Face aux pupitres d’écolier, le tableau noir est encore couvert de signes. Idéogrammes, nombres, croquis. Rien ne semble avoir bougé depuis le 11 mars 2011 à 14 h 46. Une paire d’éponges desséchées s’effrite sur le repose-craie. Une image d’une ironie cruelle, car, à l’extérieur de ce qui était encore, il y a sept ans, l’école élémentaire d’Arahama, tout a été effacé par les flots. De l’arrondissement de Wakabayashi, vu du toit-terrasse de l’école, il ne reste qu’un paysage sableux brassé par le ballet incessant des pelleteuses et des camions à benne. Difficile d’imaginer que cette école était entourée par 800 maisons où vivaient 2 200 personnes. L’océan se trouve à 700 mètres. Une digue est en construction, tandis qu’une voie rapide surélevée de 6 mètres commence à courir vers l’intérieur des terres. Entre ces deux chantiers, plus rien n’accroche le regard, hormis un petit cimetière aux stèles enchevêtrées comme les bâtonnets d’un jeu de mikado.
Nous sommes dans la région de Tohoku, sur la côte orientale du nord d’Honshu, l’île centrale de l’archipel nippon. Avec un million d’habitants, la ville de Sendai est le chef-lieu de la préfecture de Miyagi, bordée au sud par celle de Fukushima et à l’est par l’océan Pacifique. Le tsunami du 11 mars 2011 fut provoqué par un séisme d’une violence inouïe enregistré à 130 kilomètres au large de Sendai [1]. « Les vagues, de 20 mètres de hauteur, ont foncé sur la côte à une très grande vitesse. Seule cette école construite en 1873 a résisté ! Trois cent vingt personnes, collégiens, personnel, proches voisins, y ont trouvé refuge avant d’être hélitreuillées », raconte le bénévole qui nous fait visiter les lieux. « Au départ, poursuit-il, la municipalité voulait la démolir, et puis on s’est dit qu’il fallait la conserver. Notre préfecture a été la plus touchée. Douze mille personnes sont mortes. À Sendai, la majorité des victimes (930) résidaient dans l’arrondissement de Wakabayashi. » Nous redescendons aux premiers étages. Médusés, nous observons les photographies de salles de classe éventrées par les voitures prises dans une gangue de terre, d’immondices et de ferraille. « Tout est resté en l’état. Nous avons seulement renforcé les structures pour l’ouvrir au public au printemps 2017. Depuis, nous recevons chaque jour environ un millier de personnes. Elles viennent des quatre coins du Japon. »
L’arrondissement est désormais classé par la municipalité comme zone à risque, où il est interdit de construire. Les survivants se sont réfugiés à l’intérieur des terres dans des logements temporaires. Le cataclysme s’est déroulé en trois temps : le séisme, puis le tsunami, et enfin l’accident nucléaire. Sur les 450 000 personnes déplacées, 160 000 ont dû fuir la radioactivité consécutive à l’explosion de la centrale de Fukushima-Daiichi (voir « Cataclysme foudroyant, désolation durable »). En 2018, on en mesure l’impact aux travaux titanesques qui jalonnent 500 kilomètres de côtes, parfois dévastées jusqu’à près de 30 kilomètres à l’intérieur des terres. Partout, des milliers d’engins de travaux publics s’affairent pour déblayer, terrasser, reconstruire. À mesure que le bus progresse le long du Pacifique, les chantiers donnent le vertige.
À 90 kilomètres au nord-est de Sendai, Minamisanriku était une petite ville côtière de 17 000 habitants. Détruite à près de 70%, elle a cédé la place à des terrassements surélevés en forme de pyramides. Sur ces terrains remblayés à force de déchets et de montagnes façonnées par les pelleteuses, de petites constructions en bois se détachent. Apparaissent une poste, un salon de coiffure, un vendeur de sushis, et déjà une pâtisserie, à la devanture ornée de gâteaux magnifiquement présentés. Une musique sirupeuse enveloppe la vingtaine de commerces. Un terrassier m’observe. Ce travail est la seule chose qui reste à cet ancien pêcheur : « On reconstruit, mais on ne sait pas vraiment pour qui. Beaucoup ne veulent pas revenir là où ils ont tout perdu. En sept ans, les plus jeunes ont refait leur vie, le plus souvent loin d’ici. Moi, j’ai de la chance, j’ai encore ma famille, installée chez mon frère à une centaine de kilomètres. Et puis j’ai ce travail. Redevenir pêcheur ? Plus grand monde ne veut manger de notre poisson, même quand sa teneur en radioactivité est en deçà des normes autorisées. » Kesennuma, Rikuzentakata, Ofunato, Kamaishi : dans toutes ces petites villes côtières, l’inquiétude ronge les esprits.
Une périphérie froide illuminée par la fée électricité
Sur les hauteurs de Kamaishi trône une statue de Kannon, la déesse de la compassion. Du sommet de ses 48 mètres, la vue est spectaculaire. Les engins de chantier s’activent pour reconstruire les digues qui avaient été inaugurées quelque temps avant le tsunami : trois murs de longueurs différentes (990, 670 et 330 mètres), ancrés à plus de 63 mètres de profondeur, qui ont été totalement submergés. Pis, ils ont engendré un phénomène de ressac qui a décuplé la violence des vagues. « Mais comment faire autrement ? interroge un contremaître. Si on veut que la population revienne, il faut la rassurer. Pour l’heure, il y a plus d’ouvriers que d’habitants. Mais pour combien de temps encore ? Car l’État commence à se désengager. » Si le gouvernement a investi 25 500 milliards de yens (195,7 milliards d’euros) entre 2011 et 2015, il a divisé cette somme par quatre pour la période 2016-2020 [2].
« Vous savez, témoigne M. Kowata, natif de ce Tohoku (« Nord-Est ») qui comprend 10 millions d’âmes, ici, on n’est pas dans la région de Kanto (Tokyo) ou dans celle de Kansai (Kyoto), qui concentrent population et capitaux. » Comme l’écrit Tawada Yoko dans son Journal des jours tremblants [3], « après le séisme de Kobe, en 1995, pour l’approvisionnement immédiat en nourriture, par exemple, il a suffi que les grands magasins mettent à disposition les produits de leurs rayons en les alignant sur les trottoirs. Or, dans les villages de pêcheurs du Nord-Est, il n’y a pas de grands magasins et, de plus, les sinistrés ne vivent pas regroupés sur un territoire restreint ». Pourquoi, en 2011, les vivres n’ont-ils pas été largués par hélicoptère ? Parce que « la loi sur la sécurité du territoire ne le permettait pas, poursuit l’écrivaine. Pas un homme politique n’a eu le courage d’assumer une mesure dérogatoire liée à une situation d’urgence. »
La plus vaste région d’Honshu fut la terre des Aïnous, le peuple autochtone qui vivait aussi dans l’île d’Hokkaido avant la conquête japonaise du XIXe siècle. Ce fut longtemps le bout du monde, que les Japonais reléguaient avec mépris à la périphérie froide du centre impérial, Kyoto hier, Tokyo aujourd’hui. Ce Michinoku (« terre au-delà des routes »), l’ancien nom de Tohoku, était si éloigné des lieux de pouvoir qu’il ne pouvait être habité que par des barbares, des parias ou des asociaux, comme les yamabushi, ces ermites errant dans les froides montagnes de Yamagata.
Quand, à partir des années 1960, l’État eut l’idée de construire dans la région de Tohoku plusieurs centrales nucléaires, il s’agissait d’apporter la lumière à ses habitants, au sens propre comme au sens figuré, même si les principaux usagers sont les citadins de la capitale. Pour Tokyo et ses environs (40 millions d’habitants), Tohoku est une aubaine, à la mesure de l’infortune qui frappe cette vaste région (67 000 kilomètres carrés) peu développée. La recherche d’un emploi — en dehors de la pêche, de l’agriculture et du tourisme naissant — pousse généralement les jeunes diplômés à l’exode.
Les six préfectures de Tohoku se disputent cette manne nucléaire, qui comprend aussi le complexe de Rokkasho, construit dans l’extrême nord. Ce site accueille une usine d’enrichissement, un centre de stockage et une usine de retraitement conçue en partenariat avec le groupe français Areva sur le modèle de La Hague. En janvier dernier, trente ans après l’annonce de sa construction et plus de 16 milliards d’euros d’investissements, l’ouverture de l’usine de retraitement a été reportée pour la vingt-troisième fois... Elle pourrait entrer en activité en 2021 ; et le centre de production du très controversé MOX (mélange de dioxyde de plutonium et de dioxyde d’uranium, qui recycle une partie du combustible utilisé), l’année suivante.
Avec son littoral propice au refroidissement des réacteurs, en l’absence de réseau hydrographique important au niveau national, la préfecture de Fukushima s’est portée candidate, épaulée par plusieurs communes : Fukushima, Okuma, Futaba, etc. À 225 kilomètres au nord-est de Tokyo, l’approvisionnement énergétique se situe à bonne distance. Six réacteurs nucléaires sont donc progressivement construits entre 1967 et 1979. La centrale de Fukushima-Daiichi est dans toutes les têtes. L’ombre célébrée par l’écrivain Tanizaki Junichiro n’est plus [4]. Les multiples et importantes aides étatiques apportées par la fée électricité (subventions, fiscalité avantageuse) irriguent le tissu économique régional. Les édiles bénéficient d’énormes budgets de fonctionnement (sept à dix ans d’autonomie pour la ville de Fukushima), gages d’une popularité transformable en gains électoraux. Les initiales de l’exploitant nucléaire, la Compagnie d’électricité de Tokyo (en anglais Tepco), plastronnent au fronton de la gare de Fukushima.
Le démantèlement devrait prendre encore quarante ans
Si l’ombre reste, elle n’est plus à chercher dans ce clair-obscur qui, selon Tanizaki, donnait à chaque chose son essence intime, sa lumière tout intérieure, mais dans cette collusion entre l’État, les collectivités locales (préfecture, municipalités) et un exploitant nucléaire peu scrupuleux. En plus d’avoir dissimulé près de 200 incidents entre 1977 et 2002 et falsifié des rapports d’inspection [5], Tepco a ignoré un rapport qui, en 2009, lui signalait un risque de tsunami avec une hauteur de vague supérieure aux prévisions établies (6 mètres). Une vague de 14 à 15 mètres arriva moins d’une heure après le séisme de 2011. Toute l’alimentation électrique étant coupée, et leurs systèmes de refroidissement de secours noyés, trois réacteurs entrèrent en fusion en exhalant leur souffle mortifère.
Sept ans plus tard, le coût de la catastrophe semble astronomique, que ce soit pour démanteler la centrale ou pour décontaminer les sols et l’eau. Comment trouver la main-d’œuvre prête à le faire ? Tepco multiplie les niveaux de sous-traitance, avec pour conséquence, à mesure que les preneurs d’ordres se succèdent à distance de l’exploitant principal, un laxisme croissant en matière de compétences et de critères d’embauche [6]. Les employeurs, parfois phagocytés par les yakuzas [7], donnent l’impression de servir les intérêts de chacun : le salarié prêt à mettre sa vie en danger pour gagner un tout petit peu plus en dépassant le seuil d’exposition critique en zone contaminée, ou l’exploitant en quête constante d’une main-d’œuvre qui se raréfie à cause des multiples dangers de ces chantiers hors norme et inédits.
Plus de 60 000 personnes sont intervenues dans la centrale depuis 2011 ; 6 000 travaillent quotidiennement au démantèlement des trois réacteurs qui ont fondu. La principale difficulté reste de localiser et de maîtriser le corium, cet amalgame hautement radioactif issu de la fusion de combustibles nucléaires avec les matériaux métalliques qu’il agrège à son passage. Certaines images fournies par Tepco en janvier 2018 montrent que le corium a percé la cuve du réacteur numéro deux et s’attaque désormais au radier (la base en béton) de la centrale, ultime protection avant que ce magma corrupteur ne contamine les nappes phréatiques qui sourdent dans l’océan Pacifique.
Les rapports officiels japonais ou internationaux réduisent les conséquences sanitaires de la catastrophe à pas grand-chose, attribuant notamment la hausse des cancers aux dépistages systématiques mis en place. Depuis 2011, Cécile Asanuma-Brice, chercheuse en sociologie urbaine au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et chercheuse associée au centre de recherche de la Maison franco-japonaise, parcourt la région. Elle met en doute ce discours rassurant : « Les autorités s’accordent à reconnaître 18 travailleurs morts de doses létales. On peut considérer que ce nombre est très largement sous-estimé. » L’enquête épidémiologique menée sur 380 000 enfants de la préfecture de Fukushima a déjà conduit à détecter 197 cancers thyroïdiens. Selon elle, « les opérations de nettoyage ou de visite du site répondent à un objectif capital : rassurer les habitants afin qu’ils viennent revivre dans leur village d’origine. Quitte à augmenter le seuil de radioactivité acceptable, comme le gouvernement l’a fait dès avril 2011 ». Le taux admissible pour la population est passé de 1 millisievert (mSv) à 20 mSv, soit celui acceptable en temps normal pour les travailleurs du nucléaire, tandis que le taux pour les employés de la centrale était relevé dans un premier temps à 100, puis à 250 mSv, en fonction de l’urgence de la situation.
Pourra-t-on renouveler cette main-d’œuvre corvéable à merci alors que le démantèlement devrait prendre encore quarante ans ? Si la recherche en robotique marche à plein régime, les tâches colossales demeurent actuellement des plus rudimentaires. Trois cents tonnes d’eau sont déversées et contaminées chaque jour pour refroidir les cœurs fondus des réacteurs. Plusieurs milliers de tonnes d’eau en partie traitées, mais toujours chargées de tritium, ont été rejetées dans le Pacifique. Et plus d’un million de mètres cubes d’eau sont à ce jour stockés, dans l’attente d’une autorisation de rejet dans la mer, à laquelle s’opposent pêcheurs et villageois.
Par ailleurs, 600 kilomètres carrés font l’objet d’une décontamination en dehors de la centrale. Progressivement, le gouvernement acquiert auprès d’une multitude de propriétaires ces terrains destinés à accueillir des millions de mètres cubes radioactifs, annexant mois après mois, kilomètre carré après kilomètre carré, ces communes abandonnées à proximité de la centrale. La terre raclée en surface est bien souvent entreposée quelques kilomètres plus loin, au risque de disperser la radioactivité et de contaminer les travailleurs, pour des résultats bien incertains. Au moins 15 millions de mètres cubes de terre et de déchets contaminés reposent dans de grands sacs en toile noire plastifiée dont la durée de vie est limitée à trois ou quatre ans en moyenne, quand ils ne sont pas éventrés. Ceux qui affichent moins de 8 000 becquerels par kilogramme sont réutilisés dans le bitume pour les travaux de ponts et chaussées.
« Ne pas aller en montagne ni près des rivières »
Pour convaincre les réfugiés encore réfractaires à l’idée d’un retour (environ un tiers des 160 000 personnes évacuées), le 31 mars 2017, l’État a supprimé les aides inconditionnelles au relogement qui leur permettaient de vivre en dehors des zones irradiées. Conséquence : près de 27 000 hommes, femmes et enfants n’ont d’autre choix que de revenir.
D’autres stratégies sont plus sournoises. En témoigne cet appel à la résilience adressé aux victimes. Le programme Ethos apprend aux habitants à vivre dans un milieu contaminé : des manuels scolaires ont été distribués à cet effet ; des campagnes télévisuelles ont été lancées pour promouvoir des produits frais en provenance de la zone contaminée et vanter l’efficacité de la décontamination, qui n’a toujours pas été prouvée [8]. À en croire les promoteurs de cette campagne, l’environnement contaminé serait moins nocif pour les populations que la « radiophobie » ou le stress provoqué par un douloureux déracinement [9]. Un habitant de la ville d’Iitate témoigne : « On nous dit qu’il n’y a pas de problème. Qu’il suffit de ne pas aller dans les zones à risque ! On ne peut ni aller en montagne ni s’approcher des rivières, ne pas aller à droite ni à gauche... Comment voulez-vous que l’on vive ici [10] ? » Des conditions de vie épouvantables, dont le Fukushima Minpo se faisait l’écho en rappelant dans son édition du 3 mars 2018 que, depuis la tragédie, 2 211 personnes se sont suicidées ou se sont laissées mourir par manque de soins ou de médicaments.
Si Tepco a finalement été jugée responsable, le 22 septembre 2017, de l’accident nucléaire de Fukushima, l’État, lui, est blanchi et va pouvoir produire des contre-vérités « pour que la population ignore les dégâts réels provoqués par le nucléaire », affirme Cécile Asanuma-Brice. La production d’ignorance est au cœur des méthodes de persuasion qui visent à semer le doute et la confusion sur les seuils de radioactivité tolérés par l’organisme humain. L’État et les lobbyistes du nucléaire étendent leur emprise, car le pays, insiste le premier ministre conservateur Abe Shinzo, ne peut se passer de cette énergie, qui représentait 30% de l’électricité produite au Japon avant l’accident.
Aujourd’hui, dans le pays, 5 réacteurs sont de nouveau en activité, et 19 seraient en attente d’une autorisation. La banalisation de la radioactivité avance à grands pas. La commission exécutive du Comité international olympique chargée des Jeux d’été à Tokyo en 2020 a approuvé en mars 2017 la proposition d’organiser des matchs au stade de base-ball Azuma à Fukushima (à 90 kilomètres au nord-ouest de la centrale), qui sera rénové pour l’occasion. « Des tarifs préférentiels seront peut-être réservés aux natifs de Tohoku,ironise M. Takeda, un déplacé de Fukushima, avant de se raviser. Pas sûr : nous sommes devenus les parias du Japon. Vous savez, certains croient encore que nous sommes contagieux... »
Philippe Pataud Célérier
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