Trois mois à peine après son retour au pouvoir à Kuala Lumpur, Mahathir Mohamad, 93 ans, a porté un coup sévère à la diplomatie chinoise. En visite officielle à Pékin, mi-août, le premier ministre malaisien a en effet mis ses interlocuteurs en garde contre « une nouvelle version du colonialisme qui se produirait parce que des pays pauvres ne sont pas en mesure de rivaliser avec des pays riches. » Et d’ajouter : « Nous avons donc besoin d’un commerce équitable. » Pour lui, le commerce doit être non seulement « free » (libre) mais aussi « fair » (juste). Une critique à peine voilée des « nouvelles routes de la soie » chinoises qui n’allait pas tarder à devenir explicite. Au cours de cette même visite, le premier ministre a remis en question des projets chinois d’une valeur de 19 milliards d’euros : la construction d’un train à grande vitesse sur la côte Est de la Malaisie péninsulaire et d’un gazoduc dans l’Etat de Sabah, à Bornéo.
Il a ainsi légitimé les critiques émises jusqu’alors essentiellement par l’Occident à l’égard des investissements colossaux menés par la Chine dans de nombreux pays émergents au risque d’accroître l’endettement de ces derniers à un niveau excessif. Tout en affirmant ne pas « vouloir se retrouver dans une position antagoniste » avec la Chine, selon l’expression du ministre malaisien de la défense Liew Chin Tong, cité par le site japonais Nikkei Asian Review, la Malaisie ne « [veut pas] devenir un “Etat client” », qui serait trop dépendant des investissements de la Chine. Le sujet est devenu récurrent dans le débat politique de plusieurs pays africains et asiatiques, notamment au Sri Lanka et aux Philippines.
Le revirement n’est pas sans risque
Les médias chinois ont cherché à rassurer en expliquant que cette critique de leur pays par un de ses alliés traditionnels s’expliquait par des raisons de politique interne. Les contrats dénoncés avaient ainsi été conclus par le prédécesseur de Mahathir Mohamad, Najib Rajak, mis en examen, depuis, pour corruption. Mais le revirement de la Malaisie n’est pas sans risque. Pékin est le premier client du pays, et les liens entre les deux Etats sont d’autant plus forts que 25 % de la population de la Malaisie sont d’origine chinoise. Comme l’écrit le chercheur Victor Germain dans une note d’Asia Trends (automne 2018), les officiels malaisiens, tout en critiquant Najib Rajak, dont les détournements de fonds se monteraient à plusieurs centaines de millions de dollars, « se gardent bien d’avancer que certains à Pékin auraient eu un intérêt à voir des travaux si chèrement facturés ».
Les « routes de la soie » ne sont pas le seul sujet de friction entre la Malaisie et la Chine. Au plan géopolitique, le nouveau gouvernement malaisien s’est aussi montré critique au sujet de la militarisation par Pékin d’îlots disputés en mer de Chine du Sud, où existe un contentieux territorial avec plusieurs Etats de la région, dont la Malaisie. « Si [des pays] commencent à stationner des bateaux de guerre [en mer de Chine du Sud], il y aura des tensions, il y aura des conflits, et cela peut mener à la guerre », a déclaré Mahathir Mohamad à la BBC en octobre. Le ministre malaisien des affaires étrangères, Saifuddin Abdullah, avait déjà explicité des remarques similaires de son chef en août au South China Morning Post, le quotidien de Hongkong, comme « un message de fermeté » au sujet de cette dispute maritime avec Pékin. Durant la campagne pour les élections législatives, en mai, le premier ministre malaisien s’était inquiété que la Chine, sous Xi Jinping, « penche vers le totalitarisme ».
Autre signe d’indépendance de la Malaisie vis-à-vis de Pékin, Mahathir Mohamad n’a pas hésité, note Victor Germain, à se rendre à deux reprises depuis son élection en visite non-officielle au Japon, avant même de se rendre en Chine. Lors de la seconde, en août, il a rencontré le premier ministre Abe et aurait évoqué une demande de crédit destiné à éponger une partie de la dette creusée par les projets d’infrastructure chinois. Une pique à l’égard de Pékin que seul ou presque ce vétéran de la politique asiatique ose actuellement se permettre.
Frédéric Lemaître (Pékin, correspondant) et Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)