Document ayant servi de base à l’intervention d’Alain Baron (Union syndicale Solidaires) lors de la réunion publique organisée à Paris le 6 décembre 2016 par le comité de soutien constitué en France. Texte révisé le 17 janvier 2017.
Dans une première partie je résumerais ce qui m’a le plus intéressé dans les formes de lutte utilisées à Jemna.
Dans une deuxième partie j’introduirais, comme cela m’a été demandé, la discussion que nous aurons ensuite concernant « l’économie sociale et solidaire ».
Première partie : En quoi l’expérience de Jemna est-elle porteuse d’espoirs ?
Cette lutte constitue un des épisodes de la révolution de janvier 2011
Le 12 janvier 2011, des dizaines d’habitants de Jemna imposent la « légitimité révolutionnaire ». Ils reprennent la terre d’une des plantations dont leurs ancêtres avaient été spoliés lors de la colonisation, en écartant les exploitants que la dictature y avait installé.
Des centaines d’habitants organisent un sit-in pendant 96 jours devant la ferme concernée. L’armée et la police préfèrent éviter la confrontation avec eux.
Au départ, il avait été question de partager l’exploitation en petits lots. Finalement, la gestion collective de celui-ci a été retenu.
L’organisation collective de la lutte
Une association est crée à cet effet qui tient des assemblées générales publiques sur la place centrale du village où tout le monde peut s’exprimer librement.
En cas de désaccord, les habitants reportent la prise de décision à une réunion ultérieure afin de laisser le temps à tout le monde de réfléchir à une nouvelle proposition consensuelle.
En rupture avec les pratiques d’avant 2011, les membres de l’association ne reçoivent ni salaire ni un pourcentage des bénéfices.
L’Union syndicale Solidaires se retrouve pleinement dans cette façon de mener les luttes. Pour nous, la démocratie dans les luttes est en effet un facteur essentiel pour rester mobilisés dans la durée. C’est aussi ce qui favorise l’autonomie vis-à-vis de toutes forces extérieures (politiques, étatiques, et gouvernementales).
Une rupture dans la manière de produire
Elle s’appuie sur les savoir-faire locaux considérés pendant la colonisation, puis après l’indépendance comme archaïques, et surtout comme des contraintes et des freins au développement économique du pays.
Des projets de diversification sont en discussion (arbres fruitiers, cultures maraîchère). Mais leur mise en place est bloquée par l’attitude du pouvoir en place depuis 2011.
Une amélioration de l’efficacité
Depuis 2011, le rendement de la ferme a augmenté et les bénéfices annuels ont été multipliés par deux. Une partie des bénéfices a été réinvesti dans les infrastructures de l’oasis.
Les comptes sont présentés à la population et contrôlés par un cabinet conseil indépendant
L’amélioration du sort des salariés
Le nombre de salariés permanents est passé de 20 ouvriers à 133, et les salaires ont été revus à la hausse.
L’amélioration du sort de l’ensemble de la population
C’est à cela qu’est affecté une grande partie des bénéfices :
– construction d’un nouveau Souk couvert au centre-ville,
– construction des toilettes et d’une grande cour à l’école primaire principale de Jemna,
– construction d’une salle de lecture et d’une salle des profs dans une autre école primaire,
– aménagement d’un terrain de jeu public,
– soutien des mosquées et de l’école coranique de la ville,
– financement d’un centre pour les personnes à besoins spécifiques,
– soutien au festival culturel de la ville,
– entretien du cimetière de la ville
– achat d’une ambulance.
En dehors de Jemna, l’association finance des associations comme :
– l’association de l’enfant autiste à Kébili,
– l’association des malades du cancer à Kebili,
– d’autres organisations de la société civile.
Tout cela permet de renforcer la mobilisation populaire autour de cette expérience : en 2014, de nombreux habitants ont accompagné le président de l’association et deux de ses membres lors du procès qui leur a été intenté.
Les difficultés rencontrées
Le contexte politique et économique
– la hargne des corrompus de l’époque de la dictature
– la pression des grands exploitants,
– un système financier qui n’a pas été réformé après 2011,
– les orientations néo-libérales des gouvernements qui se sont succédés depuis 2011,
– le refus du pouvoir de reconnaître l’association et qui empêche notamment les ouvriers d’être couverts par la Sécurité sociale,
– le refus du pouvoir que l’association gère l’oasis et le blocage des comptes bancaires suite à la vente de la dernière récolte
– la question de la propriété de la terre à Jemna et dans le reste de la Tunisie.
Avant le colonisation, les populations locales, détenaient les terres concernées en propriété collective et indivisible.
Entre 1956 et 2010, les habitants de Jemna n’ont pas réussi à les récupérer.
Il a fallu attendre le renversement de Ben Ali pour qu’ils imposent le principe suivant lequel la terre doit appartenir d’abord à ceux qui la cultivent pour se nourrir et pour nourrir les autres.
Au départ, il avait été question de partager la ferme en petits lots. Finalement, la gestion collective de celui-ci a été retenu.
Mais celle-ci se heurte à la volonté de l’Etat de se proclamer propriétaire de l’exploitation.
Ce blocage politique ne peut être résolu que par une politique volontariste de redistribution des terres domaniales qui ne concerne pas que Jemna, c’est-à-dire une réforme agraire radicale.
Dans un tel contexte, le principal le principal atout de Jemna reste de la mobilisation, en Tunisie et au-delà.
Deuxième partie : Quelques pistes de réflexion autour de ce que pourrait être une autre organisation de l’économie
La lutte de Jemna a stimulé en Tunisie les débats sur ce que pourrait être une autre organisation de l’économie. Implicitement ou explicitement, il est fait référence aux expériences d’autres pays, à commencer par la France.
Il existe en effet en France une multitude de structures non-étatiques déclarant fonctionner sur des règles différentes de celles habituellement en vigueur dans une économie de marché.
On y trouve des coopératives, des mutuelles, des associations, et de fondations.
Celles-ci sont très diverses par leur taille, les préoccupations idéologiques éventuelles de leurs fondateurs, et la réalité de leur fonctionnement.
Mon organisation syndicale n’a pas pour l’instant de position officielle les concernant. Nous commençons seulement à en débattre, et nous cherchons pour cela à mieux connaître cette réalité foisonnante.
Je me contenterais de présenter quelques pistes de réflexion en me limitant aux expériences issues de deux grandes traditions historiques que je connais le moins mal en tant que syndicaliste.
Il conviendrait d’y ajouter des milliers d’autres exemples qui :
– soit n’entrent dans aucune de ces deux catégories,
– soit n’y entrent que partiellement,
– soit déclarent vouloir combiner certaines des caractéristiques de l’une et l’autre.
1) La tradition issue du syndicalisme de lutte et de « transformation sociale »
* En ce qui concerne les structures issues de luttes de salarié-e-s
En tant que « groupement de résistance », nous pensons que le syndicalisme doit participer et/ou soutenir les luttes visant à préserver et améliorer les droits des travailleurs et/ou de la grande majorité de la population.
Solidaires se retrouve pour cette raison pleinement dans des expériences comme celles de LIP ou Fralib, où les travailleuses et travailleurs en lutte ont fini par constituer des coopératives de production pour sauvegarder leurs emplois :
D’où notre soutien aux luttes :
– de l’oasis de Jemna (Tunisie)
– du mouvement zapatiste dans le Chiapas (Mexique),
– dans les centres de santé en Grèce,
– dans des entreprises « récupérées » en Argentine.
Il convient de noter que nombre de ces expériences ont du mal à sauvegarder leurs principes fondateurs si les mobilisations s’essoufflent dans les entreprises concernées ainsi que dans l’ensemble de la société.
* En ce qui concerne la « transformation sociale »
La fameuse « Charte d’Amiens » votée en 1906 par la CGT expliquait que « le syndicat (...) sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ». La CGT de l’époque ajoutait qu’il fallait au préalable réaliser « l’expropriation capitaliste » par « la grève générale ».
Se plaçant également dans une perspective anti-capitaliste, d’autres courants proposaient à l’époque une réorganisation globale de l’économie, basée sur les coopératives de production et/ou de consommation, ainsi que les mutuelles :
– certains se situaient dans le cadre d’une rupture révolutionnaire, comme le proposait notamment la position votée majoritairement par la CGT en 1906,
– d’autres pensaient que ces nouvelles formes d’organisations pourraient graduellement se développer et se substituer progressivement au capitalisme.
2) La tradition de limitation de certains excès du capitalisme
A l’autre bout de l’échiquier politique, existent depuis le 19e siècle des courants puissants souhaitant seulement corriger certains excès du capitalisme, afin de le rendre plus acceptable :
– certains avant tout pour des raisons morales et/ou religieuses,
– d’autres avant tout pour couper l’herbe sous le pied au mouvement ouvrier et de prémunir de tout risque révolutionnaire.
Cette tradition a été à l’origine de la mise sur pied d’un certain nombre de coopératives et de mutuelles.
3) Englober sous la même appellation des entités appartenant à des types d’organisations extrêmement variées a-t-il un sens ?
C’est l’objectif proclamée de la loi française du 31 juillet 2014 sur « l’économie sociale et solidaire ».
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029313296&categorieLien=id
C’est souvent à celle-ci que se réfèrent implicitement ou explicitement celles et ceux qui voudraient importer ce « modèle » en Tunisie où des activités de ce type ne recouvriraient actuellement qu’environ 1 % des emplois.
En France, les entités estampillées ainsi regroupaient 9,2% du total des salariés en 2014. Ceux-ci travaillent dans des associations, des coopératives, des mutuelles et des fondations.
Sont regroupés pêle-mêle sous la même étiquette :
– des entités de quelques personnes, dépendant souvent en grande partie de subventions publiques aléatoires,
– d’énormes groupes financiers pleinement impliquées dans le capitalisme mondialisé comme le Crédit Mutuel, le Crédit agricole, et la BPCE (regroupement de la Banque populaire et de la Caisse d’épargne. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281365
D’après la loi de 2014, les entités estampillées « économie sociale et solidaire » sont sensées satisfaire notamment à deux obligations :
Article 1 - « Un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices » ;
Article 2 - « Une gouvernance démocratique ».
* « Un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices »
Trois des cinq premiers groupes bancaires français font officiellement partie de « l’économie sociale et solidaire ». Ils obéissent pourtant aux même règles que les autres opérateurs financiers :
– participation active aux privatisations, fusions et acquisitions,
– spéculation en Bourse et sur les devises,
– et de façon croissante, des conditions préférentielles pour les nantis, avec augmentations constantes des frais pour les « petits clients »
– salaires démentiels des cadres dirigeants, parfaitement anti-sociaux et anti-solidaires.(1)
Ces banques font partie des leaders du processus de financiarisation et de privatisation de l’ensemble des activités humaines, économiques, sociales, culturelles, de sécurité ou de loisirs.
L’une des principales d’entre elles, le Crédit mutuel (2), s’est récemment fait prendre la main de sac pour avoir organisé tout un système de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale, passant notamment par :
– l’acceptation des dépôts réguliers de fortes sommes en cash sans justificatif d’origine des fonds,
– des transferts suspects vers des sociétés-écrans dans des « paradis fiscaux » ou vers des casinos caribéens.
* La « gouvernance démocratique » :
– « Des sociétaires de banques mutualistes sans réelle influence » titrait en 2015 le journal financier « L’AGEFI ». http://www.agefi.fr/banque-assurance/actualites/hebdo/20160210/societaires-banques-mutualistes-reelle-influence-156960
Quand aux salariés et aux organisations syndicales des banques « sociales et solidaires », ils sont le plus souvent traités aussi mal que dans les autres entreprises.
Dans une des principales banques du groupe Crédit mutuel, le PDG a fait l’objet de plusieurs plaintes pour non-respect du droit syndical. Par ailleurs, les trois salariés qui avaient dénoncé les pratiques frauduleuses de certains dirigeants ont été flanqués à la porte.
– Le secteur associatif, qui était fondé sur un engagement bénévole, est devenu un milieu professionnel comportant 1,8 million le nombre de personnes travaillant dans différents secteurs (santé, social, international, culture, éducation populaire, sport, etc.).
Il s’agit souvent d’emplois précaires (CUI-CAE, CDD, Contrats d’avenir…), voire non-reconnus (stages, services civiques…).
A chaque restriction du budget de l’Etat, des emplois sont supprimés.
Dans les associations, les employeurs bénévoles confondent souvent leur disponibilité à toute épreuve en tant que militant avec l’engagement professionnel de leurs salarié.e.s, dont le contrat de travail est garant.
Et cela d’autant plus que :
– L’organisation d’élections n’est pas obligatoire selon le code du travail pour les structures de moins de 10 salarié.e.s
– Près de 30% des salarié.e.s associatifs ne sont pas couverts par une convention collective
Source : http://www.syndicat-asso.fr/qui-sommes-nous/historique/
Notes :
1. On pouvait, par exemple, lire en 2009 dans le quotidien financier « Les Echos » :
"C’est un patron de banque mutualiste, Michel Lucas, directeur général du Crédit Mutuel-CIC, qui est devenu l’an dernier le dirigeant de banque le mieux payé de France.
Sa rémunération due au titre de l’année 2008 s’est élevée à 1.305.000 euros, le tout grâce à son seul salaire fixe. Ce dernier inclut les rémunérations au titre de ses fonctions au Crédit Mutuel et celle de président du directoire du CIC. Dans son rapport, le groupe est le seul néanmoins à ne pas préciser si un éventuel variable au titre de l’année 2008 sera versé pour ses fonctions au CIC, comme il en avait perçu les années précédentes.
Hors variable, sa rémunération est en hausse de 11 % alors même que le CM4-CIC a publié un résultat net part du groupe en baisse de 79,5 % en 2008".
http://www.lesechos.fr/06/05/2009/LesEchos/20419-150-ECH_remunerations-2008---michel-lucas--dirigeant-de-banque-le-mieux-paye-de-france.htm
2. Des grandes déclarations vertueuses https://www.creditmutuel.fr .... aux pratiques plus que douteuses
* « Fraude fiscale : la justice enquête sur une filiale suisse du CIC-Crédit Mutuel »
http://www.challenges.fr/entreprise/fraude-fiscale-la-justice-enquete-sur-une-filiale-suisse-du-cic-credit-mutuel_99176
* « Un système rôdé d’évasion fiscale dénoncé dans l’enquête « censurée » sur le Crédit mutuel. Le documentaire censuré par Vincent Bolloré sur Canal+ a été finalement diffusé par France 3 ».
http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2015/10/07/la-banque-l-evasion-fiscale-et-le-blanchiment_4783863_3236.html
* « Le Crédit Mutuel à l’heure des tourments »
https://blogs.mediapart.fr/edition/reforme-bancaire-promesse-tenue/article/171015/le-credit-mutuel-lheure-des-tourments
Pour en savoir plus, lire notamment :
– Introduction à deux articles sur la récupération et la gestion collective de ses terres par la population de Jemna (Tunisie)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39409
– Jemna, ou la résistance d’une communauté dépossédée de ses terres agricoles
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39218
– La récupération de leurs terres et leur gestion collective par la population de Jemna
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39235