Il y a, à Nouméa la Blanche, une opulence qui s’affiche. La Nouvelle-Calédonie est, dit-on, l’endroit du monde où l’on compte le plus de Porsche Cayenne par habitant, et la liste d’attente chez le concessionnaire est longue. Les boutiques de luxe abondent. Les bateaux de plaisance se disputent les places de stationnement dans les ports, et il existe une crise du logement même pour l’achat d’un appartement de luxe.
Si le coût de la vie est élevé, c’est peut-être parce que ce territoire reste une destination privilégiée pour nombre de hauts fonctionnaires retraités métropolitains. S’établissant en outre-mer, ils pouvaient en effet bénéficier, au moins jusqu’en octobre 2008, de l’indemnité temporaire de retraite (ITR), une mesure leur permettant de multiplier leur pension par 1,75. On dit ainsi que c’est l’endroit de France où il y a le plus d’anciens généraux et colonels par habitant, même s’ils n’y passent que trois ou quatre mois de l’année. L’administration fiscale s’est récemment émue de cette situation ; mais il n’est pas sûr que des mesures soient prises.
Autour de Nouméa — dont la population se situe un peu en dessous de cent mille habitants —, on trouve ce que l’on appelle ici les « squats », des habitations de fortune construites en brousse, sans eau ni électricité, et où vivent une dizaine de milliers de personnes : Kanaks, Wallisiens... Ceux-là, lorsqu’ils ont un emploi, sont souvent ouvriers dans les entreprises de la ville ou, pour les femmes, employées de maison dans les familles aisées.
Mais tous les Blancs de Nouméa ne sont pas riches. Il y a ces « petits » Blancs, arrivés depuis plus ou moins longtemps, qui occupent de nombreux emplois intermédiaires ou de service, ou qui cultivent la terre. Certains descendent de bagnards — y compris des Kabyles déportés après leur révolte de 1871 [1]. Nombreux sont aussi ceux qui ont débarqué depuis peu, attirés par le soleil et les promesses d’aventures exotiques. Le plus souvent jeunes, assez diplômés, ils forment à leur arrivée une main-d’œuvre « captive », par nécessité peu exigeante sur les salaires, cantonnée au travail précaire, voire non déclaré. Ces nouveaux arrivés tirent vers le bas des salaires déjà peu élevés — le salaire minimum interprofessionnel de croissance (smic) est ici inférieur au smic français.
La grande question reste l’indépendance
Dans un territoire où les conseils de prud’hommes n’existent pas — le code du travail français ne s’applique pas en Nouvelle-Calédonie —, le Mouvement des entreprises de France (Medef) local appelle les entreprises à sanctionner les travailleurs qui se mettent en grève pour défendre le droit syndical, occasionnant ainsi de nouveaux conflits. Le blocage de l’entreprise de transport Carsud (groupe Veolia), commencé début 2008, et sa répression brutale sont les dernières illustrations d’un climat social tendu. Alors que le comportement de la police dans les affrontements qui se sont déroulés le 17 janvier devant les locaux de la compagnie a fait l’objet d’une enquête de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) [2], ce sont pourtant les manifestants qui se sont retrouvés sur le banc des accusés.
En avril, le président de l’Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités (USTKE, indépendantiste, majoritaire dans l’île), M. Gérard Jodar, a été condamné à un an de prison, dont six mois ferme ; l’un de ses adhérents, à dix-huit mois, dont un an ferme ; et une vingtaine de ses membres, entre trois et six mois, ainsi qu’à la privation de droits civiques pour trois ans. Jamais, en France, des condamnations aussi lourdes n’ont été prononcées pour des faits similaires. Lors du jugement en appel, en septembre, les peines de prison ferme ont été revues à la baisse : trois mois pour M. Jodar ; entre un et quatre pour ses camarades. La privation de droits civiques a également été annulée, mais les vingt-deux militants ont été condamnés à verser à l’Etat 16 millions de francs Pacifique (CFP), soit 134 000 euros.
Autre domaine sensible : l’exploitation des richesses minières et ses répercussions sur l’environnement. Par un tour de passe-passe politico-juridique, le protocole de Kyoto [3] ne s’applique pas en Nouvelle-Calédonie, ce qui permet à l’île de s’enorgueillir d’un triste record : elle dépasse les Etats-Unis en matière d’émission de CO2 par habitant. En cause : l’industrie du nickel, dont elle détient 30% des réserves mondiales. Les conflits qui y sont liés se multiplient. Ainsi, la petite association écologiste Méé Rhaari se bat contre le groupe extracteur Ballande, d’origine bordelaise, arrivé dans l’archipel il y a cent soixante-dix ans.
Résultat d’une exploitation pour le moins négligente : le 3 janvier, dans la province Nord, près de Houaïlou, vingt et un mille tonnes de terre chargée en nickel, en cobalt et en chrome s’abattaient dans le lagon, avec les conséquences que l’on imagine sur la faune et la flore coralliennes. La construction du « tuyau de Goro » (du nom de l’entreprise Goro Nickel [4], qui doit servir à déverser quotidiennement des dizaines de milliers de litres d’eau utilisés pour le traitement du nickel près d’un récif classé depuis peu au patrimoine mondial de l’humanité, est également restée bloquée de longs mois. Le projet a mobilisé contre lui les associations écologistes, le sénat coutumier, l’USTKE et les populations kanakes riveraines. Fin septembre, un accord a été signé avec ces dernières, permettant aux travaux de reprendre. Certaines associations écologistes, qui n’ont pas été consultées, ont toutefois manifesté leur insatisfaction.
Mais, au-delà de ces confrontations, la grande question reste l’indépendance de l’île. La Nouvelle-Calédonie a en effet le statut de « collectivité sui generis », rattachée à la France. Une consultation de la population sur son statut définitif est prévue à partir de 2014. L’échéance est dans toutes les têtes. En mai 2008, période riche en anniversaires (voir « Quelques dates »), la Nouvelle-Calédonie a reçu, à quelques jours d’intervalle, deux visites : celle de l’ancien premier ministre socialiste Michel Rocard, et celle du secrétaire d’Etat chargé de l’outre-mer Yves Jégo, tout juste nommé à ce poste.
Le premier, qui ne manque jamais de rappeler qu’il a beaucoup contribué à mettre fin à la situation conflictuelle de 1988, après la tuerie d’Ouvéa, a tenu, devant les jeunes réunis au centre culturel Jean-Marie-Tjibaou de Nouméa, des propos qui ont eu un certain retentissement. Il a d’abord établi une sorte de palmarès des colonisateurs : « La France a fait des choses dont j’ai honte... Mais la France a aussi construit des routes, des écoles et des hôpitaux. Les Anglais, eux, n’ont fait que du commerce, et sont partis en laissant la misère derrière eux. Les Belges ont sans doute été les pires. Voyez le Rwanda et l’ex-Congo aujourd’hui. »
Il a aussi tenté de relativiser les charmes de l’indépendance : « La Calédonie est déjà indépendante. Le concept ancien n’a plus de sens. Depuis Clovis, l’indépendance, c’était la monnaie, l’armée, la justice. Voyez la France. Elle est devenue plus forte en intégrant une monnaie commune à plusieurs pays, en alliant son armée à d’autres. La France a gagné en force en perdant en indépendance [5]. » Il s’est attiré une réponse cinglante de M. Jacques Nyiteij, membre du directoire du Parti travailliste — parti indépendantiste radical, fondé à l’initiative de l’USTKE : « Le monde que vous défendez, monsieur Rocard, n’est plus en crise. Il est moribond. Que nous proposez-vous de ses enjeux actuels ? Le progrès ? La croissance ? La production matérielle et la consommation de masse ? L’Occident en profitera. Mais nous, que nous restera-t-il ? Les cancers de Mururoa et des guerres claniques pour que des multinationales se partagent le nickel de Goro ou l’exploitation halieutique ? (...) Ne pensez plus pour nous. Laissez-nous venir à notre façon dans l’histoire du monde. Avec notre propre conscience de la terre, notre conception de la vie et du bonheur, de la place de l’homme parmi ses frères et du mode de satisfaction de ses véritables besoins. »
Bien plus consensuels et prévisibles que ceux de M. Rocard, les propos de M. Jégo risquaient moins d’occasionner des incidents [6]. Il a disserté sur les progrès obtenus et à venir grâce au « consensus existant », en opposant les gens « raisonnables » du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) ou de certains syndicats aux « ultras », irresponsables à ses yeux, de l’USTKE et du Parti travailliste. Il a également vanté les mérites de la défiscalisation pour résoudre la crise du logement — une aubaine pour ceux qui ne trouvaient pas déjà assez d’occasions de bénéficier de ce genre de cadeaux dans les domaines d’outre-mer. Tout comme M. Rocard, il s’est félicité des accords de Matignon de 1988 et de leur prolongement en 1998 à Nouméa, et il a marqué sa préférence pour une autonomie dans le cadre de la République française.
Propriétaires et squatters
Les conceptions de ceux qui se proclament « loyalistes » et des indépendantistes s’affrontent. Les premiers affirment qu’il y a deux légitimités : celle des Kanaks et celle de ceux qui sont installés ici depuis de longues années. C’est la position d’un grand nombre de socialistes français (M. Rocard, en particulier) et de dirigeants du FLNKS — qui ont laissé figurer une formule analogue dans le préambule de l’accord de Nouméa. Elle est majoritaire dans le corps électoral issu de l’immigration blanche, polynésienne ou asiatique. A l’inverse, un indépendantiste fait valoir que la situation calédonienne est « comme le squat d’un appartement par des mal-logés : les deux parties ont des droits, c’est évident. Mais les seuls à avoir une légitimité sont les propriétaires. En Kanaky, les propriétaires depuis quatre mille ans sont les Kanaks, même si leurs squatters sont arrivés depuis cent cinquante ans — et, pour certains, contraints et forcés. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Assemblée générale des Nations unies a inscrit la Nouvelle-Calédonie dans les territoires à décoloniser depuis 1986 ».
Le transfert de compétences prévu par l’accord de Nouméa tarde à se mettre en place. Manière de montrer qu’on ne peut pas se passer de la France ? Celle-ci, d’ailleurs, ne semble pas disposée à abandonner le territoire et à respecter la résolution de l’Organisation des Nations unies (ONU) : le ministre de la défense Hervé Morin vient de signer avec l’Australie un accord pour l’utilisation des ports de la Nouvelle-Calédonie par les forces navales de ce pays. Autre signe : la réduction des crédits militaires épargne en grande partie le Caillou, où sera installé le commandement des forces armées françaises dans le Pacifique (actuellement en Polynésie). D’importants investissements sont programmés.
Les prochaines échéances électorales, à commencer par les élections provinciales, début 2009, permettront sans doute d’éclairer un avenir incertain. Tous, la droite comme les indépendantistes « institutionnels », voient d’un mauvais œil l’influence grandissante de l’USTKE et du Parti travailliste. Ce dernier a fait connaître sa décision de partir seul aux élections provinciales pour la province Nord et pour les îles. Pour la province Sud, il n’est pas opposé à une alliance avec le FLNKS. Il pose la question du projet de société et du modèle de développement que l’archipel entend mettre en place ; des questions que le Caillou ne pourra éluder indéfiniment.
Christian Darceaux
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