Yolanda (Haiyan de son nom international), le plus puissant typhon jamais enregistré touchant terre [1] a dévasté le centre de l’archipel philippin en novembre 2013. Deux ans et huit mois plus tard, en juillet 2016, quand je débarque à l’aéroport de Tacloban, la vie a repris son cours. Les églises, toutes neuves, nous dominent – elles ont été reconstruites en priorité, avant les hôpitaux, bien qu’il soit possible de communier sous un auvent, alors qu’une salle d’opération s’avère bien utile à un chirurgien. Des carcasses de bâtiments non rebâtis se dressent encore et il y a ce que l’on ne voit pas : ces « réfugiés internes », ces « personnes déplacées », toujours sans logis, repoussées dans des quartiers de la périphérie ou récemment refoulées sur les flancs de montagne.
Tacloban : la proue d’un navire projeté à terre en novembre 2013 est devenue un symbole de la violence de la catastrophe.
La campagne est à nouveau verte, même là où Yolanda n’avait laissé derrière elle que des monceaux de boue grise. L’habitat villageois est ici linéaire, s’étirant le long des routes. Les barangay [2] se succèdent sans discontinuer, avec chacun son école élémentaire et ses enfants en uniformes scolaires. Quelques trouées laissent voir des rizières, des champs de canne à sucre ou bien des cocotiers à l’allure hirsute, déjantée, et des troncs brisés nets qui nous rappellent qu’il y avait des plantations, couchées à terre par la violence des vents. Là où ces dernières ont déjà été reconstituées, les cocotiers sont encore jeunes, de même qu’autour des maisons. Heureusement, la repousse des arbres fruitiers est plus rapide ; c’est la saison des mangues.
Les plantations de cocotiers couvrent plus de 30% de la surface cultivée de Leyte et le copra [3] constitue son premier produit d’exportation. L’ampleur du désastre socio-économique provoqué par Yolanda s’explique pour une part par cette dépendance envers une culture industrielle incapable de résister à des vents trop violents. Via le port de Tacloban (et sans avoir à passer par Manille), l’île exporte aussi du riz, du maïs, de la canne à sucre.
Nous progressons vers le nord-ouest et les travaux de réfection deviennent fréquents sur la route. Rien avoir avec Yolanda, me précise-t-on. Nous sommes sur une ligne de faille géologique et le terrain bouge.
Après une chaine montagneuse, nous retrouvons une plaine côtière. La région est réputée tranquille. Contrairement à Mindanao, il n’y a pas de « check point », ces chicanes permettant à la police ou à l’armée de contrôler les véhicules. Les chiens occupent sans vergogne la voie et s’écartent de mauvaise grâce à l’arrivée de notre voiture. Chèvres, coqs magnifiquement colorés et poules broutent ou picorent sur le bas-côté, attachés à une longe. Les motos sont omniprésentes – elles constituent ici le principal mode de transport en commun.
Nous arrivons à destination : la ville portuaire d’Ormoc d’où opère la coalition MiHands [4].
Le local de MiHands à Ormoc.
Notre association, ESSF [5], collabore depuis sa fondation avec cette coalition opérant usuellement dans la grande île méridionale de Mindanao. Nous avons pu apprécier son efficacité et la pertinence sa conception de l’aide. Ainsi, dès que nous avons appris qu’elle organisait des secours pour les victimes du super typhon Haiyan, nous avons commencé à la soutenir, y compris financièrement, dans la mesure limitée de nos possibilités.
L’intervention de MiHANDS s’inscrit dans la durée et chaque phase de ses projets est cruciale – des secours d’urgence à la réhabilitation et à une reconstruction sociale rendue durable grâce à la capacité d’auto-organisation des populations sinistrées. Ma visite (cinq jours) effectuée en juillet 2016 était trop courte pour partager (un peu) la vie quotidienne des personnes rencontrées, mais elle m’a néanmoins permis de prendre la mesure du chemin parcouru ; ainsi que des difficultés et des défis rencontrés.
Assurer l’auto-organisation
MiHands a pour objectif d’aider à constituer le plus tôt possible les conditions de son retrait. Non seulement ses projets sont élaborés en dialogue avec les communautés concernées, mais ces dernières doivent pouvoir se les approprier, en devenir elles-mêmes les maîtres d’œuvre. Quand cela devient le cas, elles n’ont plus besoin de la présence sur place de MiHands.
Cette conception est fondamentale à l’heure où l’humanitaire est devenu un « secteur économique international compétitif ». Beaucoup trop d’ONG cherchent à en profiter en s’imposant comme des intermédiaires obligés, en se construisant comme des entreprises avec un éventail de salaires très ouvert et des dirigeants surpayés. MiHands porte, à l’inverse, une conception militante de l’aide, s’appuyant sur la mobilisation du réseau d’associations membres de la coalition, réduisant au minimum le nombre de salariés (modestement payés) et les frais de fonctionnement.
Dans le cas du super typhon Yolanda, MiHANDS a dû faire face à trois difficultés particulières.
L’ampleur des dévastations tout d’abord. Le trauma est à la mesure de la violence des vents. Aujourd’hui encore, l’arrivée d’une tempête tropicale réveille des souvenirs terrifiants – une maison de bambou se soulevant, oscillant dans les airs, puis retombant sur ses habitants. Le trauma aussi de découvrir que tout est détruit sur des kilomètres et des kilomètres : aucun repli possible sur une zone voisine, épargnée. Les pauvres n’ont alors d’autre choix que de rester sur place, sinistrés, ou de venir grossir les rangs des bidonvilles de Manille, de Cebu, de Mindanao…
Vu la profondeur du trauma et l’ampleur des destructions, les premières étapes de l’intervention de MiHands – de l’urgence à la réhabilitation – ont été particulièrement longues et délicates [6]. Il ne suffit pas d’assurer la survie alimentaire et matérielle des habitants. L’aide médicale et psychologique, des initiatives spéciales envers les enfants, ne s’avèrent pas moins importantes. Il faut (peut-on dire surtout ?) manifester un très grand respect des victimes. Elles se trouvent en effet en situation de dépendance totale, ont perdu le contrôle de leur vie et sont très facilement manipulables. Il faut leur donner le temps et les moyens de décider à nouveau par elles-mêmes.
Se projeter hors de ses « frontières ». Par ailleurs, MiHands est une coalition fondée à Mindanao. La décision de porter secours aux victimes de Yolanda était importante, manifestant une solidarité interrégionale. Cependant, elle ne pouvait pas s’appuyer, comme d’ordinaire, sur son réseau d’organisations déjà enracinées dans les communautés populaires. Elle a dû s’informer, pour définir où intervenir (dans des localités laissées pour compte, qui ne bénéficiaient d’aucune autre aide) ; puis envoyer des dizaines de volontaires acheminer et distribuer les colis d’urgence, assurer des soins médicaux et psychologiques. Ils sont aujourd’hui trois, résidant à Ormoc, à assurer la permanence des activités de solidarité de MiHands.
Le staff de MiHands à Ormoc : Boboy, Minda à gauche, Samy à droite de la photo.
Pas de tradition d’organisation sur laquelle s’appuyer. Enfin dans les communautés où intervient MiHands, il n’y avait aucune tradition d’organisations populaires (ni même religieuses). C’est d’autant plus étonnant que l’influence du Parti communiste des Philippines (PCP, mao-stalinien , CPP de son sigle anglais) est réputée importante dans cette région. L’explication tient peut-être au fait que Leyte est politiquement sous l’autorité de l’île voisine de Samar qui occupe une place particulière dans le dispositif national du PCP. Elle a pour vocation d’être la base centrale de la guérilla, la Nouvelle Armée du Peuple (NPA de son sigle anglais). Plus encore qu’ailleurs, la priorité a donc été le renforcement direct des unités combattantes, une logique militaire laissant peu de place au développement de mouvements sociaux.
Toujours est-il qu’il n’y avait pas de savoir-faire concernant le « b-a-ba » du fonctionnement d’une organisation. Une grande catastrophe humanitaire détruit tout, y compris les mouvements sociaux qui sont un temps désintégrés ; mais les savoir-faire restent et peuvent être réactivés. Dans les communautés délaissées où MiHands intervient, de telles traditions n’existaient pas. En conséquence, les réflexes de survie étaient individualisés, alors qu’aucune solution individuelle ne pouvait permettre aux pauvres de sortir de la misère. Par clientélisme, un élu peut faire la tournée des sinistrés en distribuant de l’argent « pour reconstruire les maisons » – puis s’en va, laissant les bénéficiaires impuissants : comment reconstruire dans un environnement dévasté ? Alors l’argent sert à améliorer le quotidien, à acheter une télévision ou un Karaoké ; et tout reste en l’état. L’élu jugera que c’est la faute des pauvres.
L’individualisme ambiant fait que des familles voisines pouvaient ne pas se connaître en ville, ou ne pas coopérer régulièrement dans les villages. MiHands a donc dû consacrer beaucoup de temps à convaincre de l’utilité d’une organisation collective ; puis transmettre un savoir-faire (convocation et tenue d’une réunion, prise de décisions, gestion des conflits, élections de responsables, répartition des tâches, comptabilité élémentaire, ouverture d’un compte en banque, audit…) ; faciliter les liens avec les autorités locales et l’enregistrement légal des associations sans lesquels elles ne peuvent pas bénéficier de nombreux droits, dont des financements officiels.
Réunions de travail à Don Potenciano Larrazabal (Ormoc City)
J’ai pu constater le chemin accompli. Neuf organisations populaires (People’s Organisations ou « POs »), clairement différentiées des ONG (NGOs), ont vu le jour dans les quatre localités ou intervient MiHands : trois associations de paysans (« farmers »), deux de petits pêcheurs (« fisherfolks ») et quatre de femmes (soit une par localité).
Les quatre localités où MiHands intervient dans l’île de Leyte.
Chaleureuses, les réunions auxquelles j’ai participé avaient un aspect « formel » appliqué : cahier de présence signé, indications précises du nombre de membres, échanges organisés… Il a fallu combattre l’idée assez répandue selon laquelle une association « appartient » à son président et définir la place éventuelle de membres des conseils locaux (au niveau du barangay) : ils peuvent adhérer à l’organisation, mais sans y occuper de responsabilités, car elle ne doit pas être instrumentalisée lors d’élections.
Des communautés populaires en situation fragile
La gravité de la situation après le passage du typhon a obligé MiHands à s’engager dans une intervention de réhabilitation d’ensemble, sur une période de temps plus longue que les trois années initialement envisagées. Cette intervention a été poursuivie en tenant compte de la marginalité des communautés sinistrées (elles n’ont reçu que très peu d’aide de la part des autorités ou des ONG) et de la possibilité d’impulser un processus d’auto-organisation populaire.
Ormoc. La ville portuaire d’Ormoc comprend plus de 200.000 habitants. Elle constitue le centre économique, commercial et culturel de Leyte occidentale. Elle vit de l’agriculture, l’aquaculture, l’énergie (production d’électricité géothermique), l’industrie, les transports et le tourisme. Une zone industrielle proche abrite une grande entreprise de phosphates (pour les engrais) et une importante raffinerie de cuivre.
Ormoc avait déjà subi une catastrophe humanitaire en 1991, à la suite d’inondations torrentielles provoquées par la tempête tropicale Uring. Cette fois-ci, elle a reçu le gros de l’aide internationale distribuée dans cette région. Les quartiers qui en ont bénéficié sont pimpants, les murs repeints à neuf en ocre, rouge, bleu, vert… Bien entendu, tout n’est pas renconstruit ; cependant, MiHands s’est tourné vers d’autres localités situées quelques dizaines de kilomètres plus loin, à l’est ou au nord, qui n’ont pas bénéficié de la même manne.
Pour contribuer, cependant, à surmonter l’isolement dans lequel se trouvent bons nombre de foyers urbains, elle a maintenu une intervention en vue d’aider à la constitution d’une organisation femmes de quartier. Elle avait aussi initialement prévu de soutenir une communauté musulmane. Cela avait un sens particulier pour la coalition MiHands qui favorise la coopération active entre les « trois peuples » de Mindanao, dont le Moros [7]. Cependant, il s’est avéré que les conditions pratiques d’action étaient trop difficiles : les femmes partaient tôt tenir échoppe sur le marché, y passaient la journée et n’avaient plus le temps le soir de se réunir et de collectiviser.
L’Organisation des femmes de Tambulilid (TaWO) [8] a été créée en octobre 2014. Ses membres (actuellement au nombre de 56) n’avaient jamais participé à une activité associative régulière. « Avant, nous ne nous connaissions pas » note la présidente. « Grâce tout d’abord aux séminaires initiés par MiHands, nous nous sommes connues et appréciées. » Les témoignages se succèdent et brusquement, au grand étonnement de l’assemblée, l’une d’entre elles commence à me parler dans ma langue : immigrée, elle a vécu trois ans en France. Le monde est décidément petit.
Les membres de TaWO se réunissent dorénavant une fois par mois. Elles ont mis en œuvre un programme de microfinance autogérée qui contribue, notamment, au développement de petits projets économiques assurant aux familles un revenu. Curieusement, ces projets ressemblent à ceux qui me sont présentés dans des communautés villageoises : élever des porcs destinés à la boucherie, cultiver du riz, produire des herbes médicinales… L’explication est simple. L’agglomération d’Ormoc s’étale sur une vaste surface où l’urbain et le rural et s’interpénètrent – il est d’ailleurs difficile d’y localiser un « centre ville ».
Petite riziculture à Tambulilid.
Femmes. Dans tous les barangay où je me suis rendus, les femmes jouent un rôle important dans le processus de réhabilitation et de reconstruction des communautés initié avec l’appui de MiHands – ainsi que dans l’animation des réunions et des associations.
A Palompon, dans une chapelle aérée qui sert de lieu de réunion.
Quatre associations spécifiques de femmes ont été constituées.
• L’Organisation des femmes de Tambulilid (Tambulilid Women’s Organization – TaWO), brgy Tambulilid (Ormoc), déjà mentionnée ci-dessus.
• L’Association des femmes de Bangkal (Bangkal Women’s Association – BAWA) du brgy. Bangkal (municipalité de Villaba).
• Femmes unies pour le Développement (Nagkahiusang Kababaehan Tuboran sa Kalamboan – NATUKA) du brgy. Don Potenciano Larrazabal (Ormoc City).
• L’Asssociation Progrès des Femmes (Uswag Kababaehan Association – UKA) du brgy. Lat-osan (municipalié de Palompon).
A l’exception de TaWO, toutes ces associations se coordonnent avec des organisations populaires (pêcheurs, paysans) locales mixtes. Sans en avoir le « monopole », les femmes s’investissent activement dans des projets économiques spécifiques qui non seulement assurent des revenus à leurs familles, mais finissent par améliorer la situation de toute la collectivité, qui devient plus autosuffisante. Des biens de première nécessité sont produits sur place. Ils peuvent être achetés en petites quantités pour les besoins quotidiens, sans s’endetter, et évitent les frais de transport qui peuvent peser lourdement quand le barangay est loin des centres commerciaux.
Ces productions concernent évidemment la nourriture, mais peuvent aussi inclure la fabrication de vêtements, l’offre de pédicure ou de manucure, etc. Des savoirs faire et des produits typiquement locaux sont à nouveau mis en valeur, en particulier pour tout ce qui touche à la boulangerie (pain, pâtisserie). J’ai pu bénéficier de ces traditions culinaires à chacune de mes visites – à mon plus grand plaisir gourmand.
Un tissu de micro activités socio-économiques est constitué ou reconstitué. L’important – c’est ce qui fait l’originalité de ces projets – est la synergie initiée entre les initiatives individuelles ou familiales, la microfinance solidaire et autogérée qui aide à les mener, des projets plus collectifs, la solidarité portée par les associations locales, le renforcement du lien social et de l’autonomie dans toute la communauté. La politique de l’aide prend une portée démocratique (auto-organisation de couches populaires) et non plus seulement économique (assurer des revenus). En fait, le succès durable des projets économiques ne sera assuré que par la pérennité du « pouvoir démocratique » porté par les associations et par les mécanismes de solidarité qu’elles assurent. Sinon, chaque coup dur (maladie, endettement à l’occasion d’un décès ou d’un mariage…) se solde par la faillite d’une microentreprise, l’appauvrissement brutal d’une famille et l’aggravation des inégalités sociales.
Beaucoup de foyers ont une activité principale (pêche, riziculture…) et une ou plusieurs activités secondaires – mais cette dernière peut devenir en fait la première source de revenus. Ainsi, un couple a utilisé son droit d’accès à la microfinance pour ouvrir un atelier de couture, fabriquant des uniformes scolaires pour les enfants. L’épouse s’occupe des finitions (boutons, boutonnières, attaches…). L’époux est à la machine à coudre quand j’arrive – une machine manuelle. Ils rêvent d’obtenir une machine électrique qui leur permettrait de traiter des tissus plus épais, des bluejeans…
L’ombre des possédants
Question majeure : la pérennité de la reconstruction au profit des plus démunis est constamment menacée par le pouvoir des possédants.
L’aimable hacendero . Ma toute première visite fut au village de Don Potenciano Larrazabal, à l’intérieur des terres est inclut dans le périmètre de la municipalité d’Ormoc City. J’y ai rencontré les associations de paysans et de femmes à l’ombre d’un bouquet d’arbres. A l’arrière-plan, un petit bâtiment censé offrir protection en cas de tempête – la population s’y était réfugiée en novembre 2013, mais le super typhon l’avait détruit ! Il a été reconstruit, en plus solide.
L’absence d’irrigation est ici un problème majeur, alors que les organisations veulent développer la riziculture et l’aquaculture en eau douce. Mes hôtes me l’expliquent quand un homme élancé, au teint clair de métis espagnol, apparaît et vient s’asseoir avec nous, sans demander la permission à personne. Il s’agit de l’hacendero, qui possède la plus grosse plantation de canne à sucre de la localité – il emploie d’ailleurs comme coupeur de cannes bien des hommes de la communauté. Le patron s’invite à notre réunion. Aimable, il abonde : les paysans devraient effectivement constituer une association légale pour réclamer à la municipalité la construction d’un système d’irrigation, il les soutiendra. D’ailleurs, cela fait longtemps que lui même l’exige, mais c’est compliqué et coûteux. Après son départ, la discussion reprend, un peu contrainte. Une militante de MiHands fait remarquer, acide, que ce grand propriétaire foncier est d’autant plus favorable au projet que, établis sur ses terres, le système d’irrigation lui appartiendra.
La condition des coupeurs de canne dans les haciendas traditionnelles ne semble pas avoir tellement changé depuis mon premier séjour aux Philippines, en 1977, qui m’avait permis de visiter une plantation dans la province de Negros occidental, plus à l’ouest. En revanche, le contrôle social exercé par l’élite traditionnelle semble – à première vue – moins « serré », moins total. Je n’ai malheureusement pas eu la possibilité d’en discuter.
Un propriétaire foncier agressif. Nous sommes cette fois-ci dans la municipalité côtière de Palompon, Brgy. Lat-osan. Là où MiHands œuvre, les maisons qui n’avaient été qu’abimées ont été retapées. La reconstruction de celles qui ont été entièrement détruites – une opération qui coûte cher (achat de matériel) – a commencé. MiHands a fourni la matière première.
Des habitants montent des charpentes de bois, quand un homme s’approche. C’est l’ancien propriétaire des terrains qui ont été distribués aux résidents lors de la réforme agraire postérieure à 1986. Il est bien décidé à reprendre « son » bien. Il déclare sans ambages que ce n’est pas la peine d’engager des travaux importants, car dans quelques mois il expulsera quiconque ne lui achètera pas la terre – à un prix exorbitant. Boboy, de MiHands, lui fait sèchement remarquer que seule une décision de justice peut décider d’une telle expulsion.
La législation concernant la réforme agraire est complexe. MiHands a pu bénéficier d’une formation fournie par des experts concernant les droits des petits pêcheurs – mais pas encore concernant les bénéficiaires des distributions de terres post-1986. Les liens avec des associations et ONG intervenant dans la ville d’Ormoc pourraient être précieux, car cette question a ici déjà été portée devant les tribunaux, avec une jurisprudence favorable aux résidents.
Quand manque l’espace vital. Nous voilà sur un étroit ruban côtier, au brgy. Bangkal (municipalité de Villaba). Les maisons se succèdent, à la queue leu leu, leur porte donnant sur la route et les fenêtres arrières sur l’eau. A intervalle régulier, des poteaux annoncent que cette zone a été déclarée inconstructible. Impossible cependant de reconstruire le village un peu plus loin à l’intérieure des terres. Il n’y a à cet endroit pas de plaine et, comme souvent dans cet archipel, pas de contreforts non plus : le flanc de montagne s’élève brusquement, d’emblée en pente raide.
La pépinière de mangrove.
Les familles de pêcheurs sont condamnées à vivre entre route et mer. On comprend l’intérêt qu’elles porte à la reconstitution de la mangrove : cette forêt palustre, dense, offre un milieu très favorable aux poissons, crabes ou crevettes ; et aussi une protection face aux sautes d’humeur des vents et océans. Une crèche à mangrove et la plantation des pousses sur les hauts fonds côtiers sont l’un des principaux projets de MiHands dans cette localité.
On plante la mangrove à Bangkal.
L’insécurité vient des aléas naturels ; mais aussi de la destruction de la vie marine par la pêche industrielle (il y a en revanche peu de risque que l’industrie touristique s’intéresse jamais à ce bout de côte). MiHands, avec l’aide notamment de la Fédération de Paris du Secours populaire, assure le remplacement de pirogues détruites par le typhon et l’achat de moteurs, ainsi que la fabrication de dispositifs légers facilitant la densification de la population de poissons.
Un pêcheur a reçu une nouvelle barque à Lat-osan, sur laquelle il va poser un moteur.
Assurer le soutien aux communautés populaires
La réhabilitation et la reconstruction des zones sinistrées sont, on le voit, à la fois lentes, difficiles et complexes, car elles exigent des savoir-faire et des expertises multiples – et parce qu’elles se heurtent à de puissants intérêts établis. On ne s’en rend pas nécessairement compte à l’étranger, quand on finance un projet très spécifique (construire un puit…), mais cela devient clair si l’on suit l’ensemble du processus. Ce processus à un versant « institutionnel » dont il ne faut pas sous-estimer l’importance.
MiHands établit systématiquement des liens avec les autorités locales, au niveau du barangay, et municipales, ou avec la représentation des départements gouvernementaux chargés de l’aide aux sinistrés ou de la lutte contre la pauvreté. Les formations préparées pour les organisations populaires sont aussi offertes aux conseillers municipaux ou de barangay. J’ai moi-même rencontré des élus locaux et je me suis rendu compte qu’ils étaient souvent effectivement intéressés par les sujets traités comme, dans le cas du bgy. Captain de Tambulilid (Ormoc), par la conception de l’aide mutuelle expérimentée par l’association des femmes TaWO. Ma présence l’avait aussi frappé : « vous êtes le premier donateur à dialoguer directement avec les personnes et associations concernées. Les autres se contentent de rencontrer les autorités. ».
La brgy. Captain de Bangkal (Villaba) est devenue une vraie fan. Elle participe très activement aux activités associatives, a suivi avec passion les formations locales, puis s’est montrée la meilleure élève au niveau municipal. On sent qu’elle a le plaisir d’apprendre et – elle vit sur place – de trouver des solutions concrètes aux problèmes de ses voisins.
La certification des associations (un processus laborieux) et les liens tissés avec les autorités locales ou administratives ont permis de postuler à des fonds de réhabilitation ou de lutte contre la pauvreté (effectivement reçu, par exemple à Ormoc) et à demander que des mesures protectrices soient prises. Le maire de Villaba s’est notamment engagé à promulguer un décret protégeant les eaux marines, afin qu’elles restent de bonne qualité là où des dispositifs favorisant la reproduction des poissons sont implantés. Il importe aussi que l’audit financier des associations soit régulièrement effectué par une autorité indépendante et cette tâche revient au conseil de barangay.
La recherche d’expertise prend parfois des chemins inattendus. Des liens personnels se sont tissés avec le responsable « aquaculture » de l’USAID [9] résident à Ormoc. Le contact a été établi avec l’Association des pêcheurs du brgy. Bangkal (Barangay Bangkal Fishermen’s Association, BBFA), des conseils locaux et la municipalité de Villaba. Un projet a été ainsi développé, concernant le bgy. Bangkal, mais aussi le brgy. Silad – et une coopération directe s’est nouée entre les petits pêcheurs des deux localités.
Les organisations populaires luttent pour que les droits du « petit peuple » soient reconnus par les autorités et légalement protégés. Le niveau de politisation de la population, dans cette partie de l’île de Leyte, reste très faible. La politique est perçue comme l’affaire des élites, des clans familiaux. Les organisations de gauche ne sont pas implantées ici. Le Parti communiste a peut-être une structure dormante quelque part, mais si c’est le cas, elle ne se manifeste pas. Il faut dire que la démarche de construction des associations mise en œuvre par MiHands lui est assez étrangère. Elle promeut l’auto-organisation et la capacité d’autodécision du mouvement social (au lieu de la placer sous le commandement du parti). Elle vise à améliorer effectivement les conditions d’existence de ses membres et de leurs communautés (ce que le PC rejette à priori comme réformiste).
Il s’agit bien de renforcer la représentativité et le pouvoir des organisations populaires locales, à partir d’objectifs dont la légitimité est clairement comprise parce qu’elle touche à la vie quotidienne. L’horizon ne se limite cependant pas au village. Les associations des quatre barangay où MiHands intervient font régulièrement le point ensemble et bénéficient de l’expérience accumulée à Mindanao par les composantes de la coalition. Elles s’intègrent aussi par ce biais à des initiatives régionales et des réseaux nationaux militants (justice climatique, lutte contre la pauvreté…).
Au bout de trois ans, une étape a été franchie. Des organisations existent, fonctionnent, ont accru le nombre de leurs membres. De nombreux projets concrets ont été initiés ou sont en préparation. L’utilité du collectif est reconnue. Une seconde étape s’ouvre, non dénuée de chausse-trappes. Les trois prochaines années ne seront pas moins décisives que les précédentes.
Apprendre et se solidariser
La politique de reconstruction vise un ensemble d’objectifs. Le recours à une agriculture paysanne organique permet, par exemple, de diversifier les productions (riz, noix de coco, légumes, cacahouètes, maïs…) et d’échapper à la monoculture de plantation (cocotiers, canne à sucre) – et donc de renforcer le contrôle des petits producteurs sur leur économie. Elle est plus résistante aux aléas climatiques, ou plus facile à réhabiliter après une catastrophe. Elle est plus saine et réduit la dépendance au marché – il en va de même pour le recours aux herbes médicinales ou l’acuponcture (quand ces méthodes sont appropriées).
Production locale de Blutangsi Juice extrait de « blue tarnate », de feuilles de « tanglad » (citronelle) et de jus de kalamansi (citron vert).
Des bangkas, sakayan (barques de pêche élancées encadrées de flotteurs) ou des carabaos (le buffle d’eau, principal animal de trait) sont souvent d’usage collectif, décernés à tour de rôle aux pêcheurs et paysans.
De nouveaux moteurs arrivent à Bangkal. Une aide d’autant plus bienvenue que les secteurs de pêche se trouvent à trois kilomètres en mer.
La microfinance autogérée (les tontines) permet d’éviter de tomber sous la coupe de prêteurs. Les fonds de départ sont généralement fournis par MiHand. Les membres de l’association empruntent de quoi initier leur projet individuel (élevage de cochons ou de volaille, par exemple), puis rendent l’emprunt après la vente pour reconstituer l’intégralité du fonds de roulement, tout en gardant les bénéfices réalisés.
Des systèmes d’aide mutuelle sont aussi établis : des collectes d’argent seront effectuées auprès des membres pour parer aux risques d’endettement d’un foyer. Des funérailles notamment peuvent être ruineuses. Il faut accueillir et entretenir toute la famille élargie (et attendre l’arrivé de celles et ceux qui travaillent à l’étranger). La période de veillée mortuaire dure neuf jours, avant l’inhumation.
Pour gérer ce mécanisme solidaire, des règles très précises doivent être définies à l’avance : à partir de quand un nouveau membre peut y avoir droit, combien de fois par un foyer peut être aidé en cas de maladie – et jusqu’à quel montant ? Les pauvres aidant des pauvres ne sauraient remplacer un système public de sécurité sociale. Ils ne peuvent malheureusement s’entre aider que dans une certaine mesure.
Sans être révolutionnaires, des rapports sociaux nouveaux émergent : un rôle plus étendu, plus reconnu des femmes ; la modification de la relation entre l’individuel et le collectif…
Cela fait déjà une dizaine d’années qu’ESSF s’est engagée dans la solidarité envers les victimes de catastrophes humanitaires. Pourtant, chaque jour qui passe lors de ma visite, j’ai le sentiment d’apprendre du neuf. Le sentiment aussi de la qualité du travail accompli, car rien, vraiment rien, n’est simple. Comment éviter – alors que les besoins sont si grands, les espérances si pressantes et les moyens si limités – que des conflits individuels ne mettent en danger les solidarités et le fonctionnement collectifs ?
Comment progresser localement alors que la situation nationale est si aléatoire que personne ne sait vraiment où va la présidence Duterte ?
L’action gouvernementale (sous la précédente administration Aquino) après le super typhon Yolanda est lardée de scandales. Des financements ont mystérieusement disparu. Des prébendes clientélistes ont été levées à tous les niveaux. Des immeubles inhabitables ont été érigés. Des maisons ont été construites à la va-vite, les murs fissurés, loin de tout, sans électricité, sans eau courante, sans tout-à-l’égout…
Les 6 et 7 novembre derniers, une grande conférence s’est réunie à Leyte, à l’initiative de la Communauté des Survivants de Yolanda et leurs Partenaires [10]. Elle demande à la nouvelle administration du président Roberto Duterte une remise à plat générale de la politique d’aide – à commencer par la suspension immédiate d’un très grand projet de réaménagement côtier autour de Tacloban qui conduirait à l’éviction de populations sans aucune garantie de relocation dans des conditions par elles acceptables.
A Ormoc, à Leyte et au-delà, le combat des survivants se poursuit. Il nous faut tout à la fois, en ce moment charnière, réaffirmer notre solidarité politique avec les victimes du super typhon Yolanda, et relancer notre solidarité financière.
Pierre Rousset
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