La cité-État située au sud de la péninsule malaise est souvent pris en exemple des stratégies alternatives au confinement dans la lutte contre l’épidémie du Covid-19. De façon malhonnête, elle sert notamment à justifier la mise en place d’applications de tracking. Mais la seconde vague que connait actuellement la cité devrait surtout nous rappeler que les mesures sanitaires ne sauraient être analysées indépendamment de la lutte des classes et des oppressions spécifiques telles que le racisme.
Une première vague contenue avec succès
Les premiers cas sont repérés le 25 janvier 2020, soit au lendemain des premières mesures de confinement à Wuhan. Pour y faire face, la cité-État de 721,5 km2 et de plus de 6 millions d’habitantEs n’a pas mis en place de confinement. Ainsi, à la mi-mars, alors que la pandémie explosait en Europe, Singapour semblait avoir réussi à la contenir et il était tout à fait possible de se promener dans la ville, d’aller dans les bars ou les restaurants.
En effet, la cité-État a dans un premier temps mis en place une politique reposant sur l’individu et sa bonne hygiène personnelle (lavage des mains, éternuement dans le coude…) et sur le respect de la distanciation sociale, mais pas sur le port du masque. On pouvait au contraire voir des affiches insistant sur leur inutilité pour les personnes en bonne santé, en totale contradiction avec les spots de propagande diffusés sur les écrans géants qui ornent les buildings de la ville faisant la promotion de l’esprit collectif singapourien et présentant des personnes portant un masque…
Ce choix, qui a fait figure d’exception en Asie où le port du masque est beaucoup plus répandu dans la population, y compris en dehors des périodes d’épidémie, s’explique sans doute par l’isolement relatif de la cité et sa grande dépendance aux importations. Les autorités ont probablement souhaité gérer les stocks de masques disponibles en circonscrivant leur port aux personnes infectées ou soupçonnées de l’être, ce qui peut s’avérer efficace lorsque les cas et les chaînes de transmissions sont identifiés.
C’est justement sur ces objectifs que se concentrait la dimension collective de la politique sanitaire initialement mise en place : l’identification des personnes atteintes du Covid-19, leur isolement dans des centres gouvernementaux et l’identification des chaînes de contamination. Mais contrairement à ce que l’on peut lire dans la presse française, cette identification ne passait pas par des applications de tracking mais par une enquête reposant essentiellement sur un interrogatoire mené par les équipes du ministère de la Santé. A l’inverse, l’application de tracking mise en place par le gouvernement singapourien n’a à ce jour été téléchargée que par 20% de la population, bien loin des 75% nécessaire pour être efficace.
Armées des réponses de la personne contaminée, les équipes du ministère de la Santé composent alors un journal précis de ses activités heure par heure, et dessinent une forme d’arbre de ses contacts. L’objectif est de comprendre l’origine de l’infection, puis de contacter les personnes susceptibles d’avoir été infectées pour les interroger sur leur état de santé et éventuellement leur demander de se maintenir en quarantaine chez elles. La confiance n’excluant pas le contrôle, des agents passent chaque jour au moins trois coups de fil avec vidéo à leur domicile à des heures différentes pour s’assurer qu’ils sont toujours sur place. Le non respect de cette procédure peut conduire à une suppression du permis de résidence, une amende de 6000 euros ou même une peine de prison. La police peut être amenée à intervenir pour retracer les contacts dans les lieux accueillant du public [1].
Dans un premier temps, cette stratégie s’est avérée efficace dans les circonstances particulières de Singapour, petit territoire avec une forte densité de population mais une population totale faible avec un capital accumulé [2] permettant d’allouer des moyens très importants pour combattre la pandémie. Le nombre de nouveaux cas est ainsi resté entre 0 et 15 par jour jusqu’au 16 mars.
Une deuxième vague qui touche essentiellement les travailleurEs étrangers
Il semble que l’origine de la deuxième vague se trouve dans l’explosion de la pandémie dans le bloc Atlantique (Europe, puis USA) qui a conduit de nombreux États à fermer leurs frontières et à mettre en œuvre des mesures de confinement. Les économies se sont alors mises à tourner au ralenti, les universités se sont arrêtées et l’ampleur de la pandémie a montré que la situation était partie pour durer. De nombreux travailleurEs et étudiants émigrés singapouriens sont alors revenus au sein de la cité-État, rapportant le virus avec eux.
À l’inverse, lorsque la Malaisie voisine a fermé ses frontières le 18 mars, les travailleurEs malaisiens qui traversent la frontière tous les jours pour aller travailler à Singapour ont alors dû choisir entre perdre leurs revenus ou rester à Singapour loin de leur famille, allant ainsi grossir le nombre de travailleurEs étrangers qui vivent dans des dortoirs aux conditions sanitaires précaires.
Le développement de la deuxième vague, causé donc par l’explosion de la pandémie ailleurs dans le monde, démontre qu’il n’y a pas de solution uniquement nationale. Dès le 25 mars, l’augmentation du nombre de cas va conduire Singapour à changer de stratégie et opter pour celle dite de « court-circuit » qui, concrètement, se recoupe avec les mesures de confinement mises en place ailleurs dans le monde. Les lieux de divertissement, incluant bars, restaurants, cinémas, sont fermés. Sur les lieux de travail et dans les écoles, les rassemblements sont limités à 10 personnes. Les frontières sont également fermées pour les visites de courte durée, mesure drastique pour le principal hub aérien d’Asie du Sud-Est.
Au 29 avril, ces mesures se sont avérées efficaces pour protéger la « communauté » singapourienne, pour reprendre les termes utilisés par les autorités, avec 1181 cas et seulement 10 décès, le plus jeune étant âgé de 65 ans. En revanche, elles s’avèrent complètement inefficaces et vont même empirer la situation des 1,4 millions de travailleurEs étrangers résidant en majorité dans les fameux dortoirs, parmi lesquels le nombre de cas dépasse les 12 000 [3].
Le traitement différencié est une volonté des autorités locales qui considèrent que le succès de la politique sanitaire réside dans le nombre de cas dans la « communauté » indépendamment de ceux enregistrés chez les travailleurEs résidant en dortoirs. Le confinement dans les dortoirs est considéré comme un succès car il permet d’isoler ces foyers de contamination du reste de la communauté.
Ces travailleurEs se partagent une chambre dans laquelle ils sont parfois jusqu’à 8. Confinés à l’intérieur, ils et elles n’ont donc plus accès aux espaces communs du dortoir et ne peuvent donc plus cuisiner. Or leur approvisionnement en nourriture est de très mauvaise qualité et non adapté aux régimes alimentaires de chaque communauté, d’après les quelques ONG qui arrivent à maintenir des échanges avec eux malgré les pressions des autorités. Ces dernières ont déjà du mal à fournir des repas avec du riz et des légumes suffisamment cuits. Elles sont donc loin de se préoccuper des restrictions alimentaires qui varient selon l’origine des travailleurEs.
En effet, si la majorité de ces travailleurEs étrangers vient toujours de Malaisie, où l’ethnie majoritaire – les malais – est musulmane, d’autres viennent également du Bangladesh, de Chine, de Corée du Sud, de Thaïlande, de Birmanie, des Philippines, du Sri Lanka, du Pakistan, d’Inde… Ils et elles sont utilisés comme main-d’œuvre bon marché, notamment dans la construction, et plus généralement pour tous les travaux manuels mal payés (service à la personne, nettoyage, sécurité, usines agro-alimentaires…). À Singapour, le salaire médian mensuel est ainsi de 4 600 dollars singapouriens (2 980 euros) tandis que celui des 284 000 travailleurs étrangers du secteur de la construction immobilière varie entre 500 et 800 dollars, incluant les heures supplémentaires, avec environ de dix à douze heures de travail quotidien, six jours sur sept.
Partout dans le monde, le coût humain des politiques sanitaires pensées par les classes dominantes est aujourd’hui payé par les jeunes et les travailleurs. Mais parmi ces derniers, les plus précaires supportent un coût encore plus important. La deuxième vague de contamination qui touche les travailleurs étrangers à Singapour illustre l’impossibilité d’une réponse exclusivement nationale à la pandémie et les effets de ces politiques sanitaires dans des pays où le racisme est un élément structurel de l’économie capitaliste.
Daniel Galbraith