchiffre juste, grâce aux missions spatiales principalement, la séquence des processus qui ont conduit aux conditions extrêmement particulières qui ont favorisé l’existence et la pérennité des océans terrestres. Que signifie dans ces conditions que la Terre a été « habitable », puis habitée ? Dans quelle mesure est-ce spécifique (contingent) à la Terre ?
Dans le système solaire, si la vie à trouvé un nid ailleurs que sur Terre, c’est vraisemblablement sur Mars, car ces deux objets sont très probablement ceux qui ont connu dans leur passé les conditions les plus similaires. Nous avons mis en évidence une ère martienne, très ancienne, où des conditions de stabilité de l’eau liquide en surface, chargée de sels, semblent s’être mises en place. Or, nous avons également montré que l’histoire de Mars a permis que certains terrains, qui ont connu ces conditions, acquises il y a plus de 4 milliards d’années, en ont préservé l’essentiel des propriétés, ce qui est unique, dans tout le système solaire. Ces terrains sont rares, mais ont été identifiés et localisés : ce sont très probablement les plus favorables pour éventuellement témoigner de ce que la vie est assez robuste pour avoir évolué ailleurs que sur Terre. Ce sont les terrains privilégies pour les missions d’exploration spatiale exobiologique, dont la mission ExoMars de l’Agence Spatiale Européenne.
Le succès technologique global de Rosetta et de Philae comme l’insuccès du forage du sol cométaire que devait réaliser Philae peuvent-il guider la conception des missions futures d’exploration du système solaire ?
Jean-Pierre Bibring : Bien entendu ! Les leçons de toutes les missions, de leurs succès comme de leurs échecs, doivent être élaborées et prises en compte. Cela dit, franchement, ce qui devrait ressortir de la mission Philae est non pas ce qui n’a pas fonctionné comme nous l’espérions, mais le succès de défis technologiques inouïs. Philae a été conçu il y a près de 30 ans. Pensons au niveau de certaines technologies alors disponibles, en particulier en ce qui concerne les systèmes électroniques miniaturisées. La mémoire de masse de Philae, pour stocker toutes les informations nécessaires au fonctionnement autonome d’un système si complexe, la gestion de ses ressources énergétiques, de son système de communication, de ses 10 instruments, l’acquisition, le stockage et l’envoi de toutes leurs données etc…, ne dépassait pas 4 Mo ! Pour analyser cette comète loin du Soleil, il fallait faire travailler des systèmes et des instruments à des températures jamais endurées précédemment. Les caméras par exemple ont pris des images à des températures inférieure à -100°C. Tout cela avec des puissances électriques disponibles dérisoires (moins de 20 W). Une grande partie des instruments développés pour cette mission serait encore parfaitement au niveau des exigences actuelles !
La photo finalement obtenue de Philae par la sonde Rosetta aurait-elle pu permettre de relancer l’expérience de forage si elle avait été réussie plus tôt ?
Jean-Pierre Bibring : Nous avons tenté d’obtenir de l’ESA qu’une image de ce type soit réalisée dès le début de l’année, afin de définir la localisation et l’orientation de Philae avec suffisamment de précision pour optimiser les liaisons possibles avec Rosetta, et tenter de communiquer pour relancer les opérations scientifiques tant que Philae n’était pas trop loin du Soleil pour disposer de chaleur et recharger ses batteries. Cela n’a pas été possible, car le dégazage de la comète rendait très risqués des survols à basse altitude, qui auraient permis cette caractérisation [2]. Cela demeurera l’un de nos regrets les plus profonds. Il n’est pas exclu en effet que Philae ait conservé la capacité de dérouler des séquences scientifiques de longs mois après le passage au périhélie, et des expériences critiques restaient à être réalisées, et auraient pu l’être.
Nous n’avions pas mis le forage en tête des priorités, car il nous semblait probable que le matériau soulevé par Philae lors de ses rebonds avait déjà rempli certains des creusets destinés à leur analyse, sans qu’il ait été nécessaire d’actionner la foreuse pour les remplir, ce qui aurait fait gagner énormément de temps et d’énergie. La première expérience aurait été celle de l’extraction par chauffage de ces composés carbonés et leur analyse, y compris de leur chiralité.
Pour autant, nous ne pouvons blâmer les responsables qui ont privilégié la sécurité de la mission en refusant des survols à trop basse altitude. Cela a rendu possible l’utilisation de tous les instruments de la sonde pour caractériser à distance le noyau cométaire. Nous avions conscience, en développant Philae, que travailler dans la durée serait un défi extrême. C’est pourquoi l’objectif premier était de travailler, avec des piles non rechargeables, 60 heures après s’être posé, pour réaliser le maximum d’observations et d’analyses. Ce choix s’est avéré le bon, en permettant la première exploration in situ d’un noyau cométaire !