La paix est-elle possible A-t-elle une valeur en soi ? La recherche hasardeuse justifie-t-elle le choix de risques militaires ? Des kilomètres carrés de sol peuvent-ils être échangés contre des morceaux de papier, traités ou garanties d’Etat ?
Le gouvernement de Jérusalem a-t-il fait, fait-il, doit-il faire, tous les efforts possibles en ce sens ? N’est-il pas endormi dans un statu quo faussement « sécurisant » ? Ces questions, il n’est pas d’Israélien qui ne se les pose à toute heure, et il n’en est pas beaucoup qui leur donnent une réponse claire — sinon ceux qui, avec Menahem Begin, ont répondu par la négative et rompu avec le pouvoir pour mieux proclamer qu’Israël ne vivra que par la victoire permanente et la force des armes, de ses propres armes.
Mais il n’y a pas que des Begin en Israël. Electoralement parlant, le leader du Gahal valait 20 % des voix à l’automne 1969. Son esclandre de juillet a, tour à tour, grandi et affaibli son influence. Les querelles autour des violations de l’armistice lui ont ensuite apporté des munitions. Mais il reste minoritaire. Est-ce à dire que le « parti de la paix », lui, est majoritaire ?
Certes non. La majorité de l’opinion est assez bien représentée par le trio dirigeant, formé de Golda Meïr, Igal Allon et Abba Eban. Ces personnalités, qui constituent ce qu’on pourrait appeler le centre lourd, sont passées de l’idée d’une passivité créatrice de fait accompli — celui de la conservation de la majorité des territoires occupés depuis le 10 juin 1967 — à celle d’une nécessité de recherche et de mouvement, pour éviter de laisser isoler Israël par la diplomatie plus agile et aventureuse de Nasser. Et, du point de vue de la politique intérieure israélienne, de se laisser « doubler » par le Dr Goldmann...
D’où l’acceptation de la procédure visant à faire passer dans les faits la résolution 242 des Nations unies, sur le thème général de l’échange des territoires conquis en 1967 contre la paix refusée depuis 1948.
Ce parti de la « paix à reculons » n’aurait peut-être pas fait le même choix s’il n’y avait été poussé par un vaste mouvement d’opinion, étrangement vague et confus, mais que divers événements, extérieurs au pouvoir de Jérusalem, ont progressivement mis en lumière : ainsi la tentative de Nahoum Goldmann de prendre des contacts parallèles, et le refus absurde que lui opposa le gouvernement israélien ; ainsi la chance de négociation qu’offre le plan Rogers et la remise en vigueur de la mission Jarring.
Les agités de la paix
Le plus bruyant, le plus agité des groupes hostiles à la politique officielle — celle d’avant le mois d’août 1970 — est à coup sûr le Matzpen, organisation d’inspiration trotzkyste — encore que certains de ses porte-parole récusent cette étiquette et se Jugent plus proches de l’idéologie libertaire. Ce que confirme l’invite lancée par eux à Daniel Cohn-Bendit de s’adresser, à la fin de mai 1970, aux étudiants de l’université de Jérusalem.
Le Matzpen considère le sionisme comme la superstructure idéologique d’une coalition d’intérêts impérialistes. Il ne voit de solution au conflit que dans l’alliance et la symbiose des masses ouvrières ou progressistes du Proche-Orient, juives et arabes. Mais ses porte-parole — au moins ceux que nous avons rencontrés — ne tiennent aucun des mouvements palestiniens actuels pour « progressiste », pas même le F.D.P.L.P. de Nayef Hawatmeh, dont ils attendent toujours qu’il reconnaisse clairement le droit à l’ autodétermination de la population juive du Proche-Orient. Et ils tiennent le Fath pour un mouvement chauvin et petit-bourgeois. On pourrait dire que le caractère abstrait de ces vues, joint à la faiblesse des effectifs du Matzpen — quelque trois cents militants en Israël, mais beaucoup plus à l’extérieur — contraint ce groupe à un rôle très marginal. En fait, l’ardeur de ses militants, le retentissement des écrits de quelques-uns de ses inspirateurs, comme Nathan Weinstock (auteur du Sionisme contre Israël), les maladresses du gouvernement, contribuent à surévaluer cette extrême gauche.
Plus influent, quoique beaucoup plus novice, est le Siah, ou « nouvelle gauche israélienne ». Qui demande à tel ou tel de ses animateurs si ce groupe a lui aussi une source trotzkyste s’entend répondre que la plupart des militants ignorent jusqu’au nom de Trotzky... La force de ce mouvement, qui n’a que quelques mois d’existence, est que la majorité de ses membres viennent des Kibboutzim, ou plutôt en sont membres. Ce qui donne à leur pacifisme une authenticité, une « crédibilité » supérieure, aux yeux de la majorité des Israéliens, à celles des étudiants et intellectuels du Matzpen.
Curieux mouvement que ce Siah, composé de deux branches très distinctes, celle de Tel-Aviv, plus populiste, plus fermement sioniste aussi, et qui est pour l’essentiel formée de militants du Mapam déçus par le ralliement du vieux parti de gauche à la coalition gouvernementale et à son alignement sur le parti du travail ; et celle de Jérusalem, plus intellectuelle, plus contestataire aussi, plus proche du Matzpen sans en épouser pour autant l’antisionisme. Aucun membre du Siah, à notre connaissance, ne remet en question l’existence d’Israël.
Ce qui est en cause, c’est l’orientation idéologique, sociale, politique et diplomatique de l’Etat. C’est sa vocation dans le monde proche-oriental. Ce qui est prôné, affirmé, c’est le refus de toute expansion, l’urgence d’une entente étroite avec tous les peuples de la région. C’est pourquoi le Siah s’est surtout manifesté par ses marches contre toute annexion, déguisée ou non — par exemple, l’implantation de colonies juives à Hébron et dans d’autres localités de Cisjordanie. Mais au-delà de cette stratégie immédiate, le Siah, qui jouit de l’appui de quelques-uns des plus brillants intellectuels israéliens, d’Amos Kenan à Dan Ben Amos, de Nathan Yalin Mor à Yossi Amitay, se prépare à jouer le rôle d’un vrai mouvement populaire et progressiste — ce que fut, voici vingt ans, le Mapam.
Inspiré par le Siah, ou parallèle à lui, se développe dans les lycées, plus peut-être que dans l’Université, un courant très actif et dont les animateurs nous ont paru d’une intelligence et d’une maturité extraordinaires. Ce qui frappe, dans ces groupes d’adolescents, c’est leur réalisme et leur sens politique. Moins de brio que chez leurs camarades américains ou français, moins de citation du « Che », de Marcuse, ou de Trotzky — mais un constant souci de faire face à une situation marquée d’abord par la fièvre guerrière, de comprendre les problèmes posés et de les résoudre. Simples balbutiements de collégiens ? Il faut croire que ce n’est pas l’avis des autorités de Tel-Aviv, puisque la veille du jour où nous rencontrions les jeunes animateurs du mouvement étudiant, deux d’entre eux avaient affronté, devant les écrans de la télévision, Mme Golda Meïr en personne, la poussant dans des retranchements qui, de l’avis de bien des auditeurs, ne furent pas victorieux.
Peut-on tenir les deux branches du communisme israélien — le Maki, parti primitif entré dans une opposition radicale à la ligne soviétique, et le Ranah, seul reconnu par Moscou — pour des « forces de paix » en Israël ? La faiblesse du premier, c’est son « suivisme à l’égard de la politique du gouvernement de Jérusalem, en dépit des critiques très justes et très nuancées formulées par son leader, M. Moshe Sneh, bon debateur, bon dialecticien, doté d’une pensée fertile et qui a su à l’occasion désapprouver tel ou tel geste, comme l’annexion de Jérusalem.
Ce qui fait la faiblesse du second, c’est son « sionisme » à l’égard de la politique du gouvernement de Moscou, en dépit de la différence d’accord mise sur les initiatives pacifiques et militaires de l’U.R.S.S. dans la région. Au surplus, le parti de MM. Wilner et Touma n’a plus guère d’assises électorales que dans la minorité arabe, ce qui lui retire beaucoup de son efficacité comme groupe de pression sur le pouvoir.
Tout le monde connait Uri Avnery, son parti Forces nouvelles, son journal Aolam Hazeh (qui est à la fois un Nouvel Observateur et un Play boy...). C’est, avec Moshe Dayan, le personnage le plus brillant et le plus controversé de la Knesseth. C’est, avec Amos Elon, le meilleur journaliste d’Israël. C’est, avec Marc Hillel et Saul Friedlander, l’auteur d’un des meilleurs livres écrits sur Israël (Israël sans sionisme), dont on dit qu’Abdel Nasser est un admirateur. C’est le plus vaillant et le plus ingénieux militant de la cause du rapprochement avec les Arabes, le critique le plus acerbe de la politique Meïr-Allon.
Bien sûr. il ne représente qu’un électorat de dix sept mille personnes, ce qui lui a tout de même permis de passer d’un à deux sièges au Parlement. Bien sûr, il est très personnel, très ambitieux, et a fait échouer la tentative d’une « liste commune pour la paix » lors des dernières élections. Bien sûr, il est très critiqué, et son pro-arabisme est parfois un peu sommaire — dût-il, comme à la fin de mai 1967, se muer soudain en chauvinisme israélien. Mais les services qu’il aura rendus à la cause de la paix, par son talent, son enthousiasme, son imagination, font de lui une des figures de proue d’un Israël à la recherche d’un règlement politique digne de ce nom.
Les pacifistes, on en trouve encore un peu partout, dispersés mais non sans vigueur ni audience : à la gauche du Mapam, dans les kibboutzim de tradition réellement socialiste, autour d’hommes comme Yossi Amitay ou Amos Oz ; dans l’appareil du parti au pouvoir, dont le secrétaire général, M. Arie Eliav, est l’une des premières personnalités officielles à avoir clairement admis que les Palestiniens constituent une entité nationale et à la Histadrouth, dont le porte-parole pour les relations extérieures, M. Eliezer Halevy, attend de la paix qu’elle rende à Israël un visage socialiste passablement altéré par l’union nationale à tout prix...
« Colombes » en tout genre
On en trouve encore à l’Université, où diverses pétitions contre toute politique d’annexion ont recueilli plusieurs dizaines de signatures de professeurs prestigieux comme l’historien Jacob Talmon ; dans la presse, où en dépit du conformisme de presque tous les grands journaux, la remise en question de la politique officielle est faite par des « columnists » brillants et courageux tels qu’Amos Kenan ou Ammon Kapeliouk. Le premier nous racontait que, lorsque son journal le Yediot Aronoth, l’un des plus nationalistes d’Israël, lui refuse un article, il achète ailleurs l’emplacement d’une colonne et peut ainsi publier ses idées. Il faut noter d’ailleurs que le quotidien le plus respecté de Tel-Aviv, Haaretz, sans afficher un réel pacifisme, semble de plus en plus perméable aux idées de négociation sérieuse.
Que penser enfin de l’équilibre des forces entre « faucons » et « colombes » au sein du gouvernement ? Jeu périlleux que celui-là, et auquel nous nous refuserons. Dès lors que notre recherche est celle des forces de paix, la vérité veut que l’on mette à part le partisan le plus vraisemblable d’une recherche approfondie de la paix. M. Pinhas Sapir, ministre des finances. « colombe » fort discrète mais plus efficace qu’on ne le croit, ne serait-ce que par les rappels qu’il fait, au moment opportun, du poids du budget militaire sur l’avenir du pays.
Reste le cas Moshe Dayan. On le tient pour le « faucon » par excellence. Le rôle qu’il joua en mai 1967 comme détonateur de la guerre, bon nombre de ses déclarations depuis lors accréditent cette image. L’impression que nous laissa, à la fin de juin 1970, un entretien de deux heures avec le ministre israélien de la défense fut assez différente. Non qu’il pût jamais donner l’impression d’être un pacifiste. Mais parce que l’agilité de son esprit, l’activisme de son tempérament, le poussent à rechercher, essayer, se singulariser. Dans une équipe plutôt conformiste et férue de sécurité, il nous a paru la seule personnalité vraiment politique, vraiment imaginative, vraiment capable de jouer gros jeu pour risquer la paix. A condition, bien sûr, qu’elle passe par lui et qu’à ses lauriers de conquérant viennent s’ajouter ceux de faiseur de paix. Entre Nasser et moi tout est possible, donne-t-il à entendre...
Mais ces impressions, valables à une époque donnée, peuvent être infirmées par l’événement. Personnalité mouvante et aventureuse que celle de Moshe Dayan — qui aura beaucoup fait pour l’acceptation de la proposition Rogers, en rappelant qu’Israël ne peut pas se passer de l’amitié américaine — mais qui peut soudain se retourner contre cette politique si Israël lui paraît en position de moindre force, ou si les activistes à la Begin marquent trop de points contre Mme Meïr.
Force à double tranchant, donc, un peu dans la position qui était celle de De Gaulle en mai 1958, et capable aussi bien d’être l’homme des « jusqu’au-boutistes » (il déteste les Américains) que d’être le seul personnage assez prestigieux pour faire admettre au peuple israélien les sacrifices et les concessions nécessaires.
Etrange éventail, dira-t-on, bizarre kaléidoscope que les forces de paix en Israël. Du Siah à un certain Dayan, un Dayan « possible », du Matzpen à M. Sapir, il n’y a en effet pas grand-chose de commun. Mais ce qui importe ici, ce n’est pas la cohérence, c’est l’efficacité. On citera donc en conclusion ce mot d’un des meilleurs publicistes israéliens : « Les Arabes sont 100 millions, et ont constamment l’impression d’être encerclés par les 2 millions 1/2 d’Israéliens. Nous, pacifistes, ne sommes que quelques centaines. Mais nous nous débrouillons pour que les 2 millions 1/2 d’Israéliens se croient encerclés par nous. »
Jean Lacouture Journaliste, écrivain et historien. Auteur, entre autres, de Gamal Abdel Nasser, Bayard/BNF, Paris, 2005.
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