En 1973, l’Uruguay bascule en pleine dictature, et le supplice va durer douze ans, jusqu’à une timide ouverture du régime puis, en 1984, une élection qui met fin au règne des militaires.
Entre-temps, les trois figures du film Compañeros (“Camarades”) auront traversé une “nuit de douze ans” dans les geôles de la dictature, comme l’indique le titre original du film d’Alvaro Brechner (La Noche de 12 años). Une longue nuit “qui n’a pas réussi à les achever”, titre le site de la revue littéraire hispanophone Letralia dans sa critique du film, malgré “le cruel enchaînement d’atteintes à leur vitalité et à leur esprit, et le projet de les rendre fous”. Parmi eux, José “Pepe” Mujica, qui deviendra des années plus tard le président de l’Uruguay, de 2010 à 2015.
Membres des Tupamaros, un mouvement de gauche entré dans la clandestinité et dans la lutte armée à partir de 1964, José “Pepe” Mujica, Eleuterio Fernández Huidobro et Mauricio Rosencof sont arrêtés en 1973. Ils seront séparés, isolés, et pendant ces douze ans, ballottés de prison en cachot, du fonds d’un puits à une cellule infestée de rats, sans procès, sans information, presque privés de tout contact, torturés et affamés. Un long séjour en enfer que Huidobro et Rosencof ont raconté dans un livre-témoignage, Memorias del calabozo (Mémoires du cachot, inédit en français) et que le cinéaste a adapté au cinéma pour Compañeros. Antonio de la Torre prête ses traits à Mujica, tandis que Chino Darín campe Rosencof et Alfonso Tort, Huidobro.
L’imaginaire plus fort que la nuit
Interviewé par le site basque El Correo, Brechner confie
Il est difficile d’imaginer qu’après avoir vécu ça, ces trois hommes aient non seulement survécu, mais que l’un d’eux soit devenu président et un autre [Huidrobro], ministre…
Le confinement de ces hommes à l’extrême limite du supportable est retracé par le réalisateur uruguayen en de longues séquences qui “explorent la condition humaine et où la nationalité n’a finalement plus d’importance”, poursuivait le cinéaste lors de la remise des prix Goya du cinéma en Espagne, en février dernier, où il a remporté le prix de la meilleure adaptation cinématographique, rapporte le site uruguayen LaRed21.
Alvaro Brechner entraîne le spectateur dans un huis clos où, à la cruauté et à l’isolement, finissent par répondre l’imaginaire des personnages et leur indéfectible foi dans leurs idéaux. “C’est un film qui peut nous plonger dans l’obscurité, et malgré tout nous rappeler cet adage : ‘Au plus sombre de la nuit, le jour se lèvera bientôt’”, écrit Letralia.
Un réalisateur qui a l’Uruguay dans la peau
Né à Montevideo en 1976, le cinéaste vit à Madrid depuis l’an 2000. Il a précédemment réalisé deux longs-métrages : Sale temps pour les pêcheurs, sorti en 2009 et qui a remporté une trentaine de prix, et M. Kaplan, en 2014, également remarqué par la critique et lauréat de nombreux prix. “Et bien qu’il vive en Espagne, il a le pays [l’Uruguay] dans la peau et en a fait le thème” de son troisième film, Compañeros, souligne El País Uruguay.
Le journal de Montevideo retrace ces années où le réalisateur dévorait les livres et les films, écumant la cinémathèque de la capitale “où il découvre les principaux courants qui allaient marquer son travail : la Nouvelle Vague française et le néoréalisme italien, en passant par le film noir américain des années 1940 et 1950”. En 1999, il signe un essai littéraire remarqué sur le cinéma avant d’entamer un parcours de documentariste pour la télévision.
Puissance dramatique
Si Compañeros a été bien accueilli par la critique en Amérique latine, où la réminiscence des dictatures touche une corde sensible, certains ont reproché au film “un certain manque de rigueur historique”, rapporte la chaîne uruguayenne Tvshow. À quoi Brechner rétorque : “La clé de ce projet était de trouver l’angle que je voulais montrer, à savoir une lutte existentielle”, relate El Observador.
Le site hispanophone de cinéma OtrosCines regrette pour sa part “quelques recherches de style un peu excessives dans les flash-back et des personnages secondaires qui n’apportent pas grand-chose au film, étirant au contraire la trame sur une durée trop longue”. Néanmoins, “il dénote tellement de talent, de prise de risque, de puissance dramatique et de sensibilité qu’il serait injuste de critiquer le résultat final”.
Un résultat servi par les trois acteurs hors pair que Brechner, après la scène ultime, raconte avoir vus ne plus pouvoir s’arrêter de pleurer, hors caméra, rapporte El País Uruguay.
Sabine Grandadam
Sabine Grandadam
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